Avant-propos

Dossier : Les collectivités localesMagazine N°543 Mars 1999
Par Pierre RICHARD (61)

Force est de recon­naître que le mou­ve­ment d’en­ver­gure ini­tié par Gas­ton Def­ferre n’a pas eu l’im­pact atten­du par les par­ti­sans d’une réelle décen­tral­i­sa­tion, car il a con­duit jusqu’i­ci à une réforme de nature plus admin­is­tra­tive que poli­tique et économique. En effet, tout en accom­plis­sant le pas fon­da­men­tal qui per­me­t­tait aux col­lec­tiv­ités locales d’ac­quérir un véri­ta­ble pou­voir et de faire émerg­er l’ini­tia­tive locale, la nou­velle organ­i­sa­tion ter­ri­to­ri­ale n’a pas pris en compte les muta­tions économiques et sociales pro­fondes de cette fin de siè­cle, ou encore l’avène­ment de l’U­nion européenne.

C’est ain­si que les lois de décen­tral­i­sa­tion n’ont pas mod­i­fié les struc­tures ter­ri­to­ri­ales. Bien au con­traire, elles se sont toutes inscrites dans un proces­sus d’empilement des struc­tures ; chaque acteur nou­veau — la région en 1982, l’étab­lisse­ment pub­lic de coopéra­tion inter­com­mu­nale par la suite — dis­pose d’un pou­voir et d’un finance­ment autonomes, si bien que la France ter­ri­to­ri­ale est ain­si com­posée aujour­d’hui de qua­tre niveaux de respon­s­abil­ité sans hiérar­chie entre eux : la com­mune, l’étab­lisse­ment pub­lic de coopéra­tion inter­com­mu­nale, le départe­ment et la région.

Com­plex­ité, opac­ité, lour­deur… car­ac­térisent sans doute l’enchevêtrement des com­pé­tences locales alors que le pro­pre d’une véri­ta­ble décen­tral­i­sa­tion doit plutôt être de rap­procher les cen­tres de déci­sion des admin­istrés. Bien que le secteur local joue un rôle désor­mais fon­da­men­tal dans la déf­i­ni­tion et la réal­i­sa­tion du cadre de vie de nos conci­toyens, il reste ain­si mécon­nu dans la mesure où les ques­tions soulevées par notre organ­i­sa­tion admin­is­tra­tive tour­nent vite au dia­logue d’ex­perts, peu acces­si­ble à l’ensem­ble des citoyens.

Ceux-ci sont donc d’une cer­taine manière exclus du débat alors même que leur con­tri­bu­tion fis­cale au finance­ment des col­lec­tiv­ités locales a con­sid­érable­ment aug­men­té ces dernières années. Dans un tel con­texte, je ne peux que me réjouir de l’ini­tia­tive de La Jaune et la Rouge de con­sacr­er un dossier d’ensem­ble à la décen­tral­i­sa­tion en don­nant la parole à des élus et à des chefs d’entreprise.

Le con­texte économique actuel, notam­ment depuis la créa­tion de la zone euro, rend néces­saire une réflex­ion sur l’ef­fi­cac­ité de notre organ­i­sa­tion admin­is­tra­tive et sur son bilan en ter­mes de coûts/avantages. Le secteur pub­lic local, dont pour­tant le rôle au sein de l’é­conomie nationale s’ac­croît sig­ni­fica­tive­ment depuis quelques années, a longtemps été écarté d’une telle réflexion.

La décen­tral­i­sa­tion sem­ble ain­si avoir été conçue surtout en fonc­tion des règles internes de la strat­i­fi­ca­tion admin­is­tra­tive, et non par rap­port à un souci d’ef­fi­cac­ité et d’adapt­abil­ité économique. Ceci est d’au­tant plus para­dox­al que le secteur local tient une place crois­sante au sein du secteur public !

Un exa­m­en atten­tif de la sit­u­a­tion finan­cière glob­ale du secteur local mon­tre que, pris­es glob­ale­ment, et sans mécon­naître les prob­lèmes ponctuels ren­con­trés ici ou là, les col­lec­tiv­ités locales français­es sont en excel­lente san­té finan­cière, ce qui a notam­ment per­mis à la France de respecter les critères budgé­taires du traité de Maastricht.

