Décentralisation et réforme de l’État : une même démarche républicaine

Dossier : Les collectivités localesMagazine N°543 Mars 1999
Par Emile ZUCCARELLI (60)

La pri­or­ité accordée à l’emploi par le Gou­verne­ment s’est con­crétisée par la sup­pres­sion de la part salaire de la base de la taxe pro­fes­sion­nelle qui béné­ficiera prin­ci­pale­ment aux petites entre­pris­es et aux secteurs à forte inten­sité de main- d’œuvre.

Cette actu­al­ité suf­fit à mar­quer, alors même que la décen­tral­i­sa­tion approche de l’âge de sa majorité, com­bi­en le grand mou­ve­ment lancé par Gas­ton Def­ferre en 1982 reste une dynamique qui est loin d’avoir épuisé tous ses effets. La décen­tral­i­sa­tion n’est pas un état, mais un proces­sus tou­jours inachevé, la recherche per­ma­nente d’un com­pro­mis entre les trois ter­mes de l’équa­tion ter­ri­to­ri­ale : les lib­ertés locales, l’u­nité nationale et l’ef­fi­cac­ité admin­is­tra­tive. Nul n’en dis­cute plus le principe en rai­son de son suc­cès. L’heure est donc bien à l’ap­pro­fondisse­ment de la décen­tral­i­sa­tion, non à sa remise en cause. Cet appro­fondisse­ment passe par un exa­m­en lucide de ce qui a été fait, des nom­breuses réus­sites bien iden­ti­fiées tant par l’É­tat que par nos conci­toyens, ce qui est essen­tiel. Mais il faut aus­si cor­riger cer­tains dys­fonc­tion­nements et pren­dre en compte les évo­lu­tions de notre société.

Nous savons bien qu’au­cune con­struc­tion juridique ne saurait, au-delà d’une décen­nie, être dis­pen­sée de retouch­es. Depuis 1982, la France a con­nu, en effet, de con­sid­érables muta­tions : 80 % de nos conci­toyens vivent aujour­d’hui dans des cen­tres urbains, la majorité d’en­tre eux tra­vail­lent dans le secteur ter­ti­aire, les dif­fi­cultés économiques ont déchiré les liens soci­aux. La men­ace d’une société à deux vitesses n’est pas pour rien dans l’af­faib­lisse­ment du sen­ti­ment d’ap­partenir à une com­mu­nauté dotée d’un pro­jet. La crise du social con­duit à la crise de la citoyen­neté et donc à la crise du poli­tique. La mod­erni­sa­tion de la vie publique n’en est que plus urgente. Restrein­dre le cumul des man­dats, instau­r­er la par­ité entre hommes et femmes, amélior­er la trans­parence de la ges­tion publique, dot­er les régions d’un mode de scrutin qui les rende gou­vern­ables : toutes ces réformes sont indis­pens­ables pour recon­stru­ire le pacte répub­li­cain, pour rétablir la con­fi­ance afin que la chose publique rede­vi­enne la chose de tous. Car si aupar­a­vant le citoyen libre était celui qui vivait en démoc­ra­tie et était appelé à élire ses représen­tants, depuis quelques décen­nies, le citoyen libre est celui qui par­ticipe aux déci­sions. La respon­s­abil­ité devient de plus en plus la forme la plus élaborée de la liberté.

Dans cette per­spec­tive, la décen­tral­i­sa­tion con­stitue bien une grande réforme de l’É­tat, tant il va de soi que l’É­tat n’est pas à oppos­er aux col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales : l’É­tat est tout à la fois nation­al et ter­ri­to­r­i­al. Les pou­voirs publics, glob­ale­ment enten­dus, ont en charge à la fois l’in­térêt nation­al et les intérêts locaux. L’ar­ti­cle pre­mier de notre Con­sti­tu­tion proclame que “la France est une République indi­vis­i­ble” qui “assure l’é­gal­ité devant la loi de tous les citoyens”. Le principe de libre admin­is­tra­tion des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales, antérieur au demeu­rant à la décen­tral­i­sa­tion, ne peut donc se déploy­er que dans le respect de l’in­di­vis­i­bil­ité de la République et du principe d’é­gal­ité. Je me défi­nis sou­vent comme un “jacobin décen­tral­isa­teur” : il n’y a pas con­tra­dic­tion entre ces ter­mes. Si les col­lec­tiv­ités locales par­ticipent bien à la déf­i­ni­tion de l’in­térêt général, son expres­sion achevée ne peut s’ex­ercer qu’au niveau nation­al qui con­serve, à ce titre, l’ex­clu­siv­ité du pou­voir nor­matif. La décen­tral­i­sa­tion n’est donc pas un partage de souveraineté.

