Remarques sur le concept de santé environnementale et sur sa mise en œuvre

Dossier : Environnement et santé publiqueMagazine N°546 Juin/Juillet 1999Par Pierre MALAVAL (52)

L’environnement

Il y a plus de deux mil­lé­naires, Hip­pocrate avait fondé la médecine sur l’idée que les mal­adies pou­vaient provenir du milieu extérieur. Le con­cept de “san­té envi­ron­nemen­tale” n’est donc pas nou­veau. Mais, quel sens donne-t-on au terme “envi­ron­nement” ?

D’après les exposés, on y inclut l’al­i­men­ta­tion et le mode de vie. Assez curieuse­ment, on exclut de cette notion d’en­vi­ron­nement le monde vivant et en par­ti­c­uli­er les micro-organ­ismes. Dans les pays dévelop­pés, il est vrai que les pro­grès de l’hy­giène et les moyens nou­veaux de la médecine ont dimin­ué leurs effets sur la mor­tal­ité “pré­maturée” et fait émerg­er d’autres caus­es, autre­fois sec­ondaires : les “agres­sions” chim­iques (molécules de syn­thèse, général­i­sa­tion de l’usage de cer­tains pro­duits dan­gereux) ou physiques (radi­a­tions, ami­ante…). Il ne faudrait quand même pas oubli­er que pour la grande majorité de la pop­u­la­tion mon­di­ale les prob­lèmes de san­té publique se posent différemment.

Une idée sous-jacente est que nous sommes respon­s­ables de l’aug­men­ta­tion de la pré­va­lence de cer­taines mal­adies par la dégra­da­tion de l’en­vi­ron­nement que nous provo­quons. Lim­iter, voire sup­primer, ces “pol­lu­tions” est donc un impératif à la fois san­i­taire et moral. Mais nous agis­sons aus­si sur l’en­vi­ron­nement vivant. Lors d’une réu­nion-débat récente, sur un autre sujet, M. Pierre Hen­ri Gouy­on, pro­fesseur à l’u­ni­ver­sité d’Or­say, atti­rait notre atten­tion sur les con­séquences de la “non-ges­tion” des antibi­o­tiques, surtout en France, la crois­sance des mal­adies noso­co­mi­ales con­sti­tu­ant un indice d’une cat­a­stro­phe san­i­taire prévisible.

Lors d’un col­loque de 1996 sur la san­té envi­ron­nemen­tale, le doc­teur Yves Coquin, chargé de la veille san­i­taire à la direc­tion générale de la san­té, se demandait s’il ne s’agis­sait pas “d’un con­cept arti­fi­ciel lié à un effet de mode”.

Qu’il y ait urgence à lim­iter les effets nocifs des mod­i­fi­ca­tions de notre envi­ron­nement physique et chim­ique paraît cer­tain, mais, pour gér­er les risques, il ne faudrait pas pren­dre la par­tie pour le tout.

La santé publique

Pro­téger, amélior­er la san­té publique con­cerne la pop­u­la­tion générale. Dans les pays “dévelop­pés”, elle n’est pas, sauf cat­a­stro­phe et cas d’in­tox­i­ca­tion aiguë, exposée à de fortes dos­es de pro­duits dan­gereux, en rai­son même des dis­po­si­tions pris­es pour lim­iter leur diffusion.

Les effets de ces faibles dos­es sont dif­fi­ciles à déter­min­er avec pré­ci­sion, sauf quand on dis­pose d’ob­ser­va­tions clin­iques directes, comme pour le sat­ur­nisme chronique des jeunes enfants. Mais une pop­u­la­tion est com­posée de nom­breux indi­vidus, plus ou moins sensibles.

Pour éval­uer les risques globaux on va donc être amené à mul­ti­pli­er un risque uni­taire faible par un nom­bre élevé de per­son­nes. La dif­férence d’or­dre de grandeur entre les deux fac­teurs de l’opéra­tion aug­mente l’in­cer­ti­tude sur le résul­tat. Quan­ti­fi­er un risque, ce qui est néces­saire pour une appré­ci­a­tion rel­a­tive, n’est certes pas affirmer un con­stat. Mais l’opin­ion ne fait pas la dif­férence et l’an­nonce d’un nom­bre de morts “poten­tiels”, par sa pré­ci­sion illu­soire, aggrave la confusion.