De telles con­clu­sions sont claire­ment exprimées dans le rap­port pour 1998 de l’Ob­ser­va­toire sur les finances des col­lec­tiv­ités locales, instance présidée par Jean-Pierre Four­cade, séna­teur-maire de Boulogne-Bil­lan­court et qui vient d’ailleurs con­forter les obser­va­tions faites précédem­ment dans le cadre du rap­port sur l’é­tat des finances publiques établi à la demande du Pre­mier min­istre en juil­let 1997.

Si l’on veut bien admet­tre par ailleurs que la ges­tion de prox­im­ité, dès lors qu’elle est effec­tive, est le meilleur mode de ges­tion pour les citoyens (selon le principe, désor­mais clas­sique, de sub­sidiar­ité), ce n’est pas à “moins” mais à “plus de décen­tral­i­sa­tion” qu’il con­vient de s’at­tach­er. C’est donc bien à un appro­fondisse­ment de cette décen­tral­i­sa­tion que nous devons désor­mais réfléchir, à l’heure où un réamé­nage­ment en pro­fondeur du ter­ri­toire et une plus grande respon­s­abil­i­sa­tion des élus locaux s’im­posent face à l’émer­gence de pou­voirs locaux qui appa­rais­sent mieux struc­turés dans les autres pays d’Europe.

Com­ment ne pas rap­pel­er en effet que la mise en place de l’eu­ro, si elle va ren­forcer l’Eu­rope par rap­port au reste du monde, ne man­quera pas d’ex­ac­er­ber une véri­ta­ble con­cur­rence ter­ri­to­ri­ale à l’in­térieur même de l’e­space européen. Total­isant près de 300 mil­lions d’habi­tants et un PIB de l’or­dre de 5 000 mil­liards d’eu­ros (à peu près équiv­a­lent à celui des États Unis — soit 22 % du PIB mon­di­al), les onze pays de la zone euro vont con­stituer un espace de cha­lan­dise plus vaste néces­si­tant un change­ment de taille cri­tique de la part des entreprises.

Dès lors les regroupe­ments et les alliances entre entre­pris­es con­duiront inévitable­ment à une nou­velle répar­ti­tion géo­graphique des activ­ités économiques et à une plus grande con­cur­rence entre les ter­ri­toires. Les atouts et les avan­tages des ter­ri­toires pour­ront plus facile­ment être com­parés, ce qui rend néces­saire un change­ment fon­da­men­tal de com­porte­ment des col­lec­tiv­ités locales français­es : il leur fau­dra se lancer dans une véri­ta­ble coopéra­tion avec les entre­pris­es et assumer pleine­ment le rôle d’ac­teur du développe­ment économique qui leur incombe désormais.

Je voudrais insis­ter sur cette néces­saire col­lab­o­ra­tion entre le monde de l’en­tre­prise et celui des col­lec­tiv­ités locales : elle me paraît essen­tielle. Il est aujour­d’hui fon­da­men­tal que les décideurs locaux et les dirigeants d’en­tre­prise se com­pren­nent mieux et tra­vail­lent de con­cert au développe­ment général. En effet, le con­cept de ter­ri­toire, porté par les décideurs locaux, est sans aucun doute la clé de l’équili­bre social. C’est à tra­vers le ter­ri­toire que peu­vent s’ex­primer les notions d’en­racin­e­ment et de sécu­rité, encore plus fon­da­men­tales à l’heure de la mon­di­al­i­sa­tion des économies.

Au-delà même d’en­jeux stricte­ment économiques, tels que la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, la recon­ver­sion et la réin­ser­tion ou le développe­ment des ser­vices de prox­im­ité, dont l’ef­fi­cac­ité exige qu’ils se situent au plan local, le ter­ri­toire est le lieu d’une recherche d’i­den­tité, essen­tielle dans un monde en per­ma­nente mutation.

Pour con­tribuer à un meilleur développe­ment économique, il est cer­taine­ment néces­saire avant tout de pour­suiv­re la maîtrise des dépens­es publiques, afin de nous rap­procher au moins de la moyenne européenne ; ceci est un objec­tif macroé­conomique majeur. Mais il con­vient aus­si bien de procéder à la déf­i­ni­tion d’une nou­velle organ­i­sa­tion des pou­voirs locaux et il ne s’ag­it pas là d’un objec­tif con­tra­dic­toire au précé­dent, bien au con­traire : une meilleure organ­i­sa­tion serait plus économe des deniers publics.

