Savoir lire Stendhal avec François Michel-Dalès (1909)

Dossier : Les X et l'écritureMagazine N°660 Décembre 2010
Par Christian MARBACH (56)

REPÈRES

REPÈRES
Tous les X écrivent ; ne devi­en­nent auteurs d’ou­vrages que cer­tains, un sur cinq ou dix si nous con­tin­uons à don­ner à l’écri­t­ure une déf­i­ni­tion assez générale mais quand même pro­fes­sion­nelle. Et tous les X lisent, car ils n’ont pas le choix. Et ceux qui lisent avec une approche pro­fes­sion­nelle pour­raient sans doute aus­si être classés dans divers­es caté­gories, sci­en­tifiques con­sul­tant les travaux de leurs con­frères, fonc­tion­naires cher­chant à har­monis­er des textes régle­men­taires, décideurs à l’af­fût de don­nées ou de syn­thès­es économiques, his­to­riens des sci­ences cher­chant à repér­er des con­cor­dances ou des rebrousse­ments dans des travaux anciens.

J’ai tou­jours été fasciné, sans pour autant chercher à les com­pren­dre dans le détail, par les his­to­riens des sci­ences. Leur tech­nique de la lec­ture, appliquée à la pré­cau­tion­neuse étude des brouil­lons de Cholesky (1895), pour suiv­re le chem­ine­ment de ses décou­vertes, ou aux con­flits de points de vue et d’ego entre François Ara­go (1803) et Le Ver­ri­er (1831), d’autres l’ont pra­tiquée pour faire le tour d’oeu­vres plus délibéré­ment lit­téraires. Mais c’est d’un autre X expert en lec­ture que j’aimerais par­ler ici, dans ce chapitre con­sacré au Savoir lire. Il s’ag­it de François Michel-Dalès (09), et l’évo­ca­tion de ses travaux lit­téraires est d’au­tant plus oppor­tune qu’ils ont porté sur Stend­hal, un presque poly­tech­ni­cien, un grand descrip­teur de poly­tech­ni­ciens aus­si puisqu’il en a placé plusieurs dans ses romans.

Approche méthodique

Pour appréci­er une œuvre, les cri­tiques utilisent des out­ils tou­jours plus élaborés

L’art de la lec­ture, poussé à l’ex­trême, devient une sci­ence où se com­bi­nent mémoire, rela­tions, super­po­si­tion ou strat­i­fi­ca­tion de points de vue. Pour appréci­er une oeu­vre comme pour l’analyser dans sa con­struc­tion et ses sources, sem­blables aux exégètes de tableaux dres­sant des dossiers grâce à l’u­til­i­sa­tion de toutes les tech­nolo­gies, des cri­tiques utilisent des out­ils tou­jours plus élaborés. Sans mépris­er une approche intu­itive, comme celle util­isée par Julien Gracq dans En lisant, en écrivant, François Michel priv­ilégiera une démarche d’ap­parence plus ento­mologique, grâce à son insa­tiable capac­ité à crois­er les lieux et les per­son­nages de Stend­hal avec l’au­teur lui-même.

Les trois vies de François Michel

François Michel, devenu Michel-Dalès, fut mil­i­taire entre 1914 et 1918, puis fonc­tion­naire, appelé en 1922 à la direc­tion générale des mines de char­bon du com­bi­nat fran­co-polon­ais Skar­boferm. Cette pre­mière étape de sa car­rière, fran­co-polon­aise, se ter­mine avec l’at­taque alle­mande de 1939 qui le trou­ve à Katow­ice, qu’il fuit devant les Alle­mands vers Varso­vie. Revenu en France, il crée son groupe de Résis­tance, l’anime sous le pseu­do­nyme de Dalès, est arrêté, tor­turé, libéré, lutte à nouveau.

À la Libéra­tion, il est physique­ment telle­ment dimin­ué que pour raisons de san­té il se voit inter­dire toute activ­ité pro­fes­sion­nelle. Alors François décide de repren­dre la lec­ture de Stend­hal, un écrivain qu’il a tou­jours chéri, il noircit des fich­es de nota­tions sur l’au­teur et ses héros, tra­vaille ou polémique au sein des divers­es écoles d’é­tudes stend­hali­ennes, écrit.

Après sa mort, ses proches soutenus par des uni­ver­si­taires pas­sion­nés par les con­nais­sances ain­si accu­mulées et mis­es en ordre dans ces fich­es déci­dent de les faire éditer, c’est Hall, un édi­teur proche de Har­vard, qui se lance dans ce tra­vail en 1964 et lui donne son titre évi­dent : le Fichi­er stend­halien. En 2000, un édi­teur suisse, Slatkine, décide d’en pub­li­er après scan­nage quelques cen­taines supplémentaires.