En France, la ques­tion des col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales se pose depuis plus de deux cents ans, à la recherche d’un com­pro­mis entre le nom­bre, la taille et les com­pé­tences. Le débat est per­ma­nent : y a‑t-il un niveau de trop ? Faut-il dimin­uer le nom­bre des com­munes ? Faut-il créer de grandes régions ? Il est sain que ce débat ait lieu, mais il n’y a pas urgence à le tranch­er et surtout, il ne doit pas servir d’al­i­bi à l’i­n­ac­tion. On peut ain­si, sans atten­dre, pré­cis­er ou mod­i­fi­er la répar­ti­tion d’un cer­tain nom­bre de com­pé­tences, dévelop­per la con­trac­tu­al­i­sa­tion entre col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales… Le débat sur la taille des régions, alors même que cer­taines d’en­tre elles ont un poids économique et démo­graphique tout à fait sig­ni­fi­catif à l’échelle européenne, ne doit pas mas­quer que l’ob­sta­cle majeur à l’af­fir­ma­tion du fait région­al en France était en réal­ité le mode de scrutin : sa récente réforme à l’ini­tia­tive du gou­verne­ment est une mesure con­crète qui ren­dra la région plus lis­i­ble, donc plus légitime, pour nos concitoyens.

Con­traire­ment à cer­tains de nos voisins, notre pays n’a pas fait le choix d’une réduc­tion dras­tique du nom­bre des com­munes. Le main­tien de plus de 36 000 com­munes crée un réseau dense de citoyens active­ment engagés dans la vie de leur col­lec­tiv­ité : on ne peut que s’en réjouir pour la vital­ité de la démoc­ra­tie de prox­im­ité. Pour autant, on ne peut nier que beau­coup de com­munes ne dis­posent pas des moyens d’as­sumer pleine­ment leurs respon­s­abil­ités. L’émi­et­te­ment com­mu­nal con­stitue, de longue date, un obsta­cle au réel épanouisse­ment du pou­voir local et, aujour­d’hui, l’un des prin­ci­paux freins à la pleine mise en œuvre de la décentralisation.

Pour con­tourn­er cette dif­fi­culté, la France a inven­té, très tôt, il y a plus d’un siè­cle, une solu­tion orig­i­nale : celle de la coopéra­tion inter­com­mu­nale, selon des formes juridiques var­iées allant bien au-delà de la sim­ple asso­ci­a­tion. Aujour­d’hui, il con­vient de franchir une étape déci­sive dans cette voie : les com­munes doivent exercer col­lec­tive­ment nom­bre de leurs respon­s­abil­ités pour qu’elles soient réelle­ment effec­tives. À cette fin, si l’in­ter­com­mu­nal­ité doit rester un libre choix des col­lec­tiv­ités, il est néces­saire d’en har­monis­er et sim­pli­fi­er les modal­ités juridiques tout en offrant des dis­posi­tifs réelle­ment inci­tat­ifs et fédérat­ifs, en par­ti­c­uli­er dans les aggloméra­tions où le traite­ment de cer­tains prob­lèmes dépasse néces­saire­ment le périmètre communal.

La décen­tral­i­sa­tion s’est heurtée à d’autres dif­fi­cultés dont la moin­dre n’est pas l’enchevêtrement des com­pé­tences qui nuit à la cohérence de l’ac­tion publique : on cite clas­sique­ment le cas de cer­tains secteurs comme l’en­seigne­ment, l’ac­tion sociale, l’in­ter­ven­tion économique… La volon­té ini­tiale de con­stituer des blocs de com­pé­tence n’a pas résisté au choc de la réalité.

