Revenu relatif et fécondité

Dossier : PopulationsMagazine N°602 Février 2005
Par Philippe BOURCIER de CARBON (61)

“Transition démographique” ou “régime démographique contemporain” ?

“Transition démographique” ou “régime démographique contemporain” ?

Mal­gré les travaux con­traires de l’Ir­landais Richard Can­til­lon et des Français Adolphe Landry et Alfred Sauvy1 la théorie de la tran­si­tion démo­graphique, élaborée par Notestein et la Fon­da­tion Rock­e­feller dans les années trente et quar­ante, s’est répan­due tout d’abord aux États-Unis puis a été pra­tique­ment imposée comme référence de base au reste du monde à par­tir des années cinquante.

La diver­gence essen­tielle porte sur le stade final de l’évo­lu­tion : y aura-t-il ou non con­ver­gence spon­tanée vers un équili­bre naturel entre une basse mor­tal­ité et une basse natal­ité ? On com­prend aisé­ment que la Fon­da­tion Rock­e­feller ait pu impos­er ses thès­es sur l’équili­bre final naturel car l’homme est psy­chologique­ment enclin à admet­tre ce qui le ras­sure et à rejeter ce qui l’ef­fraie. Or quoi de plus ras­sur­ant qu’un équili­bre démo­graphique naturel ? Tan­dis que le “régime démo­graphique con­tem­po­rain” de Landry et Sauvy a de quoi effray­er : la natal­ité y dépend essen­tielle­ment des déci­sions indi­vidu­elles des jeunes cou­ples — c’est-à-dire en lan­gage économique mod­erne qu’elle a une fonc­tion “d’u­til­ité” — elle dépend par con­séquent de la place faite aux jeunes cou­ples dans la société, ce qui peut aisé­ment entraîn­er un taux de nais­sances très insuff­isant d’où vieil­lisse­ment puis dépop­u­la­tion et déca­dence. Ce “régime démo­graphique con­tem­po­rain” s’ap­par­ente d’ailleurs aus­si à celui de la Rome antique des derniers siè­cles ce qui ne con­tribue évidem­ment pas à son pres­tige, même si cela n’en­tache pas, bien au con­traire, le sérieux du tra­vail de Can­til­lon, Landry, Sauvy et leurs suc­cesseurs actuels.

La pyramide des âges de l’Union européenne

Il n’est plus aujour­d’hui pos­si­ble de soutenir la théorie de l’évo­lu­tion spon­tanée vers un équili­bre démo­graphique naturel, même si, hélas, les études prospec­tives des bureau­crates brux­el­lois con­tin­u­ent de l’u­tilis­er imper­turbable­ment. La natal­ité décroche de plus en plus, jusqu’à 4 % par an en Europe cen­trale, et le phénomène colos­sal de “l’in­ver­sion de la pyra­mide des âges” (voir fig­ure 2 pour l’an 2003) se déroule sous les yeux aveu­gles de nos décideurs poli­tiques obsédés par le court terme et la prochaine échéance élec­torale… Ajou­tons que l’Eu­rope n’est pas isolée dans cette évo­lu­tion, même si elle en est l’a­vant-garde, et la natal­ité descend presque partout à un rythme ver­tig­ineux y com­pris dans la plu­part des pays en développe­ment. Cepen­dant, si l’on n’y porte remède par une poli­tique volon­tariste appro­priée, l’a­vance de l’Eu­rope dans ce mou­ve­ment d’ef­fon­drement démo­graphique ne man­quera pas d’avoir bien­tôt les plus lour­des con­séquences économiques et sans doute politiques.

Le lien entre revenu relatif et fécondité

Quels sont donc les fac­teurs qui influ­ent le plus sur la fécondité ?

Fig­ure 1
Évo­lu­tion du rap­port du salaire moyen des moins de 40 ans à celui des plus de 40 ans (base 1 en 1929 et chômeurs com­pris dans les deux cas) et com­para­i­son de cette évo­lu­tion avec celle de la fécon­dité (Indice con­jonc­turel de fécon­dité = ICF = nom­bre moyen d’enfants par femme), avec là aus­si une base de 100 % en 1929 afin de faciliter la comparaison.
Pour obtenir l’ICF il suf­fit de savoir que sa valeur en 1929 était de 2,44 enfants par femme, soit donc pro­por­tion­nelle­ment 3,77 lors du max­i­mum de 1957 et 2,05 enfants par femme en fin de tracé en 1993.
De même le rap­port des salaires était de 0,80 en 1929, il monte à 0,94 en 1957 et ter­mine à 0,73 en 1993.
On notera que les vari­a­tions de l’ICF sont trois fois plus fortes que celles du rap­port des salaires : le phénomène est d’une très grande sensibilité.


