Raymond Lévy (46), la passion de l’excellence

Dossier : TrajectoiresMagazine N°740 Décembre 2018Par Jean-Pierre CAPRON (62)
Décédé le 10 octobre 2018, Raymond Lévy laisse le souvenir d’un grand serviteur de la France, et d’un grand dirigeant pétri d’intransigeance et d’excellence républicaines.

Ce qui frap­pait d’emblée chez Ray­mond Lévy, c’était la viva­ci­té de son intel­li­gence et de son juge­ment. Il pos­sé­dait en outre à un degré émi­nent les deux qua­li­tés qui pour Clau­se­witz étaient indis­pen­sables au chef : coup d’œil et réso­lu­tion. Son par­cours excep­tion­nel a repo­sé sur cette double alchimie.

Ado­les­cent dans le Paris de l’occupation, il est très tôt confron­té à l’adversité. C’était une période de sa vie dont il par­lait peu, du moins dans le cercle pro­fes­sion­nel. Je me sou­viens cepen­dant d’une conver­sa­tion à bâtons rom­pus avec André Giraud au détour de laquelle j’ai pu consta­ter com­bien la bles­sure lais­sée par les lois scé­lé­rates de Vichy était pro­fonde et impar­fai­te­ment cica­tri­sée trente années plus tard. Le sen­ti­ment d’injustice qu’il a alors res­sen­ti est cer­tai­ne­ment un des res­sorts de l’intransigeance morale et de l’obsession d’excellence qui l’ont ani­mé pen­dant toute sa vie, intran­si­geance et excel­lence répu­bli­caines car il a tou­jours consi­dé­ré être mora­le­ment débi­teur vis-à-vis de la Répu­blique fran­çaise qui avait accueilli ses parents et qui l’a fait accé­der aux plus hautes responsabilités.

Des houillères au gisement de Lacq

Major de la pro­mo­tion 46, il sort dans le corps des Mines. Après une année au MIT à l’issue de laquelle il obtient un mas­ter of science, il suit le cur­sus d’un jeune ingé­nieur des Mines : stage d’un an aux Houillères du bas­sin du Nord-Pas-de-Calais, puis affec­ta­tion à l’arrondissement miné­ra­lo­gique de Tou­louse en 1953. La grande affaire y est alors le gise­ment de gaz de Lacq qui vient d’être décou­vert et dont la mise en valeur pose des pro­blèmes tech­niques redou­tables : il fau­dra attendre 1957 pour que la pro­duc­tion puisse démarrer.

Elf Aquitaine, Usinor et Cockerill Sambre

C’est à cette époque que Ray­mond Lévy rejoint la Régie auto­nome des pétroles, ce qui décide de la pre­mière par­tie de sa car­rière professionnelle.

Cette car­rière qui, à une brève excep­tion près, s’est dérou­lée dans le sec­teur public fran­çais n’a pas été exempte de péri­pé­ties. En effet il arrive que l’État action­naire, sans cesse écar­te­lé entre logique indus­trielle, contin­gences poli­tiques et expo­si­tion média­tique, demande aux diri­geants qu’il nomme une sou­plesse d’échine qu’à l’évidence Ray­mond Lévy ne pos­sé­dait pas.

Ayant fait par­tie dès l’origine de la petite équipe qui avait édi­fié le groupe Elf Aqui­taine pen­dant les trente glo­rieuses, il pou­vait en 1977 espé­rer suc­cé­der à Pierre Guillau­mat lorsque celui-ci a été atteint par la limite d’âge, mais le pou­voir poli­tique en déci­da dif­fé­rem­ment pour des rai­sons tenant à ses ori­gines et, peut-être aus­si, à la conti­nui­té qu’on crai­gnait qu’il incarne.

Trois ans plus tard, il est la vic­time col­la­té­rale d’un remake de la jour­née des Dupes et entame une tra­ver­sée du désert au cours de laquelle, de son propre aveu, son acti­vi­té pro­fes­sion­nelle se résu­mait à la lec­ture atten­tive de la presse quotidienne.

Recon­ver­ti en 1982 dans un Usi­nor en très grande dif­fi­cul­té depuis les années 70, il pour­suit la restruc­tu­ra­tion de l’entreprise et amé­liore sa per­for­mance finan­cière. Néan­moins, en désac­cord avec son ministre de tutelle sur la stra­té­gie d’investissement, il se voit signi­fier son congé en 1984.

C’est alors que le gou­ver­ne­ment belge lui pro­pose de s’exiler outre-Quié­vrain pour deve­nir pré­sident et admi­nis­tra­teur délé­gué du groupe sidé­rur­gique Cocke­rill Sambre. Ce sera son unique infi­dé­li­té, invo­lon­taire, au sec­teur public français.

