Est-ce une science de se connaître ?

Est-ce une science de se connaître ?

Dossier : Soft skillsMagazine N°787 Septembre 2023
Par Marion GENAIVRE

L’acquisition des soft skills passe par le fait de dévelop­per une con­nais­sance plus fine de soi-même. Mais qu’est-ce que « se con­naître » ? Sci­ence dure, sci­ence molle ? Sci­ence tout de même ? Voici la vision d’une philosophe par ailleurs engagée dans le monde de l’entreprise et de ses enjeux humains. Se con­naître, c’est con­naître ses valeurs, avant tout.

Il faut clar­i­fi­er tout de suite qui est le sujet de la ques­tion. Car, s’il s’agit de l’être humain en général et de notre capac­ité à pro­duire une con­nais­sance sur ce qu’il est, dis­ons grossière­ment que la médecine en atteste sur le plan du corps et la psy­cholo­gie sur le plan de l’esprit. Mais, si la ques­tion se con­jugue à la pre­mière per­son­ne, elle prend une tout autre réso­nance : est-ce une sci­ence de me con­naître moi-même ?

Science molle : et alors ? 

Il faut dire d’emblée que la ques­tion s’élève évidem­ment sur fond d’une par­ti­tion aujourd’hui large­ment admise entre deux grandes modal­ités de la con­nais­sance humaine : la modal­ité des sci­ences dites « dures » ou « exactes » (math­é­ma­tiques, physique, chimie, biolo­gie) et celle des sci­ences dites « molles » ou « humaines » (philoso­phie, soci­olo­gie, anthro­polo­gie, psy­cholo­gie). Par « dure », on veut sig­ni­fi­er que la sci­en­tificité des pre­mières est plus robuste que celle des sec­on­des et, par sci­en­tificité, on veut dire le degré d’objectivité et de vérité atteint, tant du fait des méth­odes employées pour génér­er la con­nais­sance que du fait des objets sur lesquels ces méth­odes portent.

Dans les deux cas, de prime abord, la réponse sem­ble toute trou­vée : oui, la con­nais­sance de soi est une sci­ence, mais une sci­ence molle puisqu’elle relève de la philoso­phie ou de la psy­cholo­gie (cer­tains ajouteraient même sans doute : de la spir­i­tu­al­ité). Mais on brûle de deman­der : et alors ? Autrement dit, quelles con­clu­sions en tir­er ? Que cette con­nais­sance, étant moins objec­tive que celle des sci­ences dures, a moins d’intérêt, voire moins de valeur (choisir de traduire soft par « mou » en dit déjà long…) ? Si oui, de quel point de vue ? Celui de l’individu ou celui de l’organisation dans laque­lle il évolue ?


Lire aus­si : Pourquoi les poly­tech­ni­ciens ont aus­si besoin des Soft skills


Connais-toi toi-même

Dif­fi­cile d’entamer notre réflex­ion sur le sujet sans penser immé­di­ate­ment à la maxime Gnothi seau­ton « Con­nais-toi toi-même », ren­due célèbre pour son usage philo­sophique par Socrate. C’est, selon le Charmide de Pla­ton, la plus anci­enne des trois maximes qui étaient gravées à l’entrée du tem­ple d’Apollon à Delphes. Il est intéres­sant de not­er que, à cette époque, la sci­ence et la philoso­phie, com­prise comme quête rationnelle des vérités de l’existence, sont indis­so­cia­bles. Thalès, le fon­da­teur de l’école de Milet, fut tout à la fois philosophe, astronome et math­é­mati­cien. Tout comme le furent Pythagore, Dém­ocrite ou Aristote.

Une conception très vaste du savoir

Cette con­cep­tion très vaste du savoir, asso­ciant étroite­ment physique, méta­physique, théolo­gie, ontolo­gie, logique, éthique, anthro­polo­gie, va se main­tenir jusqu’à l’époque mod­erne. René Descartes, Blaise Pas­cal ou Got­tfried Leib­niz sont des penseurs dont les œuvres con­ti­en­nent encore à la fois des math­é­ma­tiques, de la théolo­gie et de l’éthique. Ce n’est qu’à par­tir du XVIIIe siè­cle que les math­é­ma­tiques et les sci­ences expéri­men­tales vont s’autonomiser, se diver­si­fi­er et se tech­ni­cis­er grâce à une épisté­molo­gie stricte. Et ce n’est qu’au début du XIXe siè­cle que les sci­ences dites « humaines » – psy­cholo­gie, anthro­polo­gie, lin­guis­tique, soci­olo­gie… – apparaissent.

« Science » humaine ? 

