De la fiscalité locale et de quelques autres idées reçues

Dossier : Les collectivités localesMagazine N°543 Mars 1999
Par Rembert VON LÖWIS (74)

La fiscalité directe locale

Mais qu’est-ce que la fis­cal­ité locale ? C’est un ensem­ble foi­son­nant d’im­pôts de toutes sortes perçus au prof­it des com­munes, des départe­ments, des régions ou des dif­férentes caté­gories d’étab­lisse­ments publics de coopéra­tion inter­com­mu­nale, voire de cer­tains étab­lisse­ments publics spé­ci­fiques (étab­lisse­ment pub­lic d’amé­nage­ment de la Basse-Seine, ou étab­lisse­ment pub­lic de la métro­pole lor­raine, par exemple).

Pour l’anec­dote, citons l’im­po­si­tion for­faitaire sur les pylônes, la sur­taxe sur les eaux minérales, ou encore la taxe sur les jeux de boules et de quilles com­por­tant des dis­posi­tifs élec­triques (et même, dans un passé pas si loin­tain, une taxe sur les chiens ou une taxe sur les instru­ments de musique à clavier).

On notera que la fis­cal­ité locale, dans sa com­plex­ité, reflète la com­plex­ité du tis­su local français. C’est en par­tie à cause de l’émi­et­te­ment com­mu­nal et de la super­po­si­tion des niveaux d’ad­min­is­tra­tion locale que les dif­férentes formes de partage de la ressource fis­cale et de péréqua­tions ont dû être imaginées.

Dans cet ensem­ble, qua­tre impôts jouent un rôle par­ti­c­uli­er : la taxe d’habi­ta­tion, la taxe pro­fes­sion­nelle, la taxe fon­cière sur les pro­priétés bâties et la taxe fon­cière sur les pro­priétés non bâties. Le pro­duit voté au titre de ces qua­tre tax­es par les col­lec­tiv­ités s’établit à env­i­ron 310 mil­liards de francs, soit près de 45 % de leurs recettes de fonc­tion­nement, et ali­mente les bud­gets de toutes les caté­gories de col­lec­tiv­ités : com­munes, départe­ments, régions, groupe­ments à fis­cal­ité propre.

Ces impôts, qui exis­tent depuis fort longtemps, ont été pro­fondé­ment réfor­més au milieu des années 1970, y com­pris dans leurs appel­la­tions. C’est alors que la con­tri­bu­tion mobil­ière a été rebap­tisée taxe d’habi­ta­tion, et que la patente est dev­enue la taxe professionnelle.

Pour juger de l’évo­lu­tion de ces tax­es, il faut en con­naître les modes de recou­vre­ment : la per­cep­tion des impôts directs locaux résulte en effet de l’ac­tion com­binée de l’É­tat et des col­lec­tiv­ités locales. Ain­si, c’est l’É­tat qui en déter­mine l’assi­ette con­for­mé­ment à la loi. Les assem­blées délibérantes des col­lec­tiv­ités locales votent quant à elles les taux applic­a­bles à chaque taxe. Puis, l’É­tat en assure le recou­vre­ment, et met les sommes ain­si recou­vrées à la dis­po­si­tion des col­lec­tiv­ités. Ce faisant, l’É­tat assure trois fonc­tions distinctes.

1. Un ser­vice de col­lecte de l’im­pôt. Ce ser­vice est rémunéré par les col­lec­tiv­ités locales par le paiement de “frais d’assi­ette”. Ceux-ci s’a­joutent en réal­ité aux impôts payés par les con­tribuables, mais au lieu d’être rever­sés aux col­lec­tiv­ités locales, ils sont con­servés par l’État.

2. Une assur­ance de recou­vre­ment de l’im­pôt. L’É­tat se porte en effet garant du recou­vre­ment de l’im­pôt à l’é­gard des col­lec­tiv­ités locales. Si un con­tribuable est défail­lant, pour quelque rai­son que ce soit, l’É­tat se sub­stitue à lui. Il peut arriv­er aus­si que l’É­tat décide de “dégr­ev­er” de son pro­pre chef un con­tribuable en rai­son de sa sit­u­a­tion par­ti­c­ulière, ou encore que le lég­is­la­teur vote une mesure générale de dégrève­ment à l’é­gard de cer­taines caté­gories de con­tribuables. Dans tous les cas, l’É­tat prend à sa charge le coût des dégrève­ments, et les col­lec­tiv­ités locales perçoivent l’in­té­gral­ité de l’im­pôt voté.