“La rigueur était chez lui une seconde nature”

Les grands chantiers de Renault

Ces vexa­tions n’avaient pour­tant pas dégoû­té Ray­mond Lévy du ser­vice de l’État : lorsque après l’assassinat de son contem­po­rain et ami Georges Besse, les pou­voirs publics étaient à la recherche d’un suc­ces­seur, il accepte de quit­ter le confort de Cocke­rill Sambre pour prendre les com­mandes de Renault.

Ni socié­té ano­nyme ni éta­blis­se­ment public, Renault jouis­sait d’un sta­tut sui gene­ris qui lui confé­rait l’invulnérabilité et auto­ri­sait tous les erre­ments. Pen­dant les deux années qu’il avait pas­sées à la tête du groupe, Georges Besse avait pris d’énergiques mesures de redres­se­ment mais le gouffre res­tait béant. Renault souf­frait en effet de trois han­di­caps accu­mu­lés au fil des décen­nies : une situa­tion finan­cière pro­blé­ma­tique, des pro­duits de milieu de gamme et de qua­li­té médiocre et enfin un cli­mat social conflictuel.

Ray­mond Lévy ouvrit ces trois chan­tiers de front en met­tant fin à l’aventure Ame­ri­can Motors, en tenant bon sur les dix de Billan­court et en impo­sant à l’entreprise une démarche de qua­li­té totale. On a beau­coup iro­ni­sé sur son per­fec­tion­nisme et son sou­ci du détail, mais c’est oublier que la qua­li­té est un état d’esprit qui doit se mani­fes­ter dans les petites comme dans les grandes choses, dans la rédac­tion d’un mémo comme dans le lan­ce­ment d’un nou­veau produit.

Tout cela deman­dait cou­rage et téna­ci­té… res­tait la vision stra­té­gique. Ce fut le pro­jet d’alliance entre Renault et Vol­vo qui appor­tait l’accès au haut de gamme dans l’automobile et une pré­sence mieux équi­li­brée sur les mar­chés euro­péens pour le camion. Cette alliance pas­sait par la bana­li­sa­tion du sta­tut juri­dique de Renault et sa trans­for­ma­tion en socié­té ano­nyme, ce qui fut ren­du pos­sible par la loi du 4 juillet 1990, annon­cia­trice de la pri­va­ti­sa­tion de l’entreprise.

Tel était son bilan en 1992 lorsqu’il attei­gnit l’âge fati­dique de 65 ans. Il aurait sans doute pu obte­nir du gou­ver­ne­ment un sur­sis d’un ou deux ans pour mener à son terme la fusion entre Renault et Vol­vo mais l’accumulation des res­pon­sa­bi­li­tés com­men­çait à lui peser et il crai­gnait le man­dat de trop qui a été fatal à tant de dirigeants.

Un attachement profond à son pays et sa famille

Sa retraite ne fut pas inac­tive. Il pré­si­da notam­ment, à par­tir de 1998 et à la demande du gou­ver­ne­ment de l’époque, le conseil de sur­veillance du Consor­tium de réa­li­sa­tion, struc­ture de défai­sance créée pour apu­rer les actifs « non per­for­mants » héri­tés du Cré­dit Lyon­nais. Pen­dant trois années il a dû, avec la rigueur qui était chez lui une seconde nature, faire la sourde oreille aux inter­ven­tions et pres­sions que sus­ci­taient des enjeux finan­ciers sou­vent consi­dé­rables et mettre de l’ordre dans l’écheveau de par­ti­ci­pa­tions, de créances et de conten­tieux qu’on lui avait confié.

Il y aurait bien d’autres choses à dire de Ray­mond Lévy… l’universalité de sa culture, son amour pour la lit­té­ra­ture (ah ! La Fon­taine…) et la langue fran­çaises, sa fidé­li­té en ami­tié, sa curio­si­té tou­jours en éveil, son humour. Je vou­drais sim­ple­ment rap­pe­ler, pour en avoir été témoin, que sa famille était ce à quoi il atta­chait le plus de prix au monde, à la fois sa très grande et légi­time fier­té et sa rai­son d’espérer dans l’avenir, en par­ti­cu­lier dans les moments d’adversité. On signa­le­ra à cet égard que les quatre enfants de Ray­mond et Jac­que­line Lévy, ain­si que cinq de leurs petits-enfants, ont inté­gré l’École poly­tech­nique, occur­rence rare dans l’histoire de l’X mais qui ne doit rien au hasard.

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