Sept mois au contact du monde carcéral

Dossier : TrajectoiresMagazine N°697 Septembre 2014
Par Alexandre LEONARDI (12)

Pla­cé en tout début de sco­la­ri­té, le stage de for­ma­tion humaine vise à éveiller et déve­lop­per chez les élèves poly­tech­ni­ciens les com­pé­tences rela­tion­nelles et humaines indis­pen­sables à l’exercice de leurs futures res­pon­sa­bi­li­tés d’ingénieurs et de cadres.

Ce stage est aus­si l’occasion pour chaque élève de vivre une immer­sion pro­fes­sion­nelle, de faire l’apprentissage de méthodes de mana­ge­ment et de décou­vrir des réa­li­tés sociales.

Ce stage s’effectue dans les forces armées, en métro­pole et outre­mer ou bien dans des struc­tures civiles, dans l’administration publique ou dans des orga­nismes ou des asso­cia­tions pri­vées, œuvrant tous dans le domaine de l’action sociale.

Ce n’est qu’une fois de retour sur le cam­pus de l’X et après y avoir pas­sé quelque temps que l’on peut mesu­rer réel­le­ment la por­tée d’un stage de pre­mière année.

En effet, si les pre­mières semaines de stage sont celles du choc, les mois qui suivent sont ceux de la bana­li­sa­tion, si bien que les bruits des ser­rures ou les cris des déte­nus qui s’interpellent d’une fenêtre à l’autre deviennent anodins.

Après sept mois de stage en mai­son d’arrêt, la rou­tine s’installe et c’est donc avec empres­se­ment que l’on rejoint le Pla­teau pour com­men­cer ce que l’on voit alors comme notre « vraie » sco­la­ri­té. Mais en y repen­sant, une fois habi­tué à la vie étu­diante du Pla­teau, on prend conscience pro­gres­si­ve­ment de ce que ce stage nous a appor­té de nou­veau et d’essentiel.

Enseigner et découvrir

Pen­dant sept mois, j’ai donc été sta­giaire à la mai­son d’arrêt de La Talau­dière, en ban­lieue de Saint-Étienne (Loire).

DERRIÈRE LES MURS

La prison ne se résume pas à un bloc de cellules et de douches : il y a aussi les cuisines, le service des achats (appelé les cantines), le service médical, le service pénitentiaire d’insertion et de probation (qui prépare la sortie des détenus), les ateliers (lieu de travail pour les détenus volontaires) et, donc, le service scolaire.

Je n’y ai pas été sur­veillant mais prin­ci­pa­le­ment ensei­gnant. J’y ai ensei­gné des matières scien­ti­fiques (mathé­ma­tiques, phy­sique, chi­mie) et lit­té­raires (fran­çais pour des étran­gers, anglais) à des niveaux allant du col­lège au lycée.

Pour moi, l’objectif du stage n’était pas seule­ment d’enseigner. Il s’agissait plu­tôt de décou­vrir, à tra­vers l’enseignement, deux uni­vers qui m’étaient tota­le­ment étran­gers : d’une part le monde judi­ciaire, celui des tri­bu­naux, des magis­trats et des livres de droit ; d’autre part, le monde car­cé­ral, celui de la délin­quance et du crime.

Deux mondes régu­liè­re­ment évo­qués par les médias et les hommes poli­tiques ou au détour de conver­sa­tions quo­ti­diennes, deux mondes sou­vent com­men­tés et jugés par les uns et les autres sans qu’ils aient eu la chance de pou­voir les obser­ver en profondeur.

Apprendre à gérer un groupe

C’est pour­quoi l’intérêt de ce stage est double. Il est en pre­mier lieu humain. Ces sept mois m’ont appris à gérer un groupe : la « classe » est en effet consti­tuée en moyenne d’une demi-dou­zaine d’élèves aux pro­fils très dif­fé­rents, la mai­son d’arrêt accueillant à la fois les condam­nés à de courtes peines (moins de deux ans) et les pré­ve­nus et accu­sés pour toute infraction.

