Russie : transformations et inertie

Dossier : Démographie, un monde de disparitésMagazine N°685 Mai 2013
Par Alain BLUM (78)

L’étude démo­graphique de la Russie est très par­ti­c­ulière, déroutante et intri­g­ante : il faut relever et étudi­er les sta­tis­tiques, et pour détecter les inco­hérences, éla­bor­er des prospec­tives vraisem­blables, ne pas s’arrêter aux pre­mières impres­sions pour bien com­pren­dre ce que les indi­ca­teurs observés de nup­tial­ité, de natal­ité, de mor­tal­ité ou encore de migra­tion révè­lent de la société de la Fédéra­tion de Russie.

La Russie con­naît aujourd’hui une migra­tion de nature postcoloniale

Il faut aller sur le ter­rain, son­der l’opinion publique, inter­roger les dif­férents acteurs, faire la part du passé trag­ique et d’un présent empli de con­tra­dic­tion, entre une société en trans­for­ma­tion et un monde poli­tique dom­i­nant crispé sur le passé et un mod­èle autoritaire.

La baisse de la pop­u­la­tion, qui se pour­suit depuis le début des années 1990, va con­tin­uer dans les années qui vien­nent quels que soient les scé­nar­ios envis­agés. On note, de plus, une grande hétérogénéité : la Sibérie et le Grand Nord se vident peu à peu, en par­ti­c­uli­er depuis la dis­pari­tion des inci­ta­tions finan­cières qui con­dui­saient nom­bre de Russ­es à aller y tra­vailler quelques années.

Les régions ori­en­tales vivent dans un isole­ment crois­sant, qui pour­rait nuire à la cohérence du ter­ri­toire de la Fédéra­tion de Russie, et on voit se dévelop­per en Sibérie un cer­tain nom­bre de reven­di­ca­tions pour acquérir une plus grande autonomie.

REPÈRES
La Russie a comp­té 2,5 mil­lions de nais­sances en 1987, et 1,2 mil­lion en 1999, année où ce chiffre atteint son point le plus bas. En 2011, 1,8 mil­lion d’enfants sont nés. L’excès des décès sur les nais­sances a fluc­tué, entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000, entre 700 000 et 950 000 par an. Il était, en 2011, proche de 130 000. La fécon­dité, de 1,17 enfant par femme en 1990, est aujourd’hui proche de 1,6 enfant par femme. L’espérance de vie mas­cu­line, de 65 ans en 1960, est descen­due jusqu’à 58 ans en 2009 mais remonte depuis peu. Elle était, en 2011, de 64 ans.
Entre 1990 et aujourd’hui, la Russie a per­du près de 5 mil­lions d’habitants. Cer­taines régions, en par­ti­c­uli­er le Grand Nord et une par­tie de la Sibérie, ont été par­ti­c­ulière­ment touchées par le dépe­u­ple­ment. On compte aujourd’hui 143 mil­lions d’habitants.

Des politiques démographiques

La poli­tique se mêle intime­ment à toutes les ques­tions démo­graphiques, et si la baisse de la natal­ité prend de l’ampleur à par­tir de 1990- 1991, les députés de l’opposition y voient une con­séquence de la poli­tique ultra­l­ibérale mise en place à l’époque par Boris Eltsine.

L’analyse des démo­graphes, plus nuancée, va chercher des racines plus lointaines.

La vraie dif­férence porte sur l’espérance de vie

La baisse de la pop­u­la­tion a d’abord été lim­itée par l’arrivée de Russ­es et d’autres nation­al­ités, instal­lés dans les qua­torze anci­ennes Républiques de l’Union sovié­tique dev­enues États indépen­dants. Beau­coup revin­rent : 800 000 en 1995 par exem­ple, mais cette source se tar­it peu à peu. Les appels de Vladimir Pou­tine pour encour­ager le retour de ceux qui sont encore à l’étranger ne sem­blent pas suiv­is d’effets.

En revanche, la Russie con­naît aujourd’hui une migra­tion de nature typ­ique­ment post­colo­niale : Tad­jiks ou Ouzbeks vien­nent tra­vailler dans le bâti­ment, les ser­vices munic­i­paux, les indus­tries minières, dans des con­di­tions sou­vent très précaires.

Affiche de pro­pa­gande : vos records sont néces­saires à notre pays.

