Santé mentale au travail © melita/ Adobe Stock

Santé mentale au travail, pourquoi s’emparer rapidement du sujet ?

Dossier : Soft skillsMagazine N°787 Septembre 2023
Par Jérôme CREST (X04)

La pro­mo­tion d’une cul­ture pos­i­tive de la san­té men­tale se heurte à de vieilles représen­ta­tions étrange­ment doloristes du monde pro­fes­sion­nel, mais le temps fait son œuvre : deux ans de crise san­i­taire et de boule­verse­ments dans l’ordre du tra­vail ont ébran­lé le vieux monde. Un monde nou­veau est en train de naître, qui accorde une place crois­sante au bien-être psy­chologique. L’entreprise de demain sera compt­able de la san­té men­tale de ses col­lab­o­ra­teurs, ou ne sera pas.

La longue péri­ode anx­iogène que nous avons vécue ces dernières années a mar­qué les esprits et trans­for­mé durable­ment l’organisation du tra­vail, comme notre rap­port à l’entreprise. De nom­breux salariés sont en quête de sens ; d’autres sont en souf­france. Si la san­té men­tale au tra­vail est de moins en moins un tabou, elle reste un sujet déli­cat pour bon nom­bre d’entreprises. On a gag­né le droit d’être vul­nérable, mais on est alors éti­queté « mail­lon faible », parce que, cul­turelle­ment, les choses n’ont pas telle­ment évolué.


Lire aus­si : La san­té, ça se travaille !


Distinguer vulnérabilité et faiblesse

Con­traire­ment à l’idée reçue, la vul­néra­bil­ité n’est pas faib­lesse, loin de là : parce qu’elle con­siste à accepter ses failles, à partager ses émo­tions et ses sen­ti­ments comme ses idées et ses opin­ions, elle rap­proche et crée de la con­fi­ance, favorisant l’implication et le plaisir. Assumer ses imper­fec­tions, expos­er ses doutes, deman­der de l’aide, c’est en effet don­ner à autrui la pos­si­bil­ité de vous con­naître vrai­ment, de vous voir tel(le) que vous êtes, au-delà de l’arsenal ordi­naire déployé pour mas­quer la vul­néra­bil­ité. Le temps est venu de chang­er notre vision de la san­té men­tale, de réin­ven­ter la préven­tion des risques psy­choso­ci­aux sou­vent axée sur la ges­tion de la souf­france pour mieux accom­pa­g­n­er les col­lab­o­ra­teurs, qui demeurent l’actif le plus pré­cieux des entreprises.

Un enjeu de société

2,55 mil­lions de salariés en burn out sévère d’après le Baromètre Empreinte humaine. Le chiffre est con­fon­dant. Et n’est-ce pas, de sur­croît, l’arbre immense qui cache la forêt ? Com­bi­en de col­lab­o­ra­teurs, sans être en burn out « sévère », ne vont pas bien aujourd’hui ? Selon le même sondage, 38 % des salariés seraient en détresse psy­chologique, un indi­ca­teur de san­té men­tale recon­nu qui chevauche des symp­tômes de dépres­sion et d’épuisement.

Face à cette réal­ité, les entre­pris­es ne peu­vent plus se voil­er la face et doivent se saisir du sujet de la san­té men­tale des col­lab­o­ra­teurs. On voit bien que les lignes de sou­tien psy­chologique ont fait leur temps, qu’elles sont large­ment insuff­isantes, inadap­tées, et que l’enjeu est d’avoir une approche sys­témique, dif­fusée dans toutes les strates de l’organisation, mêlant sen­si­bil­i­sa­tion, mesure, accom­pa­g­ne­ment col­lec­tif et indi­vidu­el. Parce que le bien-être est lui aus­si con­tagieux, dirigeants et DRH sont invités à repenser la manière d’accompagner l’ensemble de leurs col­lab­o­ra­teurs, ceux qui souf­frent, et tous les autres.

Dédramatiser le sujet de la santé mentale

Il est en effet impor­tant de dévelop­per une cul­ture large­ment inclu­sive de la san­té men­tale au tra­vail, de sor­tir cette ques­tion de la zone d’ombre du juge­ment, de chang­er de dis­cours aus­si : la san­té men­tale ne con­cerne pas que les col­lègues en burn out.

Si les col­lab­o­ra­teurs qui vont bien suiv­ent un pro­gramme d’accompagnement pour pren­dre soin de leur san­té men­tale, cela banalise de fait le droit à la ten­dance opposée : ceux qui vont mal et qui hésit­eraient à le faire savoir sont entraînés dans un cer­cle vertueux qui con­siste ni plus ni moins qu’à pren­dre soin de soi, à ne plus refouler sa vul­néra­bil­ité. Il est décent de ne pas se sen­tir bien ; il est urgent de le faire savoir. Trou­ver leurs ambas­sadeurs aus­si, des respon­s­ables, RH ou non, qui auront à cœur de faire une pri­or­ité du bien-être psy­chologique des collaborateurs.