Dès lors, je voudrais rap­pel­er ici la prob­lé­ma­tique qui à mes yeux est seule de nature à “bous­culer” quelque peu la résis­tance au change­ment qui car­ac­térise avant tout notre approche insti­tu­tion­nelle. Trois axes, trois objec­tifs peu­vent être fixés.

Pour répon­dre à l’im­pératif d’ef­fi­cac­ité économique, il faut d’abord s’as­sur­er d’une vision réelle­ment glob­ale des dépens­es publiques, dont la maîtrise est un axe d’ori­en­ta­tion désor­mais retenu par l’É­tat depuis plusieurs années. La loi sur le finance­ment de la Sécu­rité sociale, qui a don­né à l’É­tat le pou­voir de fix­er des normes en ce qui con­cerne les bud­gets soci­aux, doit aus­si s’ac­com­pa­g­n­er d’un débat d’ori­en­ta­tion spé­ci­fique­ment con­sacré au secteur pub­lic local. Ain­si — et il con­vient de rap­pel­er qu’un tel proces­sus existe déjà au Dane­mark ou au Roy­aume-Uni — com­ment ne pas imag­in­er que l’évo­lu­tion annuelle des finances locales puisse faire l’ob­jet d’un cadrage macroé­conomique por­tant sur le niveau glob­al des dépens­es et des recettes ?

Les objec­tifs de régu­la­tion seraient dis­cutés au Par­lement entre l’É­tat et les grandes asso­ci­a­tions d’élus. Une telle con­fig­u­ra­tion n’est pas entière­ment inédite puisqu’on les con­sulte déjà aujour­d’hui, au tra­vers du Comité des finances locales, au sujet de l’évo­lu­tion des con­cours financiers ver­sés par l’É­tat. Ensuite, pour don­ner aux élus locaux une plus grande maîtrise de l’évo­lu­tion de leurs dépens­es, il con­viendrait de dépass­er le statut unique actuel de la fonc­tion publique qu’elle soit d’É­tat ou ter­ri­to­ri­ale ; le cadre d’une con­ven­tion col­lec­tive négo­ciée entre les élus locaux et les instances représen­ta­tives du per­son­nel apporterait tout à la fois sécu­rité aux agents et une plus grande maîtrise de la prin­ci­pale dépense de fonc­tion­nement dans les bud­gets locaux.

Enfin — faut-il le rap­pel­er ? — il n’y a pas d’ef­fi­cac­ité économique sans investisse­ments durables, gages essen­tiels de l’amélio­ra­tion du cadre de vie et du développe­ment économique. Les citoyens sont aujour­d’hui très attachés aux équipements sus­cep­ti­bles de réduire la pol­lu­tion ou d’autres nui­sances. Tout comme les citoyens, les entre­pris­es ont besoin d’in­fra­struc­tures per­for­mantes et ratio­nal­isées conçues sur des éch­e­lons ter­ri­to­ri­aux pertinents.

Pour répon­dre à l’im­pératif de l’at­trac­tiv­ité fis­cale, il con­vient cer­taine­ment de s’at­tel­er à la red­outable besogne d’un toi­let­tage général de notre fis­cal­ité locale — fruit d’une accu­mu­la­tion his­torique dev­enue inex­tri­ca­ble, et donc inex­plic­a­ble ! — au besoin en reprenant même l’ar­chi­tec­ture générale de l’im­pôt dans notre pays. La com­péti­tion à l’échelle européenne impose la recherche d’un “mieux-dis­ant” fis­cal. Nos ter­ri­toires ne pour­ront se dévelop­per et attir­er des pop­u­la­tions et des entre­pris­es que s’ils leur pro­posent un sys­tème fis­cal attractif.