Richard Can­til­lon, au XVIIIe siè­cle, avait déjà remar­qué que l’élé­ment essen­tiel est de “tenir son rang” et si le mariage ou la nais­sance d’un nou­v­el enfant vous déclasse par trop il est peu prob­a­ble que vous vous y résolviez. Dans le “régime démo­graphique con­tem­po­rain” décrit par Landry et Sauvy la fécon­dité ne dépend plus guère des con­traintes sociales, elle est surtout déter­minée par les util­ités indi­vidu­elles rel­a­tives et ce d’au­tant plus aisé­ment qu’il est devenu très sim­ple de refuser la venue d’un enfant.

En somme quand un jeune cou­ple se pose la ques­tion de savoir s’il doit ou non se mari­er, s’il doit ou non avoir un nou­v­el enfant il ne com­pare pas sa sit­u­a­tion avec celle des faubourgs de Cal­cut­ta ni même avec la sit­u­a­tion, beau­coup moins aisée, de ses par­ents il y a trente ans. Non, il se demande tout sim­ple­ment : qu’al­lons-nous devenir dans un cas et dans l’autre ? Com­ment notre sit­u­a­tion va-t-elle évoluer si nous met­tons au monde un nou­v­el enfant ? Et s’il fait une com­para­i­son avec la sit­u­a­tion de ses par­ents, c’est la sit­u­a­tion d’au­jour­d’hui qu’il exam­ine et non celle d’il y a trente ans qu’il con­naît beau­coup moins.

Cette analyse est mag­nifique­ment cor­roborée par l’ex­a­m­en de la fécon­dité des jeunes Améri­cains sur lesquels on dis­pose d’é­tudes économiques pré­cis­es car les sta­tis­tiques salar­i­ales améri­caines tien­nent compte des class­es d’âges.L’évolution de la retraite moyenne par rap­port au salaire moyen est très impres­sion­nante : la pro­gres­sion est d’un rap­port 3 en trente-qua­tre ans…La fig­ure 1 com­bine les infor­ma­tions économiques et démo­graphiques et rend évi­dente la très forte cor­réla­tion entre la fécon­dité des jeunes et leur salaire moyen, non pas absolu, mais rel­a­tive­ment à celui de leurs anciens de plus de 40 ans.

Notez que les vari­a­tions rel­a­tives de l’indice de fécon­dité sont trois fois plus impor­tantes que celles du rap­port des salaires, le phénomène est d’une grande sensibilité.

Fig­ure 2
Europe des Quinze au 1er jan­vi­er 2003

En pour­cent­age de la pop­u­la­tion totale
La pyra­mide des âges de l’Union européenne le 1er jan­vi­er 2003.
Met­tez par la pen­sée une barre au niveau de 1966 et imag­inez la forme de la pyra­mide d’alors… Imag­inez aus­si la sit­u­a­tion dans vingt ans, quand le nom­bre des jeunes femmes de 25 à 39 ans sera beau­coup plus faible.

La société améri­caine des années 1945–1960 fai­sait les plus grands efforts en faveur des boys vic­to­rieux du con­flit mon­di­al et de la guerre de Corée, ain­si la général­i­sa­tion mas­sive des prêts à long terme bonifiés au loge­ment (garan­tis par le Gou­verne­ment fédéral et la Fed­er­al House Admin­is­tra­tion), l’in­sti­tu­tion des bours­es Full­bright, le relève­ment des Vet­er­ans Ben­e­fits au prof­it des jeunes démo­bil­isés, etc., et pen­dant près de vingt ans la fécon­dité améri­caine est restée supérieure à 3 enfants par femme, avec un max­i­mum de 3,77 en 1957.

À par­tir de 1965, et surtout 1973, le mou­ve­ment inverse se pro­duit2.

Des mil­liards de dol­lars se diri­gent vers les seniors, lesquels ne sont d’ailleurs que les juniors des années 40, avec des con­séquences rapi­des et énormes sur la fécon­dité améri­caine : elle baisse de moitié entre 1960 et 1980…

Le léger, et d’ailleurs insuff­isant, relève­ment des années 1990, étant essen­tielle­ment dû à l’ar­rivée des vagues d’im­mi­grants d’Amérique latine (fig­ure 1).

Ain­si cette étude et celle essen­tielle­ment européenne de Jacques Bichot sur l’ef­fi­cac­ité des poli­tiques famil­iales con­fir­ment la per­ti­nence des analy­ses de Can­til­lon, Landry et Sauvy sur la “Révo­lu­tion démo­graphique con­tem­po­raine” et soulig­nent l’aspect final mythique de la théorie de la “Tran­si­tion démo­graphique” : la fécon­dité n’évolue nulle­ment vers un équili­bre final spon­tané entre natal­ité et mor­tal­ité, elle dépend essen­tielle­ment du niveau de vie des jeunes rel­a­tive­ment à celui de leurs anciens et du niveau de vie des jeunes cou­ples rel­a­tive­ment à celui des céli­bataires, compte tenu bien sûr des charges de famille…

Il serait temps que nos dirigeants se ren­dent compte de cette énorme dif­férence entre les deux théories démo­graphiques et aban­don­nent leurs prospec­tives opti­mistes et infondées, sinon l’Eu­rope risque de subir en grand ce que la Creuse ou les Bass­es-Alpes ont subi en petit : écrasés par les charges les jeunes ont fui et des can­tons entiers sont morts dans la misère.