Une personnalité rare

François Michel n’a cessé de revenir sur Stendhal

J’aime beau­coup me pencher sur la vie de ce type de per­son­nal­ités, mobil­isées par des cen­tres d’in­térêt var­iés, et con­duites par les cir­con­stances à affron­ter des sit­u­a­tions encore plus imprévues. J’aime beau­coup savoir que des hommes sont capa­bles de plac­er à un instant don­né leur curiosité dans cer­tains sujets de cul­ture au point d’en devenir d’émi­nents spé­cial­istes, sans pour autant nég­liger une activ­ité pro­fes­sion­nel le lourde, ni un com­bat éthique et poli­tique majeur. Je crois com­pren­dre que des appétits d’ac­tion et de savoir puis­sent ain­si coex­is­ter, et que beau­coup d’X se sen­tent prédes­tinés à de tels des­tins. Je n’ai pas ici le temps de dévelop­per les aspects relat­ifs à la vie stricte­ment pro­fes­sion­nelle ou com­bat­tante de Michel-Dalès, mais parce que c’est mon sujet je reviens au cou­ple Michel-Stendhal.

Le poids de l’autobiographie

Ensor­celle­ment
Jacques, le fils de François Michel-Dalès, racon­te que son père a tou­jours été comme ensor­celé par Stend­hal, par l’homme comme par l’œu­vre. Il en donne un exem­ple per­son­nel. Quand il fut reçu à son bac­calau­réat, son père voulut le féliciter et l’in­vi­ta à le rejoin­dre à Rome où il assis­tait à des dis­cus­sions inter­na­tionales sur le char­bon. Chic, se dit le fils, une occa­sion de faire con­nais­sance avec Rome. En fait, son père prof­i­ta de ses pro­pres instants de lib­erté pour emmen­er Jacques à Civ­i­tavec­chia, his­toire de bien sen­tir l’am­biance de cette petite ville où Stend­hal fut con­sul de France.

L’ad­mi­ra­tion de François Michel pour Stend­hal avait com­mencé par la lec­ture d’un ou deux romans incon­tourn­ables, elle s’est éten­due aux autres écrits, elle l’a ensuite con­duit à vouloir chercher les sources d’in­spi­ra­tion de l’au­teur, à trou­ver des clés pour exam­in­er com­ment il avait don­né chair et os à tous ses per­son­nages en décalquant le pro­fil d’une amie proche ou en pico­rant dans des chroniques et des ouvrages préex­is­tants des traits et des anec­dotes. Un tel tra­vail con­duit à peser en par­ti­c­uli­er le poids d’au­to­bi­ogra­phie qu’il y a dans une oeu­vre, un per­son­nage, un épisode vécu avant d’être repris dans un roman : biographes et cri­tiques lit­téraires sont friands de cette approche, inutile au lecteur qui se con­tente de décou­vrir une intrigue et des per­son­nages mais enchante celui qui revient à l’ou­vrage, y revient, y revient.

Surtout pen­dant les dernières années de sa vie, mais en fait depuis 1930, François Michel n’a donc cessé de revenir sur Stend­hal. Il le reli­sait. Il lisait les études faites à son pro­pos par d’autres et échangeait avec eux, vite recon­nu par des uni­ver­si­taires pour­tant jaloux de leur excel­lence diplômée comme de leur niveau iné­galé de com­préhen­sion. Il s’ef­força, quand sa san­té le lui per­me­t­tait, de se promen­er dans les lieux, en par­ti­c­uli­er ital­iens, où Stend­hal avait vécu ses aven­tures et placé celles de ses per­son­nages. Il con­sul­ta des cen­taines d’archives pour con­firmer ou infirmer ses intu­itions. Bref, il devint un fam­i­li­er de Stend­hal, mais aus­si de Julien Sorel et des stend­haliens, et écriv­it à son pro­pos des essais ciselés avec amour. 

Quinze mille notes

Ses notes témoignent d’une rare accu­mu­la­tion de savoirs

Très tôt, François Michel avait pris l’habi­tude de not­er sur des fich­es les remar­ques que lui sug­géraient un pas­sage de livre, une infor­ma­tion sur un per­son­nage ou un lieu, le croise­ment de deux lec­tures ou de trois infor­ma­tions. Il leur don­na bien­tôt une forme matérielle invari­able, et les clas­sa selon un ordre alphabé­tique dans des mod­estes boîtes cylin­driques de buis. Il en rem­plit des dizaines, puis des cen­taines pour env­i­ron 15 000 notes, et ce sont ces papiers man­u­scrits qui furent repris pour être édités à la suite d’un long et pieux tra­vail de déchiffrement.