J’en veux pour preuve le domaine de l’ac­tion économique des col­lec­tiv­ités locales pour lequel je pré­pare un pro­jet de réforme. L’in­ter­ven­tion économique au niveau local con­stitue une prérog­a­tive évi­dente de la région. Dans les faits, on con­state que tous les niveaux de col­lec­tiv­ités ont été appelés à s’en­gager dans l’ac­tion économique, bien sou­vent en s’ap­puyant sur des bases juridiques frag­iles, d’au­tant plus qu’il est sou­vent dif­fi­cile de dis­tinguer, au sein de l’ac­tion des com­munes ou des départe­ments, ce qui relève d’une inter­ven­tion clas­sique de ser­vice pub­lic de ce qui con­stitue une poli­tique spé­ci­fique d’in­ter­ven­tion économique. Aus­si, me paraît-il préférable de régle­menter la pra­tique exis­tante plutôt que de vouloir con­train­dre la réal­ité à entr­er dans un cadre non applic­a­ble. En matière de répar­ti­tion des com­pé­tences, de nou­veaux équili­bres sont, certes, à définir dans le sens d’une plus grande lis­i­bil­ité mais la démarche doit rester empreinte de prag­ma­tisme si l’on veut réussir.

La décen­tral­i­sa­tion a souf­fert égale­ment des lenteurs de la mise en œuvre de la décon­cen­tra­tion. Dès 1982, la décon­cen­tra­tion était conçue comme le com­plé­ment indis­pens­able de la décen­tral­i­sa­tion, non seule­ment pour assur­er un équili­bre dans le dia­logue entre exé­cu­tifs locaux et respon­s­ables admin­is­trat­ifs, mais aus­si pour per­me­t­tre à l’É­tat de mieux assur­er ses mis­sions dans un con­texte nou­veau. Sim­ple con­séquence logique de la décen­tral­i­sa­tion, la décon­cen­tra­tion con­stitue aujour­d’hui un out­il de mod­erni­sa­tion de l’État.

En effet, un traite­ment hor­i­zon­tal des grands prob­lèmes, dans des champs ter­ri­to­ri­aux défi­nis, devient le mode de plus en plus fréquent de l’in­ter­ven­tion publique. Les ques­tions de société comme le chô­mage, la lutte con­tre l’ex­clu­sion, la sécu­rité, etc., dépassent les com­pé­tences sec­to­rielles des admin­is­tra­tions con­cernées. Il importe de favoris­er un traite­ment inter­min­istériel de ces dossiers tant par les admin­is­tra­tions cen­trales que par les ser­vices ter­ri­to­ri­aux de l’État.

Dans cet esprit, le ren­force­ment du rôle des préfets, prévu par la décon­cen­tra­tion, doit s’in­scrire dans une logique fonc­tion­nelle plutôt que hiérar­chique. La ques­tion, en effet, est moins d’aug­menter le pou­voir du préfet vis-à-vis des ser­vices décon­cen­trés que de lui don­ner les moyens de les faire tra­vailler ensem­ble. Le préfet doit, d’abord, pou­voir fédér­er les mul­ti­ples com­pé­tences admin­is­tra­tives qu’ex­i­gent les poli­tiques inter­min­istérielles. C’est dans cette per­spec­tive que je me suis placé pour faire des propo­si­tions visant, tant en matière de déci­sions admin­is­tra­tives indi­vidu­elles, que budgé­taires ou de ges­tion des ressources humaines, à ren­forcer la cohérence ter­ri­to­ri­ale de l’État.

Ain­si, par l’élab­o­ra­tion d’une stratégie locale de l’É­tat, le développe­ment de démarch­es qual­ité, de nou­velles pra­tiques inter­min­istérielles, le recours aux nou­velles tech­nolo­gies, la décon­cen­tra­tion con­stitue bien l’un des axes majeurs de la réforme de l’État.

