Recherche publique, recherche en entreprise : excellenceet pertinence… pour tous

Dossier : Recherche et sociétéMagazine N°650 Décembre 2009
Par Jean-Claude LEHMANN

Deux mon­des, un même métier

Deux mon­des, un même métier
Après vingt ans en recherche tout à fait fon­da­men­tale, dans l’un des meilleurs lab­o­ra­toires de physique français, le lab­o­ra­toire Kastler-Brossel de l’É­cole nor­male supérieure, l’au­teur a eu la chance de diriger pen­dant dix-sept ans la recherche d’une grande entre­prise inter­na­tionale, le Groupe Saint-Gob­ain. Cela luia per­mis de con­stater que le méti­er de chercheur est partout le même, même si la final­ité de la recherche est évidem­ment différente.

Aujour­d’hui, aucune entre­prise ne peut plus se per­me­t­tre de faire de la recherche fon­da­men­tale, tous ses efforts se por­tant sur la néces­sité de se main­tenir et de se dévelop­per sur ses marchés, et sur la con­quête de nou­veaux marchés. Pour autant, ma dou­ble expéri­ence du pub­lic et du privé m’amène à m’in­scrire en faux con­tre deux affir­ma­tions sou­vent enten­dues : les entre­pris­es ne feraient que de la recherche à court terme, et seule la recherche publique pour­rait con­duire des pro­jets à risque. En effet la per­sévérance est évidem­ment une qual­ité de l’en­tre­prise, à la con­di­tion qu’elle puisse se le per­me­t­tre, ce qui est plus vrai pour une grande entre­prise que pour une petite, ou qui néces­site des investis­seurs persévérants.

La per­sévérance est une qual­ité de l’entreprise

Ain­si, par exem­ple, un pro­jet de vit­rage élec­trochrome, pour l’au­to­mo­bile et pour le bâti­ment, s’est déroulé à Saint-Gob­ain sur plus de vingt ans avant même que le pre­mier pro­duit ne soit mis sur le marché. Certes, c’est un cas excep­tion­nel, mais des pro­jets à cinq ou sept ans ne sont pas excep­tion­nels dans la plu­part des grands métiers indus­triels et c’est d’ailleurs par­fois le temps qu’il faut à une start-up pour dévelop­per une tech­nolo­gie véri­ta­ble­ment inno­vante. Con­cer­nant la prise de risque, je pense avoir vu plus de pro­jets échouer dans l’en­tre­prise que dans la recherche publique.

De nécessaires espaces de liberté

Tir­er par­ti des échecs
À Saint-Gob­ain, l’un des indi­ca­teurs de l’ef­fi­cac­ité du pro­gramme de recherche était le nom­bre d’échecs et leur analyse. En effet, si cet indi­ca­teur était à zéro, il sig­nifi­ait un manque de prise de risque et donc une chance très faible de se posi­tion­ner de façon vrai­ment orig­i­nale. Évidem­ment il n’é­tait pas souhaitable non plus que cet indi­ca­teur ait une valeur trop élevée.

L’en­tre­prise développe des pro­duits et des procédés. Elle tra­vaille donc essen­tielle­ment par pro­jet, appli­quant avec rigueur les méth­odes bien établies de ges­tion de pro­jet. Cela n’empêche pas de ménag­er de façon con­trôlée des espaces de liber­té au sein desquels les chercheurs peu­vent exercer leur imagination.

Exi­gence essen­tielle : les chercheurs doivent absol­u­ment con­naître la stratégie de l’en­tre­prise. Ce qui amène dans cer­tains cas le chef d’un pro­jet à dia­loguer avec des respon­s­ables au plus haut niveau. Et chaque pro­jet, à un cer­tain stade, est suivi par un respon­s­able opéra­tionnel et béné­fi­cie de con­tacts avec des respon­s­ables de mar­ket­ing et de pro­duc­tion. Ain­si, si le tra­vail même du chercheur reste essen­tielle­ment ana­logue à celui d’un chercheur d’un lab­o­ra­toire pub­lic, il se traduit par des objec­tifs, un envi­ron­nement et un suivi assez sen­si­ble­ment différents.

Dépasser les différences culturelles entre public et privé

Deux approches de la rela­tion uni­ver­sité entreprise
Lorsqu’on pro­pose à un uni­ver­si­taire français de tra­vailler comme con­sul­tant dans une entre­prise, il exprime le souhait de ren­con­tr­er les chercheurs de l’en­tre­prise. Aux États-Unis, il demande à vis­iter des usines. Deux réac­tions sym­bol­iques des diver­gences cul­turelles de part et d’autre de l’Atlantique.