On fait usage d’ob­jec­tifs de référence. Si on estime que l’ef­fet d’un tox­ique suit “un mod­èle déter­min­iste”, il s’a­gi­ra d’une dose telle qu’elle ne risque pas de pro­duire un effet nocif pour les indi­vidus les plus sen­si­bles. Si l’on estime qu’il ne fait qu’aug­menter la fréquence d’une mal­adie, cas des can­cers par exem­ple, on se réfère à un excès de décès, ce qui con­duit à une notion de risque accept­able, vari­able selon les pays.

Ces références sont utiles pour baser une poli­tique de san­té publique. Mais elles sont sou­vent inter­prétées comme des objec­tifs impératifs.

Pour jus­ti­fi­er de tels niveaux de pro­tec­tion, on affirme sou­vent qu’il faut bien sat­is­faire une exi­gence de “risque nul” que man­i­festerait la population.

L’usage du tabac et de l’al­cool, l’im­pru­dence dans la con­duite des auto­mo­bile, dont les risques sont con­nus, laisse quelque peu sceptique.

La démarche scientifique

Les études épidémi­ologiques per­me­t­tent d’é­val­uer des effets directs sur des pop­u­la­tions humaines. Elles sont effi­caces pour éval­uer les risques lorsque les effets sont impor­tants et les expo­si­tions bien car­ac­térisées, ce qui est en général le cas pour les milieux pro­fes­sion­nels, bien que les con­stats puis­sent inter­venir trop tard lorsque les effets deman­dent plusieurs décen­nies pour se man­i­fester, dans le cas de l’ami­ante par exem­ple. Mais peu­vent-elles don­ner des indi­ca­tions fiables lorsque les risques uni­taires sont faibles pour des pop­u­la­tions exposées à des “agres­sions” mul­ti­ples dans leur vie quotidienne.

Les études tox­i­cologiques per­me­t­tent d’ap­préci­er la dan­gerosité d’un pro­duit. Mais les expéri­men­ta­tions por­tent sur des dos­es net­te­ment supérieures à celles que l’on estime tolérables pour la san­té publique et la trans­po­si­tion d’an­i­maux de lab­o­ra­toire à l’homme peut être une source d’er­reur grave, dans un sens ou dans l’autre d’ailleurs. Pour obtenir autre chose que des indices de poten­tial­ité tox­ique, déjà pré­cieux en soi, il faut dévelop­per une approche biologique comme l’ex­pose l’ar­ti­cle du doc­teur Lambré.

Quant à l’ex­po­si­tion, elle est par­fois bien mal définie par les moyennes que l’on mesure en vue de cal­culs sta­tis­tiques. Nous avons appris, par exem­ple, que la pol­lu­tion atmo­sphérique pou­vait être plus dan­gereuse à l’in­térieur des loge­ments que dans l’at­mo­sphère externe, dont on fait pour­tant grand cas, et que celle-ci pou­vait présen­ter des vari­a­tions impor­tantes sur de cour­tes distances.

Tous nos inter­locu­teurs ont estimé qu’il impor­tait que ces recherch­es, où les méth­odes sci­en­tifiques sont applic­a­bles, devaient être pour­suiv­ies avec une inten­sité accrue. Cepen­dant, pra­ti­quer une syn­thèse à par­tir d’une décom­po­si­tion des effets de caus­es indépen­dantes, méthode cartési­enne effi­cace en mécanique et en physique, per­met-elle de ren­dre compte de réac­tions biologiques inter­dépen­dantes d’un organ­isme com­plexe ? Les con­stats clin­iques ne doivent-ils pas être la pierre de touche indis­pens­able à la val­i­da­tion des résul­tats ? Il m’a sem­blé que les médecins, con­fron­tés dans les hôpi­taux aux patholo­gies réelles, avaient des atti­tudes plus nuancées que ceux qui s’ef­for­cent de démon­tr­er la nociv­ité d’un produit.

Le paradigme de l’évaluation

Ces démarch­es sci­en­tifiques, aus­si indis­pens­ables soient-elles, ne per­me­t­tent que rarement d’é­val­uer directe­ment les effets des faibles dos­es, aux niveaux des références indiquées. On est donc con­traint de procéder à des extrapolations.