L’un des fonde­ments du pacte répub­li­cain est l’é­gal­ité d’ac­cès aux ser­vices publics. Cette néces­saire sol­i­dar­ité entre les citoyens implique la sol­i­dar­ité des col­lec­tiv­ités locales et, en con­séquence, une péréqua­tion accrue qui, loin d’être le signe d’une quel­conque recen­tral­i­sa­tion ram­pante, recrée des con­di­tions d’é­gal­ité entre les ter­ri­toires, réduit des déséquili­bres de plus en plus mal sup­port­és par nos conci­toyens. À l’év­i­dence, la péréqua­tion des ressources des col­lec­tiv­ités locales reste à amélior­er sen­si­ble­ment : en matière de taxe pro­fes­sion­nelle, près du quart de la pop­u­la­tion réside dans des com­munes qui ne perçoivent que 5 % du pro­duit total. L’évo­lu­tion spon­tanée joue au détri­ment des com­munes les plus touchées par les phénomènes d’ex­clu­sion. En milieu rur­al comme en milieu urbain, il est urgent de dévelop­per la sol­i­dar­ité inter­com­mu­nale, avec la taxe pro­fes­sion­nelle unique, pour mieux répar­tir les ressources et les charges, pour atténuer des rival­ités inter­com­mu­nales qui paral­y­sent, bien sou­vent, l’émer­gence de ter­ri­toires cohérents.

La décen­tral­i­sa­tion implique aus­si un nou­veau rap­port au Droit pour con­cili­er l’ex­i­gence démoc­ra­tique de trans­parence de la ges­tion publique et la demande de sécu­rité juridique émanant des élus. Grand pro­duc­teur de normes “imper­son­nelles et abstraites”, notre pays avait su con­cili­er cette tra­di­tion avec une cer­taine sou­p­lesse d’ap­pli­ca­tion dont l’am­pli­tude était lais­sée à l’ap­pré­ci­a­tion du préfet. La sup­pres­sion du con­trôle a pri­ori a mod­i­fié cet équili­bre : les élus locaux sont con­fron­tés à une sit­u­a­tion nou­velle, étrangère à notre tra­di­tion, celle d’un con­trôle externe con­fié au juge qui, lui, ne tran­sige pas avec la loi. Les col­lec­tiv­ités se trou­vent ain­si directe­ment con­fron­tées à l’ensem­ble d’un édi­fice juridique que peu d’en­tre elles, quelle que soit la valeur des fonc­tion­naires ter­ri­to­ri­aux, ont la capac­ité d’ap­préhen­der dans sa com­plex­ité. Il y a là une dif­fi­culté que n’avaient pas prévue les “pères” de la décen­tral­i­sa­tion et à laque­lle il nous fau­dra trou­ver des répons­es si l’on ne veut pas que le sen­ti­ment d’in­sécu­rité juridique ne paral­yse l’ini­tia­tive des élus. La lim­i­ta­tion du cumul des man­dats ne peut que faciliter l’ex­er­ci­ce plein et entier par les élus de leurs mis­sions dans ce nou­veau contexte.

Pour men­er à bien cet appro­fondisse­ment de la décen­tral­i­sa­tion, les col­lec­tiv­ités doivent pou­voir s’ap­puy­er sur une fonc­tion publique ter­ri­to­ri­ale de qual­ité, qui a déjà large­ment fait la preuve de sa com­pé­tence et de son dévoue­ment. L’achève­ment du dis­posi­tif statu­taire dont les fonde­ments ont été jetés en 1984 est aujour­d’hui com­plet. Des amélio­ra­tions doivent être apportées dans le domaine du recrute­ment, de la for­ma­tion et du déroule­ment de car­rière afin d’établir une réelle par­ité avec la fonc­tion publique d’É­tat. En effet, les échanges entre ces deux fonc­tions publiques sont à dévelop­per dans la per­spec­tive d’une inten­si­fi­ca­tion de la coopéra­tion entre admin­is­tra­tions locales et ser­vices de l’É­tat dans le cadre, notam­ment, de la con­trac­tu­al­i­sa­tion des poli­tiques publiques. Con­trats locaux de sécu­rité, con­trats de ville, con­trats de plan, etc., con­stituent autant de for­mules sou­ples, aptes à con­cili­er l’e­sprit de la décen­tral­i­sa­tion et la sol­i­dar­ité républicaine.

Appro­fondisse­ment de la décen­tral­i­sa­tion et réforme de l’É­tat, l’en­jeu est clair : per­me­t­tre aux col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales de pren­dre toute leur part à la néces­saire mod­erni­sa­tion de l’ac­tion publique, pour devenir, ain­si, encore plus per­for­mantes au ser­vice de l’in­térêt général et de nos conci­toyens. Telles sont les con­di­tions, alors que le XXIe siè­cle approche et ver­ra se pour­suiv­re la con­struc­tion de l’Eu­rope, d’un enracin­e­ment de la démoc­ra­tie locale dans la République.

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