Avec Vladimir Pou­tine, le gou­verne­ment russe développe aus­si une poli­tique ouverte­ment natal­iste, qui com­bine un dis­cours con­ser­va­teur sur la famille et l’expression d’une volon­té de puis­sance qui serait mar­quée par le nom­bre. Elle fait une large part à des slo­gans sans ambiguïté, témoin cer­taines affich­es qui ont cou­vert les murs des villes.

Mais elles sont surtout mar­quées par des inci­ta­tions finan­cières impor­tantes, délivrées aux familles dès le deux­ième enfant.

Cette poli­tique est-elle effi­cace ? On pour­rait croire que oui, puisque le nom­bre des nais­sances comme la fécon­dité ont aug­men­té d’environ 40% en un peu plus de dix ans. Cepen­dant, cette remon­tée avait débuté antérieure­ment, et s’observe par ailleurs dans plusieurs pays ayant con­nu une ten­dance ana­logue mais n’ayant pas eu de telles mesures.

Beaucoup de ressemblances avec d’autres pays européens

La com­para­i­son de la démo­gra­phie russe avec celle des autres pays européens mon­tre que, sur le plan de la natal­ité, la Russie ne se dis­tingue pas vrai­ment. Certes les évo­lu­tions y sont plus heurtées, mais l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Grèce ont, elles aus­si, con­nu des péri­odes de très basse natal­ité dont elles ne sor­tent que très lente­ment, quand elles en sortent.

Des nais­sances avancées
De nom­breux démo­graphes esti­ment que les nou­velles nais­sances sont pour la plu­part de sim­ples « avances de cal­en­dri­er ». De plus, les fluc­tu­a­tions rapi­des que génèrent les mesures natal­istes ren­dent dif­fi­cile la poli­tique de suivi mater­nel et infan­tile, de garde de la petite enfance, d’éducation

La vraie dif­férence démo­graphique russe actuelle porte sur l’espérance de vie et sa chute, qui date en fait des années 1960. On est passé de méth­odes col­lec­tives, comme les vac­ci­na­tions général­isées pour lesquelles le sys­tème com­mu­niste était à l’aise, à des méth­odes indi­vid­u­al­isées. C’est par­ti­c­ulière­ment net dans la lutte con­tre le can­cer et les mal­adies car­dio­vas­cu­laires. Dans cette descente lente mais con­tin­ue, il y a eu tout de même quelques points de retourne­ment : ain­si la cam­pagne antial­coolique de Gor­batchev, en 1986, fait remon­ter l’espérance de vie de deux ans en une seule année.

Les gou­verne­ments suc­ces­sifs à la tête de la Fédéra­tion de Russie ne se sont guère émus, jusqu’à ces dernières années, du niveau excep­tion­nelle­ment élevé de la mor­tal­ité, même si, depuis quelque temps, le ton sem­ble chang­er. On attend cepen­dant tou­jours une poli­tique de san­té ambitieuse, vrai­ment indis­pens­able. L’exemple de la République tchèque, où le sys­tème de san­té a été réfor­mé en pro­fondeur et où l’espérance de vie a rapi­de­ment aug­men­té après la chute du mur de Berlin et l’intégration européenne, témoigne des résul­tats d’une poli­tique volon­tariste en la matière.

La pop­u­la­tion de la Russie recen­sée en 2010
La Russie a réal­isé, depuis l’éclatement de l’URSS, deux recense­ments, l’un en 2002, l’autre en 2010. Les résul­tats de ce dernier sont désor­mais, pour leur plus grande part, disponibles (voir en par­ti­c­uli­er le très riche site con­sacré aux résul­tats).
À l’occasion de la pré­pa­ra­tion du recense­ment de 2002, un large débat pub­lic s’était engagé autour de la ques­tion des divers­es « nation­al­ités » (désig­nant, en Russie, des groupes eth­niques) présentes sur le ter­ri­toire. Le recense­ment de 2010 a beau­coup moins don­né lieu à de tels débats. Ce recense­ment a la par­tic­u­lar­ité notable d’être fac­ul­tatif : selon la con­sti­tu­tion de la Fédéra­tion de Russie, aucun citoyen n’est obligé de répon­dre à cer­taines ques­tions (en par­ti­c­uli­er por­tant sur la nation­al­ité – au sens eth­nique du terme – ou sur la langue). On estime qu’environ 2 mil­lions de per­son­nes n’ont pas été recen­sés. Les résul­tats sont de qual­ité très vari­able selon les régions.

