Rigidité de l’offre : une comparaison de l’Italie, de la France et de l’Allemagne

Dossier : Le Sursaut, 2e partieMagazine N°621 Janvier 2007
Par Patrick ARTUS (70)

Les caus­es de la rigid­ité de l’of­fre peu­vent être multiples :

• insuff­i­sance de l’ef­fort d’in­no­va­tion, de diver­si­fi­ca­tion de pro­duits, qual­ité insuff­isante de la production ;
• insuff­i­sance de l’in­vestisse­ment pro­duc­tif, goulots d’étranglement
sur le marché du tra­vail pour cer­taines qual­i­fi­ca­tions, règles du marché du travail ;
• prof­itabil­ité trop faible, dis­tor­sions fiscales…

Nous com­parons, sur ces points, l’I­tal­ie, la France et l’Allemagne.

Les symptômes de la rigidité de l’offre


Si les hauss­es de la demande intérieure provo­quent surtout une hausse des impor­ta­tions et non de la pro­duc­tion domes­tique, il y a rigid­ité de l’of­fre. Qu’ob­serve-t-on dans les trois pays ? En Ital­ie, depuis 2002 ce sont les impor­ta­tions, surtout depuis les émer­gents, qui sat­is­font la demande intérieure (graphique 1) ; la sit­u­a­tion est sim­i­laire en France et en Alle­magne (graphiques 2 et 3), ce qui va bien dans le sens redouté.

Une éventuelle inca­pac­ité des expor­ta­tions à suiv­re les accéléra­tions de la demande mon­di­ale (du com­merce mon­di­al) révèle aus­si la rigid­ité de l’of­fre. Les expor­ta­tions de la France et de l’I­tal­ie décrochent du com­merce mon­di­al en 2001, et ne retrou­vent le rythme du com­merce mon­di­al qu’au début de 2006 ; les expor­ta­tions de l’Alle­magne crois­sent en moyenne plus vite que le com­merce mon­di­al (graphique 4).

En ter­mes de niveau d’ex­por­ta­tions, le hand­i­cap de la France et de l’I­tal­ie par rap­port à l’Alle­magne en ce qui con­cerne les expor­ta­tions vers les pays émer­gents est très clair : l’Alle­magne exporte 5 fois plus que la France ou l’I­tal­ie vers l’Eu­rope cen­trale ou la Russie, 4 à 5 fois plus vers la Chine.

Pas­sons à la capac­ité à diriger le tra­vail et cap­i­tal vers les secteurs ou entre­pris­es en crois­sance ou créa­teurs d’emplois.

On sait que c’est en France que les entre­pris­es nou­velles crois­sent le moins vite (tableau 1), mais même en Alle­magne et en Ital­ie leur crois­sance est beau­coup plus faible qu’aux États-Unis.

On peut regarder aus­si, comme indi­ca­teurs de la capac­ité à allouer cor­recte­ment les ressources rares : les gains de pro­duc­tiv­ité du tra­vail ou de la pro­duc­tiv­ité glob­ale des fac­teurs (tableau 2), indi­ca­teurs de la capac­ité à bien utilis­er le cap­i­tal et le tra­vail qual­i­fié. Le hand­i­cap de l’I­tal­ie par rap­port à la France et à l’Alle­magne appa­raît ici claire­ment ; le « pro­grès tech­nique » (crois­sance de la pro­duc­tiv­ité glob­ale des fac­teurs) est inférieur à 1 % par an en France, est négatif en Italie.

Les taux de chô­mage pour les dif­férents niveaux de qual­i­fi­ca­tion reflè­tent la capac­ité à employ­er les salariés ayant divers niveaux d’é­d­u­ca­tion (tableau 3).

La hausse du taux de chô­mage des peu qual­i­fiés est spec­tac­u­laire en Alle­magne, le niveau de chô­mage des salariés peu qual­i­fiés très élevé en France.