On passe ain­si du domaine de la sci­ence à celui de l’ex­per­tise, avec tous les aléas qui s’y attachent. Pour assur­er une pos­si­bil­ité de com­para­i­son des risques ont été admis­es un cer­tain nom­bres de règles de cal­cul sim­ples qui con­stituent une con­struc­tion men­tale cohérente : rela­tion linéaire entre la dose et l’ef­fet, emploi sys­té­ma­tique de coef­fi­cients de sécu­rité de 100 à 10 000, util­i­sa­tion d’un mod­èle prob­a­biliste et néga­tion de l’ex­is­tence d’un seuil pour les sub­stances cancérogènes.

La valid­ité des résul­tats obtenus par de telles méth­odes a été con­testée lors de la plu­part des débats. Mais, comme nous l’a fait remar­quer M. Denis Hémon, le fait même de rechercher des valeurs de dos­es n’ayant que des effets nuls, ou extrême­ment faibles, laisse peu de pos­si­bil­ités de véri­fi­er leur per­ti­nence. Ce ne sont donc pas des hypothès­es, étapes nor­males des méth­odes sci­en­tifiques, mais des postulats.

Comme le souligne M. Cicolel­la, la méthode d’é­val­u­a­tion des risques est le corol­laire du principe de pré­cau­tion. Elle traduit effec­tive­ment un choix social, évidem­ment con­testable. Mais l’emploi de mod­èles math­é­ma­tiques sophis­tiqués ne suf­fit pas à en faire une méthode sci­en­tifique, bien qu’elle se réfère à un con­sen­sus de la “com­mu­nauté sci­en­tifique”. Peut-on sans ris­quer l’ex­com­mu­ni­ca­tion rap­pel­er que c’est la remise en cause de théories admis­es par de telles com­mu­nautés qui a per­mis le développe­ment des connaissances ?

L’emploi de tels pos­tu­lats est néces­saire, en rai­son même des niveaux choi­sis pour les objec­tifs de référence. Il faut cepen­dant ne pas les par­er d’un qual­i­fi­catif qui sus­cite dans l’opin­ion une con­fi­ance injus­ti­fiée dans les résul­tats chiffrés présen­tés. Nos inter­locu­teurs s’en sont d’ailleurs bien gardés.

Amplification médiatique

Les cam­pagnes “d’ag­i­ta­tion d’épou­van­tails” dans les médias ont été large­ment mis­es en cause lors des débats, cer­tains allant jusqu’à sug­gér­er qu’elles pou­vaient être une cause des symp­tômes, sinon des patholo­gies dénoncées.

Certes, dans son domaine de com­pé­tence pro­fes­sion­nelle, cha­cun a pu con­stater les défor­ma­tions de l’in­for­ma­tion délivrée au pub­lic, mais cer­tains chercheurs ne font-ils pas état de résul­tats encore incer­tains ? Comme nous l’a fait remar­quer M. Denis Hémon, il est certes ten­tant de mar­quer l’an­téri­or­ité de ses travaux, mais une pub­li­ca­tion per­met d’en­gager les con­fronta­tions indis­pens­ables au pro­grès des con­nais­sances ; si on reste dis­cret en atten­dant que des résul­tats soient validés par un con­sen­sus sci­en­tifique, le pub­lic estimera qu’on lui impose une con­clu­sion, sans pos­si­bil­ité de dis­cus­sion et que les respon­s­ables n’ont pas été alertés à temps. Or les chercheurs doivent des comptes à la société qui finance leurs travaux.

Cet argu­ment paraît val­able mais cer­taines défor­ma­tions ne sont pas inno­centes. Par exem­ple il n’a été retenu de l’avis du Comité de la préven­tion et de la pré­cau­tion sur le niveau actuel d’ex­po­si­tion aux diox­ines, faisant état de l’im­pos­si­bil­ité de choisir entre un risque nul et une per­spec­tive de 3 000 à 5 000 décès annuels selon les mod­èles de cal­cul, que ces derniers nom­bres pour appuy­er une cam­pagne con­tre l’inc­inéra­tion des ordures ménagères.