Une société en mutation

Les enquêtes d’opinion con­fir­ment l’ancrage européen de la société russe, avec par­fois cepen­dant des diver­gences, tant dans l’opinion que dans les pra­tiques. La cohab­i­ta­tion hors mariage, qui s’est dévelop­pée tar­di­ve­ment, est désor­mais bien réelle.

La société, mal­gré des posi­tions poli­tiques hos­tiles, est désor­mais plus ouverte à l’homosexualité, même si la sépa­ra­tion des rôles, féminins et mas­culins, reste forte.

Comme à l’Ouest, l’alcool clandestin
Les Russ­es apprirent vite à con­tourn­er les lois antial­cooliques, comme le firent les Améri­cains sous la pro­hi­bi­tion et nos bouilleurs de cru sous l’Occupation : ils inven­tèrent mille procédés pour fab­ri­quer de l’alcool clan­des­tin, le fameux samogon, dont la qual­ité est très vari­able et par­fois exécrable. Les empoi­son­nements ont alors crû. Cet élé­ment, par­mi d’autres, explique l’abandon de ces mesures. La perte fis­cale con­sid­érable pour l’État est un autre élé­ment d’explication, ain­si que, de façon générale, le manque de con­vic­tion des autorités politiques.

De façon plus générale, les formes de socia­bil­ité fémi­nine et mas­cu­line, de même que la place de la femme et de l’homme dans la famille restent forte­ment dif­féren­ciées. Le mariage ou la nais­sance du pre­mier enfant restent très pré­co­ces, en regard de ce qu’on observe ailleurs en Europe, mais là aus­si les com­porte­ments se mod­i­fient rapidement.

Enfin, l’avortement avait été, en URSS, le moyen prin­ci­pal de lim­i­ta­tion des nais­sances. Aujourd’hui, le nom­bre d’avortements a con­sid­érable­ment bais­sé, même s’il reste impor­tant. Mal­gré un retard cer­tain, les moyens de con­tra­cep­tion mod­erne sont de plus en plus utilisés.

Si, pen­dant plusieurs années, les analy­ses de la sit­u­a­tion démo­graphique de la Russie ont été car­ac­térisées par un grand pes­simisme, il n’en est plus tout à fait de même aujourd’hui. Mais, pour aboutir à une pro­tec­tion médi­cale et une espérance de vie voisines de celles de l’Occident, le chemin est encore très long.

Dénombrer les peuples ?

La ques­tion du dénom­bre­ment eth­nique est présente depuis plus d’un siè­cle, puisque le pre­mier recense­ment de l’Empire tsariste, en 1897, s’y était intéressé, ain­si que tous les recense­ments sovié­tiques. Depuis l’entre-deux- guer­res, un habi­tant de Russie pos­sède une « nation­al­ité », en fait une eth­nic­ité, qui sera inscrite sur le passe­port sovié­tique. Elle ne fig­ure désor­mais plus sur le passe­port de la Fédéra­tion de Russie, mais la ques­tion con­tin­ue d’être posée au recensement.

Les enquêtes d’opinion con­fir­ment l’ancrage européen de la société russe

L’Institut d’ethnologie et d’anthropologie, prin­ci­pal respon­s­able de l’établissement des listes de nation­al­ités recon­nues en Russie, a établi une liste de deux cents « nation­al­ités », mais aus­si des listes beau­coup plus longues de « dénominations ».

L’établissement d’une telle liste fait tou­jours l’objet d’une longue négo­ci­a­tion entre sci­en­tifiques (eth­no­logues, lin­guistes), sta­tis­ti­ciens (mem­bres de Ros­stat, direc­tion de la sta­tis­tique) et divers acteurs poli­tiques (respon­s­ables de régions, de ter­ri­toires nationaux – tels le Tatarstan ou le Dagh­es­tan –, de respon­s­ables de com­mu­nautés qui dévelop­pent de fortes activ­ités de lobbying).

On trou­ve dans cette liste des Russ­es, bien sûr, des Tatars, des Ukrainiens, des Tchou­vach­es, mais aus­si des Juifs, des Avars, etc. Cer­tains citoyens de la Fédéra­tion de Russie se sont dits « sovié­tiques » ou sim­ple­ment « citoyens de Russie », en petit nom­bre, il est vrai. Ils sont nom­breux à ne pas avoir indiqué de nation­al­ités (autour de 5 mil­lions), soit par refus, soit car ils n’ont pas voulu par­ticiper au recensement.

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