Au total, le bilan est un peu com­pliqué : l’of­fre indus­trielle pour le marché intérieur présente une rigid­ité sem­blable pour les trois pays ; l’of­fre à l’ex­por­ta­tion est net­te­ment plus rigide en Ital­ie et en France qu’en Alle­magne ; mais c’est en Alle­magne que la capac­ité à créer des emplois pour les salariés les moins qual­i­fiés est la plus faible.

Les causes possibles de la rigidité de l’offre

Nous iden­ti­fions trois groupes de caus­es, liées : à l’in­no­va­tion ; aux ressources en cap­i­tal et en tra­vail, aux règles du marché du tra­vail ; à la profitabilité.

Si un pays fab­rique des biens peu inno­vants, peu dif­féren­ciés des pro­duc­tions des pays émer­gents, de faible qual­ité, il ne pour­ra pas prof­iter des hauss­es de la demande qui se por­tent sur les pro­duits nou­veaux, de qual­ité ; il sera tou­jours trop cher par rap­port aux pro­duc­tions des émergents.

Cela peut se voir :

• à l’ef­fort de recherche (tableau 4), où la France et surtout l’I­tal­ie ont un hand­i­cap clair vis-à-vis de l’Allemagne ;
• à la part de marché pour les pro­duits de haute tech­nolo­gie (tableau 5), où la sit­u­a­tion de l’I­tal­ie est bien plus mau­vaise que celle de la France et de l’Allemagne ;
• à la diver­si­fi­ca­tion des expor­ta­tions de haute tech­nolo­gie ; très insuff­isante (con­cen­tra­tion sur le matériel de trans­port) en France ; où le matériel de trans­port représente 70 % des expor­ta­tions techniques ;
• à l’évo­lu­tion de la bal­ance com­mer­ciale vis-à-vis des pays émer­gents (autres qu’­ex­por­ta­teurs de pét­role) ; un déficit indique une dépen­dance accrue vis-à-vis des pro­duc­tions des émer­gents sans la capac­ité symétrique de ven­dre à ces pays. C’est en Ital­ie que la sit­u­a­tion est ici la plus inquiétante ;
• à la présence d’un déficit com­mer­cial pour tous les groupes de pro­duits qui indique un prob­lème général de qual­ité, de gamme et pas un prob­lème de spé­cial­i­sa­tion par grands groupes de pro­duits. Cela sem­ble bien être le cas pour la France et l’I­tal­ie qui auraient le même niveau d’ex­por­ta­tions si leurs expor­ta­tions avaient la struc­ture par grands pro­duits de celles de l’Allemagne.

Au total, l’Allemagne est mieux placée que la France et encore plus que l’Italie en ce qui con­cerne l’innovation, la nature des pro­duits, donc l’offre industrielle.

Un effort insuff­isant d’in­vestisse­ment pro­duc­tif, ou taux de par­tic­i­pa­tion trop faible, des ressources insuff­isantes en main-d’œu­vre qual­i­fiée peu­vent évidem­ment causer l’in­er­tie de l’of­fre. Il n’y a pas d’énormes écarts entre les évo­lu­tions des investisse­ments, mais on a vu plus haut que l’I­tal­ie ne présen­tait pas de gain de pro­duc­tiv­ité, y com­pris dans l’industrie.

Le taux d’ac­tiv­ité est très faible en Ital­ie, ce qui est dû à la très faible activ­ité des plus de 55 ans, et, si on croit à la mesure de l’OCDE, la qual­i­fi­ca­tion de la pop­u­la­tion active y est très mau­vaise (tableau 6).

De même, des règles inadap­tées du marché du tra­vail (pro­tec­tion exces­sive de l’emploi, con­trats de tra­vail inadap­tés, mau­vais fonc­tion­nement des agences publiques de l’emploi) peu­vent con­duire à ce que la réal­lo­ca­tion de l’emploi vers les entre­pris­es ou les secteurs les plus effi­caces soit dif­fi­cile à réaliser.

Des réformes impor­tantes du marché du tra­vail ont été menées en Ital­ie à par­tir de 1998 (loi Treu) et pour­suiv­ies en 2003 par la loi Biag­gi ; en Alle­magne à par­tir de 2004 (réformes Hartz). Elles ont con­duit à la créa­tion d’emplois moins pro­tégés, de types nou­veaux de con­trats de tra­vail, mais, en même temps, elles ont con­duit à une com­pres­sion impor­tante des salaires qu’on n’a pas observée en France.