“ Des mondes rarement observés en profondeur ”

C’est donc tout le Code pénal, des stu­pé­fiants au meurtre en pas­sant par le vol et l’agression sexuelle, que réunit la mai­son d’arrêt. Cette diver­si­té pénale engendre des ten­sions ; cer­tains déte­nus pour mœurs (agres­sion sexuelle, viol) sont si sou­vent pris à par­ti par les autres déte­nus qu’ils ne viennent plus en cours.

LE DROIT AU QUOTIDIEN

Un stage dans le milieu carcéral est sans doute la manière la plus rapide et la plus concrète de se familiariser avec cette discipline aride qu’est le droit pénal : chaque aspect du droit y est véritablement incarné dans une histoire individuelle.

Autre élé­ment désta­bi­li­sa­teur, les riva­li­tés entre groupes, qui débouchent par­fois sur des bagarres vio­lentes (l’une d’entre elles, qui oppo­sait les « Russes », terme uti­li­sé pour dési­gner les déte­nus ori­gi­naires de l’Europe de l’Est, et les Magh­ré­bins, a envoyé plu­sieurs déte­nus à l’hôpital) ou plus sim­ple­ment sur des alter­ca­tions à conno­ta­tions racistes en classe : pen­dant un cours d’anglais, une déte­nue a accu­sé une cama­rade de man­ger des singes et de détruire ain­si la biodiversité.

Enfin l’instabilité de cer­tains déte­nus, due à des addic­tions (cer­tains élèves s’endorment en cours à cause de leur trai­te­ment de sub­sti­tu­tion) ou à des troubles men­taux, est un fac­teur de risque supplémentaire.

Ces trois élé­ments nous obligent à gar­der en per­ma­nence le contrôle sur le groupe, à le faire avan­cer sur des sujets sco­laires, sous peine de voir le cours enva­hi par les his­toires per­son­nelles de chaque détenu.

Comprendre l’institution judiciaire

En second lieu, ce stage m’a per­mis de mieux connaître notre ins­ti­tu­tion judi­ciaire et les arcanes du droit pénal. J’ai eu l’occasion d’assister à diverses com­mis­sions (appli­ca­tion des peines, réduc­tions de peines) dont l’enjeu était la réin­ser­tion des détenus.

J’ai aus­si pu visi­ter le centre de déten­tion de Roanne (pri­son pour les condam­nés à de plus longues peines) et la mai­son d’arrêt de Lyon-Cor­bas, deux exemples de pri­sons modernes, plus propres et plus sûres, mais aus­si beau­coup moins humaines ; j’ai enfin assis­té à un pro­cès devant la cour d’assises de la Loire.

Nouer des liens

“ On ne peut quitter la prison sans une pointe de tristesse”

La prin­ci­pale dif­fi­cul­té de ce stage ne fut pas, comme on pour­rait le pen­ser et comme je l’avais anti­ci­pé, la dure­té du milieu car­cé­ral. La pri­son est en effet un lieu atta­chant, dans lequel mes rela­tions avec les pri­son­niers furent glo­ba­le­ment très bonnes, sou­vent chaleureuses.

Mon âge condui­sait les déte­nus, sou­vent plus vieux que moi de quelques années, à me consi­dé­rer pra­ti­que­ment comme un ami : l’un me confiait qu’il trou­vait la sur­veillante atti­rante, l’autre me par­lait du maga­sin que tenait sa mère.

Cette rela­tion par­ti­cu­lière, que n’avaient pas mes col­lègues, me per­met­tait d’entrer plus avant dans la vie des déte­nus et ren­dait sur­tout les cours plus agréables. Avec de tels liens, on ne peut quit­ter la pri­son sans une pointe de tristesse.

Mon expé­rience au ser­vice sco­laire a été ren­due plus gra­ti­fiante encore par la pro­gres­sion rapide de cer­tains élèves, notam­ment ceux dont le niveau de départ était le plus faible, tant leur moti­va­tion à apprendre était grande. Cer­tains ont du reste pu pas­ser plu­sieurs diplômes (cer­ti­fi­cat d’études, diplôme de langue fran­çaise pour les étran­gers) pen­dant mon stage.

Affronter la solitude

Bien plus que le stage en lui-même, c’est la soli­tude qui l’a entou­ré qui fut dif­fi­cile à gérer.