Ce ser­vice d’as­sur­ance est rémunéré par la per­cep­tion de “frais de dégrève­ment et de non-valeurs” qui, là aus­si, s’a­joutent aux impôts payés par les con­tribuables et sont con­servés par l’État.

3. Un ser­vice de tré­sorerie. Alors que les impôts directs locaux sont recou­vrés pour l’essen­tiel en fin d’an­née, leur pro­duit est mis à la dis­po­si­tion des col­lec­tiv­ités locales par douz­ièmes men­su­els à par­tir du mois de jan­vi­er. Ces avances de tré­sorerie ne font pas l’ob­jet d’une rémunéra­tion spé­ci­fique, mais entrent dans le cadre plus général des rela­tions de tré­sorerie entre l’É­tat et les col­lec­tiv­ités locales.

Par ailleurs, l’É­tat inter­fère dans l’or­don­nance­ment de la fis­cal­ité en exonérant d’im­pôts cer­taines caté­gories de con­tribuables, ces abat­te­ments se traduisant pour les col­lec­tiv­ités locales par des réduc­tions de l’assi­ette impos­able. L’É­tat com­pense ce manque à gag­n­er en ver­sant aux col­lec­tiv­ités locales des com­pen­sa­tions d’ex­onéra­tions, qui s’a­joutent au pro­duit voté.

On voit donc que l’im­pôt payé par les con­tribuables n’est pas égal à l’im­pôt perçu par les col­lec­tiv­ités locales. L’im­pôt payé et l’im­pôt reçu se déduisent l’un de l’autre par la rela­tion suivante :

impôt perçu par les collectivités
= impôt payé par les contribuables
+ dégrève­ments et non-valeurs
+ com­pen­sa­tions d’exonérations
— frais d’assiette
— frais de dégrève­ment et de non-valeurs.

Il se trou­ve qu’au cours des quinze dernières années, face au poids crois­sant de la fis­cal­ité locale, les dégrève­ments et com­pen­sa­tions acquit­tés par l’É­tat ont con­nu un essor rapi­de. Il en est résulté un écart crois­sant entre l’im­pôt payé et l’im­pôt perçu, comme l’il­lus­tre le graphique 1. Entre 1982 et 1998, la fis­cal­ité directe locale perçue par les col­lec­tiv­ités a pro­gressé de 8,4 % par an en moyenne, alors que dans le même temps la charge fis­cale pour les con­tribuables locaux s’ac­crois­sait de 7,7 % par an seule­ment. Aujour­d’hui l’É­tat est le prin­ci­pal con­tribuable à la taxe pro­fes­sion­nelle, puisqu’il acquitte env­i­ron 38 % de son mon­tant total.

Cette volon­té d’al­léger le poids de la fis­cal­ité locale est évidem­ment louable. Mais com­ment ne pas voir qu’elle provoque exacte­ment l’in­verse de l’ef­fet recher­ché ? En allégeant l’im­pôt local, l’É­tat le rend (rel­a­tive­ment) indo­lore, ce qui ne peut qu’en­cour­ager les élus locaux à accroître cette ressource, pro­tégés qu’ils sont par ces allége­ments du risque de sanc­tion par le con­tribuable-électeur. Mais les com­pen­sa­tions ver­sées par l’É­tat aux col­lec­tiv­ités locales sont financées par le bud­get de l’É­tat, c’est-à-dire par le con­tribuable nation­al. À vouloir alléger l’im­pôt, l’É­tat favorise ain­si son alourdissement.

Fiscalité locale et transferts de l’État

L’ex­em­ple des impôts directs locaux mon­tre l’étroite imbri­ca­tion entre la fis­cal­ité locale et les trans­ferts financiers ver­sés par l’É­tat. L’ex­a­m­en sur une longue péri­ode de l’évo­lu­tion de l’ensem­ble de la fis­cal­ité locale d’une part et de l’ensem­ble des trans­ferts courants de l’É­tat d’autre part illus­tre davan­tage encore cette com­plé­men­tar­ité (graphique 2)1. Ces deux courbes sont rigoureuse­ment symétriques, et cette symétrie s’ex­plique par l’his­toire des finances locales au cours des dernières décennies.