C’est ici que nous retrou­vons notre ques­tion. L’expression « sci­ence humaine » est-elle un abus de lan­gage ? Autrement dit, ces dis­ci­plines que sont notam­ment la philoso­phie et la psy­cholo­gie, et dont l’objet d’étude n’est autre que l’être humain lui-même, sont-elles à pro­pre­ment par­ler des sci­ences ? Tout dépend évidem­ment ce qu’on entend par « sci­ence ». Le mot lui-même nous vient du latin sci­en­tia et sig­ni­fie lit­térale­ment savoir, con­nais­sance. Que Pla­ton dis­tingue de l’opinion, la fameuse doxa. Con­naître, avoir un rap­port sci­en­tifique au réel donc, c’est être capa­ble de com­pren­dre, de définir et d’articuler les phénomènes du monde. C’est avoir un rap­port objec­tivé au réel ; un rap­port dans lequel les effets de notre sub­jec­tiv­ité sont neu­tral­isés grâce à une méthode de recherche, d’expérimentation et de réfutabil­ité des résul­tats de cette expéri­men­ta­tion. Le lan­gage priv­ilégié de cette méthode est le lan­gage mathématique.

Des causes aux raisons 

Seule­ment voilà, l’être humain n’est pas un « objet » d’étude comme les autres, en ce qu’il n’est pré­cisé­ment pas un objet. De nom­breux auteurs ont dévelop­pé une cri­tique de la volon­té d’appliquer les méth­odes des sci­ences de la nature à l’être humain, dans la mesure même où ces ten­ta­tives reve­naient à réi­fi­er ce dernier, à nier ce qui fait son essence, à savoir sa capac­ité de soumet­tre sa con­duite à l’arbitrage de sa rai­son et de sa liber­té. Si, comme l’affirmait Rousseau, et Kant après lui, le pro­pre de l’homme est la liber­té, c’est-à-dire l’obéissance à la loi qu’il s’est pre­scrite, alors une telle autodéter­mi­na­tion, ou autonomie, en fait un être atyp­ique, ultime­ment rebelle à tout traite­ment objec­ti­vant, dont le com­porte­ment ne s’explique plus seule­ment par des caus­es, mais se com­prend à la lumière des raisons qu’il se donne.

La critique de Husserl

Non seule­ment une sci­ence exacte du com­porte­ment humain ne serait donc pas pos­si­ble, mais elle ne serait prob­a­ble­ment pas souhaitable, car cela sig­ni­fierait qu’il ne reste plus rien de liber­té en l’homme. Or cette liber­té ne cesse de s’attester en nous à tra­vers la ques­tion du sens de notre exis­tence, qui est à la fois méta­physique et iden­ti­taire. Pourquoi sommes-nous là ? Qui suis-je ? Face à ces ques­tions, le philosophe Edmund Husserl affirme : « La sci­ence n’a rien à nous dire. Les ques­tions qu’elle exclut par principe sont pré­cisé­ment les ques­tions qui sont les plus brûlantes à notre époque mal­heureuse pour une humani­té aban­don­née aux boule­verse­ments du des­tin : ce sont les ques­tions qui por­tent sur le sens ou l’absence de sens de toute cette exis­tence humaine. » (La Crise des sci­ences européennes et la phénoménolo­gie tran­scen­dan­tale, éd. Gal­li­mard 1976, p. 10.)

Husserl cri­tique la pré­ten­tion de la sci­ence à fournir à l’homme une représen­ta­tion sys­té­ma­tisée de ce qu’il est et du monde dans lequel il se trou­ve. Le sujet, estime-t-il, peut à bon droit ne pas se recon­naître dans l’édifice tech­ni­co-sci­en­tifique qui lui est pro­posé. Après tout, il existe bien d’autres manières de se rap­porter au monde et aux autres que celle fondée sur la pré­va­lence de la bina­rité, du caté­goriel et du mesurable. Le fait est que, si la sci­ence mod­erne a hérité de l’idée grecque de la vérité comme sys­tème de dis­cours cohérent, elle n’a pas retenu l’idée que la con­nais­sance du monde devait con­duire l’homme à la con­nais­sance de lui-même et vice ver­sa. Or c’est l’un des sens du « Con­nais-toi toi-même » : tra­vaille à la con­science de toi-même et à ton humani­té et tu com­pren­dras le cos­mos et ta place dans celui-ci.

Bergson et l’intuition

S’il n’est bien sûr pas exclu que ce tra­vail de la con­science se fasse à l’aide de méth­odes, il procède avant tout d’une volon­té de ne pas subir sa pro­pre exis­tence, de sor­tir de l’ignorance de la vie de ses besoins, désirs et peurs, pour être à la pointe de son humani­té. Pour répon­dre à cette volon­té, l’introspection et l’intuition sont à la portée de tout un cha­cun. C’est ce que les grands sages de l’histoire de l’Humanité ont prou­vé par leur pro­pre expéri­ence, eux qui n’ont soumis leur quête à aucune sci­en­tificité, ni appliqué aucune méthode particulière.