LE SENS DE L’HUMOUR

Les détenus font souvent preuve d’un sens de l’humour étonnant. Pour prendre un seul exemple, voici le texte qu’a rédigé un prisonnier arménien à qui l’on demandait, au cours de français, d’écrire une carte postale : « Bonjour mon ami, c’est Andrey. Je suis prisonnier La Talaudière SaintÉtienne. Ici très bien viens avec nous, jeux, football, cartes. Non je rigole. »

La pri­son a été ins­tal­lée au milieu d’une zone indus­trielle, spé­cia­li­sée – coïn­ci­dence ? – dans l’abattage de bovins, et mon stu­dio, dans lequel je vivais seul, était à une cin­quan­taine de mètres de la prison.

Certes, le soir du match Saint-Étienne-PSG, j’ai eu le plai­sir d’entendre la pri­son exul­ter à chaque but de l’AS Saint-Étienne. Mais chose moins agréable, en ren­trant d’une sor­tie le soir, il m’est arri­vé d’apercevoir en ren­trant des sil­houettes cachées aux abords de la pri­son : des amis des déte­nus venaient de nuit lan­cer au-des­sus des murs de la pri­son des paquets conte­nant drogues et télé­phones portables.

Ces condi­tions ain­si que l’absence d’autres étu­diants dans mon entou­rage immé­diat m’ont obli­gé à nouer des contacts au-delà de mon cercle habituel.

Cette soli­tude, que nous sommes nom­breux à avoir plus ou moins bien vécue pen­dant nos mois de stage, j’ai dû apprendre à la contour­ner en m’intégrant très rapi­de­ment à des clubs, des asso­cia­tions pour m’éviter des soi­rées solitaires.

Mieux connaître nos prisons

Je vou­drais conclure sur un der­nier aspect frap­pant de mon stage : la mécon­nais­sance que nous, citoyens, avons de nos prisons.

Chaque fois que je raconte mon stage, mes inter­lo­cu­teurs, pas­sé un moment de stu­peur en appre­nant que « j’étais en pri­son », posent les mêmes ques­tions et res­sassent les mêmes cli­chés sur la pri­son. Ils passent, ce fai­sant, d’un extrême (« Ils sont mieux qu’à l’extérieur, ils ont Canal Plus gra­tui­te­ment dans leur cel­lule ! ») à l’autre (les déte­nus tou­jours menot­tés, les viols dans les douches).

“ Chacun devrait voir un jour une prison de l’intérieur ”

Les pri­sons sont-elles des lieux de vio­lence ? Com­ment vivent les pri­son­niers en pri­son ? Com­ment se pré­pare leur réinsertion ?

De telles ques­tions, je m’en suis posé beau­coup avant d’arriver en pri­son, et nom­breuses sont celles qui ont rapi­de­ment trou­vé des réponses. La pri­son est le dis­po­si­tif cen­tral du sys­tème répres­sif fran­çais – cer­tains s’en réjouissent et réclament des peines plus fermes, d’autres s’en lamentent et réclament des peines plus courtes ou de nature différente.

Ce débat, dont dépendent les 70 000 per­sonnes actuel­le­ment incar­cé­rées en France, est pour­tant biai­sé : com­bien d’entre nous ont jamais eu la chance d’entrer dans une pri­son – je veux dire, du bon côté des barreaux ?

Au terme de ce stage, en confron­tant mon expé­rience aux ques­tions que l’on m’a posées, il me sem­ble­rait utile que cha­cun, en tant que sujet de droit, ait l’occasion – l’obligation ? – de voir, un jour dans sa vie, une pri­son de l’intérieur.

Sans doute une telle visite pour­rait-elle éclai­rer notre connais­sance du sys­tème judi­ciaire, tem­pé­rer les juge­ments que l’on porte à son pro­pos, mais aus­si refroi­dir ceux que la délin­quance pour­rait atti­rer ; car nous sommes tous à la fois des com­men­ta­teurs de l’actualité judi­ciaire… et de poten­tiels délinquants.

Fleu­ry-Méro­gis. La pri­son est le dis­po­si­tif cen­tral du sys­tème répres­sif fran­çais.  © REUTERS

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