Or ce critère joue aujour­d’hui en notre défaveur par rap­port à nos com­péti­teurs européens, de par sa com­plex­ité et l’ir­re­spon­s­abil­ité qu’il engen­dre. Il ne s’ag­it plus de le “replâtr­er” mais de le réamé­nag­er en pro­fondeur. La loi de finances pour 1999 a engagé cette réforme en pro­gram­mant à terme la dis­pari­tion de la taxe pro­fes­sion­nelle. Compte tenu du boule­verse­ment des ressources des col­lec­tiv­ités qu’elle entraîne, il con­vient absol­u­ment de réfléchir à un nou­veau partage de l’ensem­ble des ressources fis­cales entre l’É­tat et les col­lec­tiv­ités locales. Le ren­force­ment de la péréqua­tion entre les col­lec­tiv­ités pour­rait s’ef­fectuer plus effi­cace­ment en région­al­isant les critères d’at­tri­bu­tion des prin­ci­pales dota­tions, aujour­d’hui fixés au plan national.

Par­mi les critères d’évo­lu­tion à priv­ilégi­er pour plus de clarté et donc d’ef­fi­cac­ité économique, on pour­rait utile­ment recom­man­der une spé­cial­i­sa­tion fis­cale par caté­gorie de col­lec­tiv­ités locales, principe selon lequel chaque impôt serait affec­té à une seule caté­gorie de col­lec­tiv­ités locales. Ce sys­tème est en vigueur chez la plu­part de nos parte­naires européens, où le plus sou­vent tel ou tel type de col­lec­tiv­ité ter­ri­to­ri­ale est seul à décider de tel ou tel impôt.

Enfin, la clar­i­fi­ca­tion insti­tu­tion­nelle s’im­pose. L’ex­cep­tion ter­ri­to­ri­ale française est un sujet pas­sion­nant et pas­sion­nel qui tient à l’ex­is­tence de 26 régions, 100 départe­ments et plus de 36 000 com­munes, elles-mêmes regroupées en près de 20 000 étab­lisse­ments publics de coopéra­tion inter­com­mu­nale, cha­cun doté de com­pé­tences générales… Une telle com­plex­ité, fruit d’une his­toire longue et mou­ve­men­tée, n’ap­pa­raît plus viable aujour­d’hui. Com­ment ne pas imag­in­er un ter­ri­toire nation­al découpé en régions à taille européenne, en vastes et effi­caces aggloméra­tions urbaines et en pays — ou inter­com­mu­nal­ités plus rurales — qui respecterait mieux les réal­ités actuelles sans pour autant renier l’héritage historique.

Il ne s’ag­it pas de sup­primer tel ou tel éch­e­lon actuel d’ad­min­is­tra­tion ; il s’ag­it de con­stru­ire des espaces per­ti­nents pour l’ex­er­ci­ce des com­pé­tences locales. Pour cela, on pour­rait entre­pren­dre une réflex­ion cen­trée sur la fin du mod­èle unique d’or­gan­i­sa­tion ter­ri­to­ri­ale à qua­tre niveaux, dont on voit suff­isam­ment les faib­less­es, pour priv­ilégi­er une organ­i­sa­tion dif­féren­ciée et évo­lu­tive adap­tée aux besoins locaux.

À titre d’ex­em­ple, pourquoi ne pas imag­in­er une seule col­lec­tiv­ité alsa­ci­enne regroupant la région et les deux départe­ments actuels, ou un grand Lyon qui regrouperait dans un seul ensem­ble, l’actuelle com­mu­nauté urbaine, le départe­ment, la ville et les com­munes limitrophes ?

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Voilà les quelques pistes de réflex­ion que je souhaitais évo­quer avant de laiss­er la parole aux élus, aux respon­s­ables d’en­tre­pris­es et aux experts du secteur local. Acteur pas­sion­né de la décen­tral­i­sa­tion, je suis aus­si un obser­va­teur atten­tif des évo­lu­tions économiques qui con­tribuent à faire de l’Eu­rope un espace géo­graphique unique majeur, mais à l’in­térieur duquel les ter­ri­toires joueront un rôle déterminant.

Le débat sur l’évo­lu­tion des struc­tures ter­ri­to­ri­ales, que j’ap­pelle con­stam­ment de mes vœux, est sans doute la meilleure façon de faire avancer la décen­tral­i­sa­tion, réforme poli­tique majeure et de longue haleine dont l’évo­lu­tion con­di­tionne, j’en suis per­suadé, l’avenir et la réus­site de la France.

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