Stend­hal et l’X
Hen­ri Beyle avait envis­agé d’en­tr­er à l’X et ses pro­fesseurs de Greno­ble l’avaient encour­agé à pass­er le con­cours. Comme Louis Mon­ge (le frère de Gas­pard) et un des exam­i­na­teurs furent empêchés de venir à Greno­ble véri­fi­er les apti­tudes des jeunes Grenoblois sur place — cela se fai­sait à cette époque -, le jeune Beyle se ren­dit à Paris dans ce but, ou en affichant cet objec­tif, mais une fois dans la cap­i­tale, le 19 bru­maire an VIII, 1799, il se trou­va trop impa­tient de par­ticiper aux bouil­lon­nements de l’his­toire et grâce à divers­es ami­tiés, dont celle de Daru, il préféra se met­tre en posi­tion de par­ticiper à l’épopée napoléoni­enne. Cela le con­duisit par exem­ple jusqu’à Moscou, sa con­quête, son incendie, sa retraite.

Si des proches, des maîtres des études stend­hali­ennes, et des experts de Har­vard se lancèrent dans ce tra­vail haras­sant, c’est bien qu’ils attachaient de l’im­por­tance à cette somme éparpil­lée de remar­ques et de mis­es en per­spec­tive, à l’hon­nêteté intel­lectuelle de ce tra­vail, au désir de cer­ti­tude dont il témoignait. Et François avait déjà fait paraître chez des édi­teurs de qual­ité des écrits où, sous la forme d’es­sais, il traitait cer­tains aspects de la créa­tion lit­téraire stend­hali­enne. J’ai par­cou­ru les deux énormes vol­umes issus de ce tra­vail. Les notules y sont sou­vent rédigées avec con­ci­sion et même sécher­esse, mais elles appor­tent tou­jours infor­ma­tions ou hypothès­es. Elles témoignent d’une rare accu­mu­la­tion de savoirs sur des sujets dont la grande majorité m’est incon­nue, ou dont je n’ai absol­u­ment pas la curiosité. Mais je sais aus­si m’at­tarder sur des remar­ques quand je me sens concerné.

Dans les notices Poly­tech­nique de son Fichi­er stend­halien, 11 026 à 11 039, François Michel abor­de les divers points d’his­toire relat­ifs au vrai-faux exa­m­en que le jeune Beyle ne pas­sa pas. Il relève dans les livres sur l’his­toire de l’É­cole ce qui peut con­firmer ou infirmer les indi­ca­tions de Stend­hal sur son exa­m­en, sur les études de Lucien Leuwen, sur l’im­age de Poly­tech­nique dans l’opin­ion de cette époque. Il cite enfin les auteurs, purs stend­haliens ou non, qui avaient noté la per­ma­nence de l’at­ti­rance de Stend­hal pour l’É­cole et ses anciens.

Six auteurs ” presque X”
Cer­tains per­son­nages remar­quables sont presque des X, et notre com­mu­nauté regrette de ne pas les avoir vus fran­chissant son seuil. Cer­tains pour des raisons de con­jonc­ture his­torique : Ampère aurait évidem­ment été repéré par les exam­i­na­teurs qui ont mon­tré ailleurs leur clair­voy­ance s’ils s’é­taient arrêtés à Lyon, mais Lyon était alors vouée aux gémonies pour mau­vais com­porte­ment poli­tique, et d’ailleurs le père d’Am­père avait été guil­lot­iné pen­dant cette Ter­reur locale. Évariste Gal­lois, pour sa part, et pour­tant remar­qué par Cauchy (1805) pour ses intu­itions, rata son exa­m­en d’en­trée en 1828 et 1829 dans des con­di­tions qui ont viré à la légende, celle du chif­fon jeté à la tête de l’ar­bi­tre… par­don, de l’ex­am­i­na­teur : dom­mage que ses arti­cles et traités ne puis­sent pas être revendiqués par le syn­di­cat des auteurs poly­tech­ni­ciens. Aus­si l’é­con­o­miste Léon Wal­ras, qui échoua au con­cours, ou Alfred de Vigny qui se con­tenta de le pré­par­er sans ent­hou­si­asme. Aus­si Isidore Ducasse, comte de Lautréa­mont, qui pré­para le con­cours d’en­trée à l’X en 1867 (mais est-ce vrai ou s’ag­it-il encore d’une légende ?) tout en rédi­geant ses Chants de Mal­doror dont la paru­tion en 1868 passera inaperçue. Et Stend­hal bien sûr, Stend­hal évidemment !

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