Ain­si, la sup­pres­sion de la taxe sur les salaires en 1969 a été exacte­ment com­pen­sée par le “verse­ment représen­tatif de la taxe sur les salaires”.

Quelques années plus tard, au milieu des années soix­ante-dix, la réforme des impôts directs locaux men­tion­née plus haut s’est traduite par des décalages de tré­sorerie dont on a vu que les effets étaient pris en charge par l’État.

Plus récem­ment à la suite des lois de décen­tral­i­sa­tion du début des années qua­tre-vingt, l’É­tat a trans­féré aux col­lec­tiv­ités locales le pro­duit des droits de muta­tion sur les immeubles, de la vignette auto­mo­bile et de la taxe sur les cartes gris­es. Il a aus­si réduit d’un mon­tant équiv­a­lent les trans­ferts financiers qu’il ver­sait aux col­lec­tiv­ités béné­fi­ci­aires de ces nou­veaux impôts.

Il serait donc erroné de pré­ten­dre porter un juge­ment sur la crois­sance de la fis­cal­ité locale sans tenir compte des mod­i­fi­ca­tions suc­ces­sives du cadre lég­is­latif. Recon­stituer l’évo­lu­tion de la fis­cal­ité locale à cadre con­stant est évidem­ment impos­si­ble, compte tenu de l’am­pleur des change­ments inter­venus. On peut en revanche appréhen­der glob­ale­ment l’ensem­ble des prélève­ments oblig­a­toires dont les col­lec­tiv­ités locales sont les des­ti­nataires en addi­tion­nant la fis­cal­ité locale pro­pre­ment dite et les trans­ferts courants de l’É­tat, puisque ces derniers sont pour l’essen­tiel financés par le con­tribuable nation­al (graphique 3)1.

Le graphique qui en résulte est d’une remar­quable régu­lar­ité. Il présente une crois­sance d’abord forte au cours des années soix­ante, et qui s’in­flé­chit pro­gres­sive­ment dans les années plus récentes.

Com­ment ces prélève­ments se com­par­ent-ils à la richesse nationale ? En rap­por­tant la somme de la fis­cal­ité et de tous les trans­ferts de l’É­tat au Pro­duit intérieur brut, on déter­mine un taux de prélève­ments oblig­a­toires plus sig­ni­fi­catif que celui qui est générale­ment cal­culé par les compt­a­bles nationaux, qui ne reti­en­nent au titre des prélève­ments que la fis­cal­ité et des “trans­ferts de recettes fis­cales” dont la déf­i­ni­tion peut être dis­cutée. Les deux ratios ont évolué entre 1970 et 1997 comme indiqué au graphique 4, le taux “élar­gi” de prélève­ments oblig­a­toires pas­sant au cours de cette péri­ode de 4,6 % à 8,3 % du PIB.

La crois­sance des prélève­ments oblig­a­toires à des­ti­na­tion des col­lec­tiv­ités locales au cours des dernières décen­nies est donc indis­cutable. Est-elle pour autant exces­sive ? La réponse à cette ques­tion sup­poserait au préal­able que l’on tienne compte des respon­s­abil­ités que l’É­tat a trans­férées aux col­lec­tiv­ités locales au cours de cette péri­ode depuis les routes nationales déclassées en 1970 aux vastes trans­ferts de com­pé­tence du début des années 1980, notam­ment dans les domaines de l’é­d­u­ca­tion ou de l’aide sociale.

Elle sup­poserait aus­si que l’on chiffre divers­es charges que l’É­tat leur a imposées au cours de cette péri­ode (sur­com­pen­sa­tion de la CNRACL, Caisse nationale de retraite des agents des col­lec­tiv­ités locales, RMI, fonds de con­cours divers…). Ces chiffrages excéderaient de beau­coup le cadre de cet article.

Il reste que la place des col­lec­tiv­ités locales au sein de la Nation s’est con­sid­érable­ment accrue depuis trente ans.

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1. Graphiques extraits de l’ou­vrage : Les col­lec­tiv­ités locales et l’é­conomie nationale par Jacques Méraud. Édi­tions locales de France, 1997.

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