Quelles rela­tions s’étab­lis­sent alors avec la recherche publique ? Celle-ci, chargée de la recherche fon­da­men­tale sous tous ses aspects, est un parte­naire indis­pens­able de la recherche indus­trielle. En effet l’en­tre­prise inno­vante se nour­rit en per­ma­nence des résul­tats de la recherche fon­da­men­tale et surtout se retourne vers elle pour com­pren­dre la nature sci­en­tifique des obsta­cles qu’elle ren­con­tre et se faire aider pour les résoudre. C’est ce parte­nar­i­at qui est l’un des moteurs essen­tiels de la com­péti­tiv­ité et du dynamisme d’un territoire.

Alors que peut-on dire de ce parte­nar­i­at, en France et dans d’autres pays ? Les col­lab­o­ra­tions sont nom­breuses et fécon­des, et les ques­tions de con­fi­den­tial­ité le plus sou­vent bien respec­tées, ce qui n’ex­clut pas néces­saire­ment les pub­li­ca­tions. Con­cer­nant la pro­priété indus­trielle des dif­férences d’ap­pré­ci­a­tion ren­dent par­fois les négo­ci­a­tions dif­fi­ciles. En effet, cer­tains organ­ismes de recherche sem­blent penser qu’ils peu­vent gag­n­er de l’ar­gent grâce à cette pro­priété intel­lectuelle, alors que cela n’ar­rive qu’ex­cep­tion­nelle­ment. Le plus sou­vent, et c’est le cas dans toutes les uni­ver­sités du monde, la pro­priété intel­lectuelle paie ses pro­pres frais, mais rap­porte non pas en roy­al­ties mais comme un stim­u­la­teur de rela­tions indus­trielles donc de con­trats de recherche pour les lab­o­ra­toires. Ce point est par­fois mal com­pris en France. Par ailleurs une dif­férence assez pro­fonde per­dure encore en France et qui est de nature culturelle.

L’en­tre­prise inno­vante se nour­rit en per­ma­nence des résul­tats de la recherche fondamentale.

Les uni­ver­si­taires français, con­traire­ment à ceux d’autres pays, sont prêts à col­la­bor­er, mais con­nais­sent mal le monde de l’en­tre­prise et ne s’y intéressent qu’à tra­vers sa recherche. Il n’ex­iste que rarement en France cette con­nivence entre le monde académique, le monde de l’en­tre­prise et les col­lec­tiv­ités locales que l’on trou­ve autour fréquem­ment ailleurs dans les grandes uni­ver­sités, et qui crée un cer­cle vertueux entre la for­ma­tion, la recherche, la créa­tion de richess­es et d’emplois et donc le pro­grès économique et social.

Greno­ble en est cepen­dant un bon exem­ple en France et les ini­tia­tives récentes du gou­verne­ment comme les pôles de com­péti­tiv­ité vont peut-être amélior­er la situation.

Des évaluations basées sur des valeurs partagées

Définir la pertinence
La per­ti­nence se décline de façon extrême­ment var­iée, depuis le fait que, pour un tra­vail très fon­da­men­tal, l’ex­cel­lence est une per­ti­nence en elle-même, jusqu’à l’analyse de la sit­u­a­tion d’un tra­vail de recherche appliquée dans un road map tech­nologique.

Alors quelle recom­man­da­tion faire ? Le prob­lème étant cul­turel, il faut jouer sur des leviers aux­quels les chercheurs sont sen­si­bles. Celui du finance­ment, déjà large­ment util­isé, a ses lim­ites. Reste celui de l’é­val­u­a­tion auquel les chercheurs sont si attachés. Celle-ci se fait prin­ci­pale­ment sur la base de la ” qual­ité ” des travaux de recherche.

Ma propo­si­tion est de beau­coup mieux équili­br­er l’é­val­u­a­tion de tous les travaux de recherche, des plus fon­da­men­taux aux plus appliqués, entre excel­lence et per­ti­nence. Ce type d’analyse, s’ap­pli­quant à tous, ne devrait établir aucune hiérar­chie entre les dif­férentes activ­ités de recherche, mais au con­traire illus­tr­er le con­tin­u­um exis­tant tout au long de la chaîne de la con­nais­sance, que sa final­ité soit cul­turelle, économique ou sociale.

Cette néces­saire réflex­ion de cha­cun sur la per­ti­nence de son tra­vail serait à coup sûr très utile aux jeunes chercheurs.?Elle per­me­t­trait aus­si à cha­cun de mieux appréhen­der le rôle qu’il joue dans le proces­sus de recherche et d’innovation.?Elle con­duirait les chercheurs à une vision plus appro­fondie sur leur place, dans une société qui a plus que jamais besoin d’eux.

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