Éclectisme

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°591 Janvier 2004Rédacteur : jean SALMONA (56)

En musique comme ailleurs, il y a ceux qui ont décidé, une fois pour toutes, de se focalis­er sur un domaine, plus ou moins vaste : la musique baroque, les Roman­tiques, Wag­n­er, ou bien l’orgue, l’opéra, ou encore les enreg­istrements de Jascha Heifetz ou de Char­lie Park­er. Dans le même esprit, les inté­grales font recette en con­cert : tout Chopin (l’été dernier à La Roque‑d’Anthéron), toutes les sonates de Beethoven, etc. Ces choix respecta­bles sont sat­is­faisants pour l’esprit : il est ras­sur­ant de se penser en spé­cial­iste. L’éclectisme est plus facile en apparence, mais à l’opposé du dilet­tan­tisme, il exige une ouver­ture, une capac­ité d’adaptation qui sont la mar­que de l’honnête homme.

Le violon français

Les grands vio­lonistes médi­atisés d’aujourd’hui russ­es, améri­cains, israéliens, japon­ais pour­raient faire oubli­er d’autant plus facile­ment l’école française que celle-ci se dis­tingue par sa mesure et sa dis­cré­tion. Trois enreg­istrements la remet­tent en lumière.

Tout d’abord, un DVD nous rap­pelle que Chris­t­ian Fer­ras1 fut, après Thibaut et Francescat­ti, le par­a­digme du vio­loniste français : les Con­cer­tos de Sibelius et Stravin­s­ki révè­lent un jeu sub­til et raf­finé, tout d’élégance et de clarté, et la Sonate de Franck avec Pierre Bar­bi­zet – film émou­vant de l’inoubliable duo – n’aura jamais été jouée avec une telle sym­biose. Sur le même DVD, le Con­cer­to en ré majeur de Mozart par Zino Francescatti.

Ensuite, deux enreg­istrements de Gérard Poulet : les trois Sonates de Brahms, avec Ita­mar Golan2, et l’intégrale des Sonates et Par­ti­tas pour vio­lon seul de Bach3. Divine sur­prise : le jeu de Gérard Poulet, qui fai­sait mer­veille dans Rav­el, nous donne une ver­sion des Sonates de Brahms inat­ten­due, intéri­or­isée et lyrique, et, sur­prise encore plus grande, les Sonates et Par­ti­tas de Bach, écla­tantes, n’ont d’équivalent que la ver­sion his­torique de Nathan Mil­stein : du très grand vio­lon, du très grand Bach.

Quatuors et quintettes

Le Quatuor Alban Berg aura été le quatuor majeur de la fin du XXe siè­cle, et ses enreg­istrements des Quatuors de Mozart, dont les divers­es ver­sions ont été men­tion­nées dans ces colonnes, restent la référence absolue. Un cof­fret à prix réduit4 regroupe les Quatuors 14 à 23 (dont les six dédiés à Haydn) dans la ver­sion de 1986–1990, les Quin­tettes en ut majeur et sol mineur (avec Markus Wolf), ain­si que le Quatuor avec piano en mi bémol majeur et une réduc­tion par Mozart du Con­cer­to pour piano n° 12 en la majeur, avec Alfred Bren­del (enreg­istrement pub­lic de 1999). Les deux quin­tettes, qui sont peut-être ce que Mozart a écrit de plus intime, vous fer­ont vers­er des larmes de joie. Quant aux deux œuvres avec piano, l’association Bren­del-les Alban Berg donne le résul­tat auquel on pou­vait s’attendre : la perfection.

Autre enreg­istrement de référence : le Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Mes­si­aen (pour vio­lon, clar­inette, vio­lon­celle et piano) enreg­istré sous le con­trôle de Mes­si­aen par le Quatuor Olivi­er Mes­si­aen5. On sait que l’œuvre fut com­posée en cap­tiv­ité en 1943, et le choix des instru­ments fut fonc­tion des musi­ciens cama­rades de sta­lag. C’est une œuvre religieuse et sere­ine, placée sous le signe de l’Apocalypse de saint Jean, et, pour nous, la plus pro­fonde et la plus acces­si­ble de Mes­si­aen, plus encore que la Turan­galila-Sym­phonie.