Ce qu’il faut réus­sir à appréhen­der ici, c’est que toute con­nais­sance en général – et la con­nais­sance de soi en par­ti­c­uli­er – n’est pas néces­saire­ment ni exclu­sive­ment rationnelle. C’est l’un des grands enseigne­ments d’Henri Berg­son, qu’on ne peut pas vrai­ment tax­er d’ésotérisme puisqu’il faut rap­pel­er qu’il a obtenu le pre­mier prix du con­cours général de math­é­ma­tiques avant de s’orienter en philoso­phie. Que nous dit-il ? Que l’intelligence, dont la sci­ence est peut-être l’expression la plus par­faite, n’est pas la seule manière d’acquérir une con­nais­sance du monde et une con­nais­sance de soi. L’intuition en est une autre, non moins puis­sante et non moins fiable. Il faut lire ou relire L’Évolution créa­trice pour com­pren­dre pourquoi et com­ment Berg­son peut défendre une telle proposition.

Aristote et les valeurs

Que faut-il retenir du raison­nement mené jusqu’ici ? Que ce n’est peut-être pas une sci­ence de se con­naître mais que ce n’en est pas moins une néces­sité. Car l’existence de l’homme est sus­pendue à des valeurs, sans lesquelles elle n’a elle-même pas de valeur ni de sens. La rai­son pour laque­lle les Grecs de l’Antiquité accor­daient tant d’importance à la réflex­ion per­son­nelle sur la meilleure manière de vivre, c’est que vivre pour un être humain ne con­siste pas seule­ment à con­sid­ér­er des faits, c’est-à-dire ce qui est, mais à réalis­er des valeurs, c’est-à-dire ce qui doit être.

“Ce n’est peut-être pas une science de se connaître mais que ce n’en est pas moins une nécessité.”

Aris­tote, en par­ti­c­uli­er, a bien démon­tré qu’aucune action ne se peut se pass­er de final­ité ; cette final­ité cul­mi­nant tou­jours dans une valeur, qui tran­scende le sim­ple plan de nos besoins. L’essentiel de ce que nous faisons n’est com­préhen­si­ble qu’en référence à un cer­tain sys­tème de valeurs que nous nous sommes libre­ment don­né, ou par rap­port auquel, pour le moins, nous nous sommes libre­ment situés.

Sartre et la conquête de l’humanité

Se con­naître con­siste donc aus­si à con­naître ses valeurs, qui polarisent nos con­cep­tions et nos actions. Con­cep­tions et actions qui, ultime­ment, gou­ver­nent et façon­nent nos insti­tu­tions, nos organ­i­sa­tions, la société dans laque­lle nous évolu­ons. Autrement dit, le monde tel qu’il va n’est que le reflet de ce qu’est cha­cun d’entre nous. Ou, pour être plus juste, le reflet de là où nous en sommes. Car le soi n’est pas une entité for­close et mono­lithique. L’existentialisme d’un Jean-Paul Sartre (mais la philoso­phie du boud­dhisme avant lui) a bien démon­tré que nous sommes ce que nous faisons. Et qu’ainsi, à chaque instant, un nou­veau soi est possible.

“Se connaître consiste aussi à connaître ses valeurs.”

Donc un autre monde. Aus­si con­vien­dra-t-on que, quand bien même la con­nais­sance de ce soi dynamique n’est pas une sci­ence, il ne s’agit pas d’un enjeu mineur. Ce d’autant moins que l’humanité cen­sée nous dis­tinguer de la machine et de l’animal n’est jamais acquise. Notre forme humaine ne suf­fit pas à elle seule à faire de nous un être pleine­ment humain. L’humanité en nous-même est tou­jours à con­quérir et cette con­quête est l’autre nom de la con­nais­sance de soi.

Commentaire

Ajouter un commentaire

Thier­ry Faconrépondre
6 septembre 2023 à 15 h 35 min

Faire l’im­passe sur toute la philoso­phie et la psy­cholo­gie anglo-sax­onnes, tous les développe­ments depuis Sartre et toutes les sci­ences cog­ni­tives (heureuse­ment, on nous aura épargné Freud et Hei­deg­ger) est assez incom­préhen­si­ble. Je préfère le pro­pos du joli livre de Clé­ment Ros­set (philosophe français bien con­nu) “Loin de moi. Etude sur l’i­den­tité”: La con­nais­sance de soi est à la fois inutile et inapétis­sante. Qui sou­vent s’ex­am­ine navance guère dans la con­nais­sance de lui-même. Et moins on se con­nait. mieux on se porte… Mais on imag­ine aisé­ment que les entre­pris­es préfèrent acheter autre chose aux philosophes sur le marché.

Répondre