Il faut dire qu’il s’ag­it d’un sujet par­ti­c­ulière­ment tabou et que la plu­part des gens sont per­suadés que l’ac­ci­dent de Seveso a fait beau­coup de morts ; il est vrai que la pos­si­bil­ité d’ef­fets dif­férés, après vingt-cinq ans, laisse quelque espoir de con­stata­tion. Que penser de ceux qui lais­sent croire que l’é­val­u­a­tion du nom­bre de can­cers attribués à l’ami­ante con­cerne les expo­si­tions “domes­tiques”, alors qu’elle con­cerne les expo­si­tions pro­fes­sion­nelles du passé, autrement plus importantes.

Les choix de la politique de santé publique

Nos inter­locu­teurs ont rap­pelé que la ges­tion des risques était du domaine des choix poli­tiques. Même si la san­té n’a pas de prix, elle a mal­heureuse­ment un coût et c’est bien le rôle des poli­tiques d’opér­er des arbi­trages. La pré­somp­tion sys­té­ma­tique de cul­pa­bil­ité de cer­tains pro­duits peut con­duire à nég­liger des risques plus probables.

Mais de tels choix sup­posent des com­pro­mis, insup­port­a­bles pour les vic­times, et toute con­séquence un peu spec­tac­u­laire de ces “impru­dences” aura les suites que l’on sait. Dans ces con­di­tions, com­ment résis­ter à la ten­ta­tion de suiv­re les pré­dic­tions les plus pes­simistes des experts pour chaque pro­duit qui a retenu l’at­ten­tion des médias ? L’air du temps ne per­met guère une poli­tique san­i­taire intelligente.

Il y faudrait une qual­ité de l’in­for­ma­tion, un niveau de cul­ture sci­en­tifique, un sens civique et une con­science de notre respon­s­abil­ité indi­vidu­elle dont nous sommes fort éloignés.

Risque de confusion des objectifs

Alli­er san­té publique et envi­ron­nement per­met d’en­vis­ager une poli­tique cohérente pour dimin­uer cer­taines caté­gories de risques. Mais ce con­cept engen­dre des con­fu­sions dangereuses.

L’ob­jec­tif envi­ron­nemen­tal est généra­teur de principes abso­lus. On peut admet­tre un seuil accept­able de risques pour la san­té publique, mais les mil­i­tants de l’en­vi­ron­nement ont bien sou­vent un objec­tif d’érad­i­ca­tion des “pol­lu­tions” qui se man­i­feste par des déc­la­ra­tions du genre : “ce n’est pas à 20 µg/litre ni à 15, ni à 10 qu’il faut lim­iter la teneur en plomb de l’eau potable, c’est à zéro !” ou “un bec­quer­el de plus est un bec­quer­el de trop !”.

Sans vouloir qual­i­fi­er cette atti­tude, on peut remar­quer qu’elle con­duit à baiss­er les seuils à chaque occa­sion de régle­men­ta­tion, et à refuser tout assou­plisse­ment si les recherch­es sci­en­tifiques amè­nent à révis­er les risques à la baisse.

D’autre part, toutes les modal­ités d’amélio­ra­tion envis­age­ables, telles qu’elles sont par exem­ple décrites dans un rap­port récent de l’IN­SERM sur le sat­ur­nisme, sont volon­tiers sac­ri­fiées au prof­it d’une poli­tique d’in­ter­dic­tion. Le divorce entre approche médi­cale et approche régle­men­taire s’en trou­ve aggravé.

La pro­tec­tion de l’en­vi­ron­nement et la pro­tec­tion de la san­té publique sont des préoc­cu­pa­tions légitimes de la société. Leur mélange n’est pas sans présen­ter le dan­ger d’in­tox­i­ca­tion mentale.

Il peut y avoir détourne­ment d’ar­gu­men­ta­tion. Par exem­ple, une teneur élevée en nitrates de l’eau des nappes et riv­ières favorise une pro­liféra­tion d’algues au débouché dans la mer. Une direc­tive européenne a lim­ité à 50 mg/l la teneur en nitrates de l’eau potable, con­sid­érée à l’époque comme nocive pour la san­té. Or, comme l’écrit le Pro­fesseur Apfel­baum, autorité en matière de nutri­tion, il est actuelle­ment prou­vé que la con­som­ma­tion de nitrates est inof­fen­sive pour l’homme.

Mais on con­tin­ue à faire croire aux pop­u­la­tions con­cernées qu’elle est très dan­gereuse, l’ar­gu­ment faux du risque san­i­taire étant plus effi­cace que celui du risque écologique, le seul réel.

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