Se souvenir

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°593 Mars 2004Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Vraisem­blable­ment plus exquise que le haschich, plus effi­cace que la pho­togra­phie, moins douloureuse et infin­i­ment moins onéreuse que la psy­ch­analyse, la musique est un mer­veilleux stim­u­lant pour faire remon­ter à la sur­face nos sou­venirs enfouis. Il est même dif­fi­cile d’écouter sans émo­tion une pièce de musique qui est asso­ciée dans notre vie à des moments même banals et qui, comme dit Perec, va sus­citer “ pen­dant quelques sec­on­des une impal­pa­ble petite nostalgie ”.

Samson François, Manuel Rosenthal

Ceux qui ont eu la chance d’entendre Sam­son François au con­cert sont capa­bles de recon­naître entre mille sa façon de jouer Chopin. Dans sa série (à prix réduit) “ Les Raris­simes ”, EMI a regroupé des enreg­istrements rares ou même inédits de Chopin, Bach, Franck, Fau­ré, Schu­mann, Prokofiev1. La Qua­trième Bal­lade, enreg­istrée en 1953 en réc­i­tal, excep­tion­nelle d’inspiration et d’émotion, efface toutes les autres inter­pré­ta­tions de cette œuvre – y com­pris les siennes. Même si vous n’avez jamais enten­du Sam­son François et s’il n’est pour vous que le nom d’un jeune homme génial à la mèche rebelle dévo­rant sa vie dans le Paris de la Libéra­tion, le Choral de Bach Ich ruf’ zu Dir, Herr Jesu Christ, ou l’Impromp­tu n° 2 de Fau­ré, ou la Toc­ca­ta de Prokofiev, par­mi d’autres, vont déclencher le retour exquis du temps retrouvé.

Dans la même col­lec­tion parais­sent des enreg­istrements, con­servés par l’INA, de Manuel Rosen­thal à la tête de l’Orchestre Phil­har­monique de Paris : Ibert, Debussy, Loef­fler, Glazounov, Scri­abine2. Rosen­thal, dis­paru l’an dernier, qui fut élève de Rav­el et un grand orches­tra­teur, vous fera décou­vrir des œuvres oubliées comme la Rap­sodie pour sax­o­phone alto et orchestre de Debussy ou Poème païen d’après Vir­gile de Loef­fler, à côté d’un lumineux Poème de l’extase de Scriabine.

Jeunes solistes

Vous n’écoutez plus le Con­cer­to en fa mineur de Chopin sans revivre peut-être un soir d’été, dans un parc où se déroulait un fes­ti­val, et où les cigales s’efforçaient de se join­dre à la fête, mais vous n’avez jamais, sans doute, enten­du la Fan­taisie pour piano et orchestre sur des airs polon­ais que Chopin écriv­it à 18 ans. On les trou­ve tous deux dans l’intégrale de l’œuvre pour piano et orchestre de Chopin enreg­istrée par Kun-Woo Païk et le Phil­har­monique de Varso­vie dirigé par Antoni Wit3, avec le 1er Con­cer­to, la Krakowiak, la Grande Polon­aise bril­lante et les Vari­a­tions sur “ La ci darem la mano ”. Le jeu de Kun-Woo Païk – sobriété, élé­gance, touch­er sub­til – est suff­isam­ment dis­tan­cié pour laiss­er jouer votre mémoire.

Hilary Hahn pro­pose en exer­gue à son enreg­istrement de l’intégrale des Con­cer­tos pour vio­lon de Bach (y com­pris le Con­cer­to pour deux vio­lons et le Con­cer­to pour vio­lon et haut­bois) avec le Los Ange­les Cham­ber Orches­tra dirigé par Jef­frey Kahane4 trois vers de T. S. Eliot : “ The past expe­ri­ence revived in the mean­ing / is not the expe­ri­ence of one life only / but of many gen­er­a­tions. ” On s’était émer­veil­lé en décou­vrant Hilary Hahn dans Brahms, Chostakovitch, Mendelssohn, Bar­ber. Dans Bach, c’est le rêve, la per­fec­tion absolue, le nir­vana : la jeune fille au vis­age échap­pé du tableau d’un por­traitiste anglais du XVIIIe siè­cle joue Bach avec une pureté de son, une rigueur, et en même temps une grâce frag­ile que vous ne pour­rez oubli­er et qui évo­queront pour vous tant d’écoutes antérieures, Stern, Oïs­trakh, et Menuhin aux côtés d’Enesco dans le Con­cer­to pour deux vio­lons, dont la décou­verte, jadis, au binet Clas­sique, vous avait mar­qué à jamais.

Tchaïkovski

Les trois dernières sym­phonies de Tchaïkovs­ki sont baignées dans une atmo­sphère si dés­espérée qu’il vaut mieux être dans une sit­u­a­tion psy­chologique de par­fait équili­bre pour les affron­ter. Mais alors, quel par­cours psy­ch­an­a­ly­tique pour l’auditeur ! Il faut, pour ne pas vers­er dans le pathos, un chef rigoureux et froid et un orchestre de pre­mière grandeur, surtout dans les cordes. Ce fut la con­jonc­tion légendaire Kara­jan – Phil­har­monique de Berlin, qui enreg­is­tra les Sym­phonies 4, 5, 6 (“ Pathé­tique ”) de 1964 à 19665. C’est une inter­pré­ta­tion hors pair, où l’orchestration superbe et com­plexe de Tchaïkovs­ki est servie par une direc­tion – et une prise de son – qui détachent chaque pupitre, chaque plan sonore. Idéal pour vous remé­mor­er non des moments de votre vie – surtout pas – mais vos lec­tures de Tour­gue­niev, les films de Tarkovs­ki et bien sûr celui de Ken Rus­sel sur la vie de Tchaïkovski.

Le disque du mois : le Trio Beaux-Arts

Qui se sou­vient que le Trio Beaux-Arts, fondé en 1955, a été le grand trio du XXe siè­cle, sur­pas­sant les trios fameux de solistes comme Cor­tot-Thibaud-Casals ou Gilels-Kogan-Ros­tropovitch ? Cette alchimie qui fait qu’un trio ou un quatuor est autre chose qu’une jux­ta­po­si­tion de solistes, le Trio Beaux-Arts l’a portée à son apogée pen­dant vingt ans, et Philips donne une preuve écla­tante de la qual­ité excep­tion­nelle de ces inter­pré­ta­tions en pub­liant des enreg­istrements de la péri­ode 1967- 1974 : les trois Trios de Schu­mann, deux Trios de Mendelssohn, celui de Chopin, le Trio “ À la mémoire d’un grand artiste” de Tchaïkovs­ki, le n° 2 de Chostakovitch, celui de Smetana, un Trio de Ives et le Trio de Clara Schu­mann6. Si l’on excepte deux œuvres mineures (le Trio de Chopin, qui n’ajoutera rien à sa gloire, et celui de Ives), ce sont, du Trio n° 1 de Mendelssohn, exta­tique, au n° 2, trag­ique, de Chostakovitch, qua­tre heures de pur bon­heur, à pass­er, si vous le pou­vez, dans votre voiture au sein d’une forêt, pen­dant lesquelles vous lais­serez votre mémoire choisir ses évo­ca­tions et vous recon­naîtrez que, sans la musique, votre vie ne serait pas ce qu’elle est.

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1. 2 CD EMI 8 85246 2.
2. 2 CD EMI 5 85240 2.
3. 2 CD DECCA 475 169 2.
4. 1 CD DGG 474 199 2.
5. 2 CD DGG 474 284 2.
6. 4 CD PHILIPS 475 171 2.

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