Chant français : Berlioz, Fauré

Qua­tre musi­ciens français : Fau­ré et Berlioz, et deux chanteurs, Michel Pique­mal et Françoise Pol­let. Les mélodies de Fau­ré que chante Michel Pique­mal6 com­pren­nent les plus con­nues (les Berceaux, l’Horizon chimérique) et de moins chan­tées, comme Fleur jetée, Les ros­es d’Ispahan, sur des poèmes d’Albert Samain, Sul­ly-Prud­homme, Cat­ulle Mendès, Vil­liers de l’Isle-Adam, Verlaine…

Pique­mal est un bary­ton à la voix chaude et expres­sive ; il fait mer­veille dans ces pièces exquis­es très fin de siè­cle qui ne sont rien moins que des œuvres de salon. De Berlioz, Françoise Pol­let, sopra­no, chante les célèbres Nuits d’été et, moins con­nue, Her­minie, accom­pa­g­née par l’Orchestre de Bre­tagne7. Her­minie est une œuvre de jeunesse écrite pour le con­cours du Grand Prix de Rome, qui intéressera les incon­di­tion­nels de Berlioz. Les Nuits d’été sont ce que la musique française a pro­duit de plus sub­til, avec Chaus­son, Duparc et Rav­el, en matière de mélodies avec accom­pa­g­ne­ment d’orchestre.

Volodos, Midori

Deux vir­tu­os­es, qui ont en com­mun leur capac­ité à jouer avec retenue et légèreté lorsque l’œuvre l’exige (voir les Sonates de Schu­bert par Volo­dos et de Poulenc par Midori citées naguère dans ces colonnes). Volo­dos vient d’enregistrer, avec le Phil­har­monique de Berlin dirigé par Sei­ji Oza­wa, le Con­cer­to n° 1 de Tchaïkovs­ki, et joue sur le même disque des pièces pour piano de Rach­mani­nov8. Le con­cer­to est flam­boy­ant, comme il se doit ; les pièces de Rach­mani­nov aus­si, avec, en out­re, une clarté et une finesse de touch­er aux­quelles les inter­prètes habituels, préoc­cupés par la tech­nique, ne nous ont pas habitués. En prime, un ébou­rif­fant et sub­til Con­cert Para­phrase de Volo­dos sur la Pol­ka ital­i­enne de Rach­mani­nov, qui mon­tre que, plus que tout autre, y com­pris Cziffra, Volo­dos appa­raît comme la réin­car­na­tion de Liszt.

Midori joue le Con­cer­to de Mendelssohn et le n° 1 – le plus con­nu – de Max Bruch, accom­pa­g­née elle aus­si par le Phil­har­monique de Berlin dirigé par Mariss Jan­sons9. Le jeu de Midori se dis­tingue par une élé­gance, une dis­tance, un son aérien, qui tranchent agréable­ment avec les inter­pré­ta­tions sou­vent insis­tantes aux­quelles d’autres nous ont habitués. Et mal­gré cela, ou peut-être grâce à cela, vous serez pro­fondé­ment émus par l’adagio du Con­cer­to de Max Bruch, comme vous l’êtes sans doute, si vous avez la chance de les con­naître, par les BD sub­tiles et mer­veilleuse­ment dess­inées de Taniguchi.

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1. 1 DVD EMI 4904439.
2. 1 CD ARION ARN 68562.
3. 2 CD ARION ARN 268640.
4. 7 CD EMI 5 855812.
5. 1 CD ARION 63611.
6. 1 CD L’Empreinte Dig­i­tale ED 13187.
7. 1 CD ARION 68585.
8. 1 CD SONY SH 93067.
9. 1 CD SONY SK 87740.

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