Vieillissement et indice de vieillissement

L’un des indices les plus sig­ni­fi­cat­ifs est le rap­port du nom­bre des plus de soix­ante-cinq ans à celui des moins de vingt ans. Les quelques rap­ports suiv­ants don­nent une idée des dif­férences de société :

Afrique : 0,07
Tunisie : 0,2
Chine : 0,3
USA : 0,6
Russie : 0,7
France : 0,8 (métro­pole et outre-mer)
Alle­magne : 1,1
Espagne : 1,1
Ital­ie : 1,3
Japon : 1,3

Ce rap­port dépend beau­coup de l’e­spérance de vie (fac­teur posi­tif) mais aus­si de la déna­tal­ité (fac­teur négatif), il classe les sociétés en “sociétés de jeunes” et “sociétés de vieux”.

Le vieil­lisse­ment devient irréversible et autoac­céléré quand les charges mis­es sur le dos des jeunes devi­en­nent si lour­des que ceux-ci s’ex­pa­tri­ent ou bien lim­i­tent out­re mesure leur descen­dance. L’ef­fon­drement n’est alors pas loin, comme cela s’est déjà pro­duit à petite échelle dans la pre­mière moitié du vingtième siè­cle dans les départe­ments de la Creuse et des Bass­es-Alpes (aujour­d’hui Alpes de Haute-Provence).

Dans notre monde où le nom­bre des jeunes décroît presque partout tan­dis que, pro­gres­sion de l’e­spérance de vie oblige, celui des seniors aug­mente rapi­de­ment, le dan­ger n’est plus l’ex­plo­sion démo­graphique, c’est un vieil­lisse­ment exces­sif, surtout en Europe.

Pour éviter un tel excès et obtenir un équili­bre raisonnable il con­vient, selon la notion de revenu relatif, de ne pas sur­charg­er les jeunes cou­ples et pour cela :

A) Bien dis­tinguer la poli­tique sociale (aider les plus dému­nis) de la poli­tique famil­iale (com­penser les charges liées aux enfants). L’habi­tude des “con­di­tions de ressources” est déplorable et il n’y a pas de raisons que les cou­ples “aisés” soient les seuls à être dis­suadés d’avoir des enfants à cause des charges qu’ils représen­tent. D’ailleurs, du point de vue des enfants, ne vaut-il pas mieux qu’ils nais­sent dans des familles aisées ?

B) Pour la poli­tique fis­cale et le quo­tient famil­ial il est évi­dent que le seul principe répub­li­cain est : “à revenu par part égal, impôt par part égal” et toutes les dis­tor­sions intro­duites par un État tou­jours en recherche d’ar­gent doivent être abandonnées.

C) Le souhait prin­ci­pal des femmes d’au­jour­d’hui est de con­cili­er une vie famil­iale nor­male et une activ­ité pro­fes­sion­nelle nor­male, mais trop sou­vent la société leur impose de choisir. Cepen­dant la présence de plus en plus mas­sive des votes des seniors dans les élec­tions incline les hommes poli­tiques à leur accorder la préférence (allo­ca­tion dépen­dance, etc.) et donc à repouss­er les réformes néces­saires (crèch­es, aides famil­iales, retraite de la mère de famille, etc. ). Pour que les hommes poli­tiques puis­sent faire ces réformes sans y ris­quer leur car­rière il con­viendrait que tous les citoyens, et pas seule­ment les citoyens majeurs, soient représen­tés dans les élec­tions, c’est la “démoc­ra­tie complète”.

Dans le livre La démoc­ra­tie déséquili­brée (édi­tions L’Har­mat­tan) le Groupe X‑Dé­mo­gra­phie-Économie-Pop­u­la­tion a étudié la représen­ta­tion élec­torale des enfants par leurs par­ents (de préférence par leur mère), et recon­nais­sons que ce n’est pas indif­férent : depuis que les femmes ont le droit de vote leur con­di­tion s’est prodigieuse­ment améliorée, elles ont pu lever la plu­part des bar­rières et des dis­crim­i­na­tions dont elles souffraient.

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 INED, 133, boule­vard Davout, 75020 Paris.
1. Richard Can­til­lon (1680–1734) écon­o­miste et démo­graphe, auteur d’Es­sai sur la nature du com­merce en général. Adolphe Landry (1874–1956) écon­o­miste, démo­graphe, élu du par­ti rad­i­cal-social­iste, lég­is­la­teur de la Troisième République et inspi­ra­teur du “code de la famille” de 1939. Alfred Sauvy (1898–1990) démo­graphe, dis­ci­ple de Landry et fon­da­teur de l’In­sti­tut nation­al d’é­tudes démographiques.
2. Les vétérans du Viêt­nam n’ont pas eu, et de très loin, les aides accordées à leurs aînés de Corée, d’Eu­rope et du Paci­fique… “Vae Victis” !

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