Un man­ageur qui par­le ouverte­ment de la san­té men­tale comme d’un sujet qui con­cerne tout le monde aide à libér­er la parole et favorise la prise de con­science. De même, un dirigeant qui témoign­erait des bien­faits qu’il retire per­son­nelle­ment de tels dis­posi­tifs d’accompagnement indi­vidu­el pour­rait bal­ay­er d’un seul coup les réserves de celles et ceux qui gar­dent le silence par crainte d’être jugé(e)s.

Libérer la parole

Nous voyons l’exemple d’Arthur Sadoun de Pub­li­cis, à la suite de l’annonce de son can­cer… Qu’un PDG ose expos­er ses faib­less­es autorise ain­si son organ­i­sa­tion à le faire. Décou­vrir l’humain der­rière l’image de celui ou de celle censé(e) incar­n­er l’assurance, la déter­mi­na­tion et la per­for­mance à toute épreuve serait puis­sam­ment inspi­rant. Alors… quand patrons et respon­s­ables com­pren­dront-ils que la vul­néra­bil­ité sus­cite l’empathie et par là même des rela­tions humaines plus authentiques ?

Dire que la san­té men­tale con­cerne tous les col­lab­o­ra­teurs, ce n’est pas seule­ment per­me­t­tre à ceux qui vont bien de con­tin­uer à aller bien, c’est déstig­ma­tis­er ceux qui aspirent à aller mieux. Car le bien-être au tra­vail n’est pas juste un acquis pour les uns et une con­quête pour les autres. C’est aus­si, et peut-être d’abord, une atten­tion au quo­ti­di­en à préserv­er sa san­té men­tale et à se pré­mu­nir con­tre les risques psy­choso­ci­aux, par exem­ple en dévelop­pant des fac­teurs de pro­tec­tion sans lesquels on est sou­vent con­duit à blo­quer ses émo­tions, par un mécan­isme d’autodéfense. On peut en effet s’être si bien con­va­in­cu que tout va bien, que le stress est gérable, la pres­sion sup­port­able, que l’on ne voit pas venir le burn out.

Petit test…

Puis-je exprimer libre­ment mes idées en réu­nion, devant mon respon­s­able et mon N+2, même si je suis en désac­cord avec l’un ou l’autre, voire avec les deux ? Puis-je deman­der de l’aide à mes col­lègues, à mon man­ageur, et l’obtenir, si je suis en dif­fi­culté sur une mis­sion que l’on m’a con­fiée ? Ai-je le droit de me tromper, de faire des erreurs, sans ris­quer cri­tiques, rép­ri­man­des ou sanc­tions ? Puis-je être vrai­ment transparent(e) dans mes feed­backs ? Si vous pou­vez répon­dre par l’affirmative à cha­cune de ces ques­tions, vous tra­vaillez actuelle­ment dans un cli­mat de sécu­rité psy­chologique. Tout sem­ble avoir été mis en place pour que les salariés se sen­tent bien, libres mais accom­pa­g­nés, autonomes mais soutenus, écoutés et entendus.

Créer un climat de sécurité psychologique

De nom­breuses entre­pris­es peinent à créer un tel cli­mat… Créer un cadre qui soit débar­rassé de la peur per­me­t­trait l’épanouissement pro­fes­sion­nel de cha­cun et favoris­erait l’innovation. Quand on sanc­tionne, les erreurs ne sont pas moins com­mis­es : elles sont tout sim­ple­ment cachées… Pas d’angélisme ou de naïveté dans cette con­cep­tion de l’intelligence émo­tion­nelle et rela­tion­nelle au travail.

La sécu­rité psy­chologique est pré­cisé­ment un mod­èle de col­lab­o­ra­tion au sein duquel on peut se dire les choses en toute trans­parence, exprimer ses réserves et ses désac­cords sans que cela ne soit vex­a­toire ou pris per­son­nelle­ment, sans crain­dre un retour de bâton. L’idée est de con­stru­ire ensem­ble, de bâtir par et sur la diver­sité des points de vue, et de dépass­er les con­flits, si con­flit il y a, par la con­science de l’intérêt com­mun. De fait, la sécu­rité psy­chologique per­met de se recen­tr­er sur l’intérêt com­mun et d’éviter de gaspiller son énergie à se pro­téger en tant qu’individu dans l’organisation.

Des conditions de création

Com­ment con­tribuer à créer un tel cli­mat ? En for­mant les man­ageurs aux principes de l’écoute active et du feed­back, en détec­tant les com­porte­ments tox­iques, en faisant la pro­mo­tion d’une cul­ture du test and learn. Plus vite on apprend de ses erreurs, plus vite on peut chang­er de direc­tion et délivr­er un pro­duit adap­té au marché.