Le prix à pay­er de la flex­i­bil­ité accrue de l’of­fre est donc sans doute la dépres­sion de la demande, même si dans le cas de l’I­tal­ie, la réduc­tion du taux de chô­mage a été un élé­ment posi­tif, pour les revenus des ménages.
On voit aus­si dans ces trois pays un chô­mage de longue durée très impor­tant (tableau 7).

Nous revenons ici à la théorie macroé­conomique habituelle. L’in­suff­i­sance de l’of­fre (c’est-à-dire la présence de chô­mage « clas­sique », de rentabil­ité) vient de l’in­suff­i­sance de la prof­itabil­ité : salaires trop élevés par rap­port à la pro­duc­tiv­ité, fis­cal­ité accrois­sant les coûts de pro­duc­tion. À la dif­férence de l’Alle­magne, la France et l’I­tal­ie mon­trent une dégra­da­tion nette de la prof­itabil­ité (graphique 5), due surtout à l’ab­sence de gains de pro­duc­tiv­ité en Ital­ie, à « l’ex­cès » des hauss­es de salaire réel en France.

On peut s’in­téress­er à la taille du tax wedge (coin fis­cal), écart entre le coût du tra­vail pour l’en­tre­prise et le salaire net perçu par le salarié. Le tax wedge est la source des coti­sa­tions sociales et de la fis­cal­ité directe sur les salaires, et il est très impor­tant dans les trois pays, même s’il est en réduc­tion con­stante en Ital­ie (graphique 6). Dans ce pays, le nou­veau gou­verne­ment a fait de la nou­velle réduc­tion du coin fis­cal un des élé­ments les plus impor­tants de son pro­gramme électoral.

À présent, il n’est pas encore clair si la réduc­tion annon­cée de cinq points du coin fis­cal en jan­vi­er 2007 sera mise en œuvre, si elle con­cern­era la total­ité de l’é­conomie, com­ment elle sera financée. Bien que cer­tains écon­o­mistes restent scep­tiques sur l’ef­fi­cac­ité de cette mesure, elle serait impor­tante, à notre avis, pour réduire la dis­tance entre salaire brut et net, et stérilis­er les pres­sions haus­sières sur les salaires bruts qui s’an­non­cent plus impor­tantes en Ital­ie (proche du plein-emploi) si la reprise de l’é­conomie se pro­longe. On ne peut donc pas exclure l’hy­pothèse de chô­mage clas­sique, surtout en France.

Que faire ?

Con­cen­trons-nous ici sur le cas de la France. Il y a claire­ment rigid­ité de l’of­fre, ce que mon­trent les pertes de parts de marché à l’ex­por­ta­tion et sur le marché intérieur, le chô­mage élevé des salariés peu qual­i­fiés, la crois­sance très faible des nou­velles entre­pris­es, la présence réduite dans les pays émer­gents. Au total, l’Alle­magne est mieux placée que la France et encore plus que l’I­tal­ie en ce qui con­cerne l’in­no­va­tion, la nature des pro­duits, donc l’of­fre industrielle.

L’analyse des caus­es sug­gère les remèdes :
• l’ef­fort de recherche est insuff­isant (il est deux fois moin­dre que celui de la Suède) ;
• le suc­cès de l’aéro­nau­tique a caché les défi­ciences des autres secteurs de haute tech­nolo­gie (élec­tron­ique, biens d’équipement, biotechnologies…) ;
• le sys­tème édu­catif sec­ondaire et uni­ver­si­taire ne con­duit vers des diplômes supérieurs sci­en­tifiques que 4 % des jeunes Français ;
• surtout dans la per­spec­tive du vieil­lisse­ment, la durée du tra­vail sur la vie est faible ain­si que les gains de pro­duc­tiv­ité, liée à l’in­suff­i­sance de l’ef­fort d’innovation.

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