Quand on ne ressent plus le besoin de se pro­téger, on laisse en effet der­rière soi toute une série d’entraves psy­chologiques qui nuisent à la réflex­ion et à la créa­tiv­ité, ce qui per­met de tra­vailler plus effi­cace­ment, parce que l’esprit n’est plus occupé à penser à ce qui pour­rait arriv­er en cas d’erreur ou d’échec.

On aura beau recruter les meilleurs tal­ents du monde, ils seront moins per­for­mants sans la cul­ture organ­i­sa­tion­nelle adap­tée. Car, si les con­di­tions prop­ices au tra­vail en équipe et à la col­lab­o­ra­tion ne sont pas réu­nies, il y a de fortes chances pour que cela impacte le poten­tiel de chacun.

Tenir les engagements

Bien sûr, il faut que les déc­la­ra­tions d’intention sur le droit à l’erreur, sur le droit à la parole, sur le droit à la con­tra­dic­tion, à l’opposition con­struc­tive, soient suiv­ies d’effet, que cela se véri­fie au jour le jour et sur le temps long. Car, si un dirigeant ou un man­ageur revient sur ces principes, ces tables de la loi de la sécu­rité psy­chologique, il rompt le pacte de con­fi­ance et sape les fonde­ments d’un mod­èle qui ne tient pas sans l’exemplarité des responsables.

Dans le même ordre d’idées, il est impor­tant que cette exem­plar­ité se matéri­alise au quo­ti­di­en : mon­tr­er que les doutes des uns et des autres sont enten­dus, que l’on en tient compte, que chaque parole, chaque voix compte. Venir tra­vailler avec la con­vic­tion que l’on veille sur vous et non pas que l’on vous sur­veille change tout : la con­fi­ance et le bien-être demeurent les meilleures moti­va­tions du salarié.

Réinventer la prévention des risques psychosociaux

Ce ne sont pas les col­lab­o­ra­teurs que l’on a iden­ti­fiés comme plus frag­iles qui craque­nt, mais bien ceux qui ont tu trop longtemps une souf­france, qui ont refoulé leurs émo­tions ou l’expression d’un stress quo­ti­di­en, tirant sur la corde jusqu’à la rompre. De là, encore, la néces­sité de dis­posi­tifs de préven­tion et de suivi en amont qui inclu­ent et impliquent l’ensemble des col­lab­o­ra­teurs ; nous sommes englués dans une cul­ture du curatif, de l’action ponctuelle et de la solu­tion indi­vidu­elle, au lieu d’être dans le préven­tif, l’action pérenne et la logique col­lec­tive. Il n’est pas néces­saire d’aller mal (ou d’attendre d’aller mal) pour être accom­pa­g­né. L’important est d’adapter l’accompagnement aux besoins, voire à l’absence de besoins, de per­son­nalis­er le suivi et d’amener le col­lab­o­ra­teur à s’approprier la démarche, de faire en sorte qu’il en devi­enne à la fois l’acteur et le promoteur.

“Faire de la santé mentale un levier de valeur pour l’entreprise.”

Il est impor­tant d’opérer un change­ment cul­turel afin de met­tre la san­té men­tale au cœur des organ­i­sa­tions. Lever le tabou, dédrama­tis­er le sujet de la san­té men­tale jusqu’à ce que cha­cun se sente autorisé à l’aborder, don­ner aux salariés les out­ils pour pren­dre soin d’eux en autonomie et en toute con­fi­den­tial­ité, qu’ils ail­lent bien ou qu’ils soient en souf­france, don­ner aux man­ageurs les clés pour accom­pa­g­n­er les sit­u­a­tions de mal-être. Cela per­met d’accompagner plus de sit­u­a­tions, plus tôt et plus en pro­fondeur, et de faire de la san­té men­tale un levi­er de valeur pour l’entreprise.


Références

Commentaire

Ajouter un commentaire

Loïc Bat­térépondre
7 septembre 2023 à 11 h 31 min

Mer­ci Jérôme de par­ticiper à cette prise de con­science des enjeux de san­té men­tale. Il me paraît cepen­dant dif­fi­cile de créer un véri­ta­ble cli­mat de sécu­rité psy­chologique sans agir au préal­able sur les représen­ta­tions cul­turelles de ce qu’est le lead­er­ship. Les organ­i­sa­tions récom­pensent trop sou­vent une mise en scène de la con­fi­ance en soi, une capac­ité à faire pré­val­oir son opin­ion quitte à pass­er en force, une forme d’a­gres­siv­ité, qui toutes nuisent au bien-être des indi­vidus et à leur capac­ité à s’ex­primer et à pro­gress­er dans leur tra­vail. Com­ment, dès lors, met­tre en place des contre-modèles ?

Répondre