Qu’est-ce qu’être égal ? Le contraste entre les États-Unis et le Brésil

Dossier : Les différences culturellesMagazine N°624 Avril 2007Par Livia BARBOSA

Égalité d’opportunités : le cas des États-Unis

Égalité d’opportunités : le cas des États-Unis

La société améri­caine val­orise la lib­erté (free­dom) par-dessus tout. Elle la conçoit comme autonomie indi­vidu­elle, comme droit de faire tout ce que l’on désire et que les lois n’in­ter­dis­ent pas, sous la pro­tec­tion des dites lois. L’ac­cent est mis sur les droits civils, sur la défense de la jouis­sance de ces droits, à l’abri des abus d’au­torité : avoir des biens, pou­voir exprimer, à l’abri de toute cen­sure, des croy­ances opposées à la posi­tion des gou­ver­nants, pour­suiv­re ses pro­pres objec­tifs sans être soumis à des normes imposées, à des con­trôles extérieurs. C’est la lib­erté de ne pas être con­traint, de ne pas être empris­on­né, ni ter­ror­isé, et prin­ci­pale­ment de n’être pas soumis à l’in­ter­ven­tion de l’É­tat2.

Toute idée d’é­gal­ité est sub­or­don­née à cette vision de la lib­erté et ne peut prospér­er que dans la mesure où elle est com­pat­i­ble avec celle-ci. L’é­gal­ité n’est légitime que quand elle n’en­trave pas l’indépen­dance et l’au­tonomie des per­son­nes. Des con­cep­tions redis­trib­u­tives de l’é­gal­ité ou des poli­tiques de niv­elle­ment sont perçues comme por­teuses d’une inter­férence directe de l’É­tat ou de la com­mu­nauté dans la sphère de l’au­tonomie indi­vidu­elle et comme une mise en cause du droit des indi­vidus à jouir des fruits — bons ou mau­vais — de leurs actions.

Dans la société améri­caine, l’é­gal­ité est vue comme une égal­ité d’op­por­tu­nités (appelée aus­si égal­ité naturelle). On retrou­ve la notion fon­da­trice de la nation améri­caine, « lieu des oppor­tu­nités, noy­au du rêve améri­cain et de l’Amer­i­can Creed »3. Est définie comme juste toute dis­tri­b­u­tion des sit­u­a­tions venue d’un état de nature, ou encore d’une économie de marché où règne une égal­ité formelle d’op­por­tu­nités. Toute posi­tion ou ressource disponible dans la société doit être acces­si­ble à tous ceux qui dis­posent des tal­ents et capac­ités néces­saires pour les obtenir et en prof­iter au terme d’une com­péti­tion ouverte. Du point de vue de la jus­tice, tous doivent avoir les mêmes droits et béné­fici­er des mêmes oppor­tu­nités, sans néces­saire­ment obtenir les mêmes résultats.

Une égalité légale

Un indi­vidu abstrait et universel
Cette con­cep­tion de l’égalité est ancrée dans une représen­ta­tion de l’individu qui est cen­trale dans la société améri­caine. Si cette con­cep­tion a de mul­ti­ples sources (le chris­tian­isme, la « com­mon law » anglaise et le libéral­isme de Locke) elle offre quelques traits sin­guliers. Le plus impor­tant peut-être est l’idée d’un indi­vidu abstrait et uni­versel, antérieur à l’existence de la société, ontologique­ment supérieur à elle et lié à d´autres indi­vidus par un con­trat social qui a comme objec­tif cen­tral de brid­er l’intérêt de cha­cun de façon que la vie en société soit pos­si­ble. La présence de l’État ou de n’importe quelle insti­tu­tion ayant le pou­voir de réprimer l’autonomie et les lib­ertés indi­vidu­elles doit être aus­si réduite que pos­si­ble. Le con­trat social est déjà un instru­ment suff­isant pour brid­er l’intérêt indi­vidu­el et la lib­erté per­son­nelle, et four­nit un con­texte per­me­t­tant que la jus­tice se pro­duise naturelle­ment. « Soci­ety is pro­duced by our wants and gov­ern­ment by our wicked­ness ; the for­mer pro­motes our hap­pi­ness pos­i­tive­ly by unit­ing our affec­tions, the lat­ter neg­a­tive­ly by restrain­ing our vices.4 »

Cette notion d’é­gal­ité d’op­por­tu­nités va de pair avec celle d’é­gal­ité formelle ou légale : égal­ité devant la loi, absence de restric­tions dans la pro­tec­tion juridique dont cha­cun béné­fi­cie dans la pour­suite de ses objec­tifs. L’é­gal­ité formelle est l’in­stru­ment de la réal­i­sa­tion d’une égal­ité d’op­por­tu­nités. Elle n’est pas pour autant une garantie de suc­cès, et l’é­gal­ité d’op­por­tu­nité, dans le sens améri­cain, ne sig­ni­fie pas l’é­gal­ité économique. Elle n’est pas promesse de dis­tri­b­u­tion équitable des ressources économiques, des priv­ilèges soci­aux ou d’une recon­nais­sance morale. Au con­traire, à par­tir d’une sit­u­a­tion « égal­i­taire » ini­tiale, elle est por­teuse d’une sit­u­a­tion d’iné­gal­ité finale dans presque toutes les dimen­sions de la vie humaine. Le rôle du gou­verne­ment est d’as­sur­er le respect des lois et non de s’en­gager dans une pro­mo­tion d’une égal­ité con­crète entre tous les citoyens. Tous les types de niv­elle­ment et les poli­tiques qui y con­duisent doivent être com­bat­tus. Les êtres humains ne sont pas égaux mais sont nés avec des droits égaux. On a une forte préférence pour des doc­trines et des visions non-égal­i­taires et un rejet des con­cepts d’é­gal­ité dis­trib­u­tive ou d’é­gal­ité de consommation.

Égal mais différent

La self-reliance est un autre aspect de cette vision de l’in­di­vidu. Chaque indi­vidu a, ou devrait avoir, la capac­ité d’af­fron­ter la vie à par­tir de ses pro­pres ressources intérieures. Tout ce dont nous avons besoin pour réalis­er nos rêves et nos désirs se trou­ve en nous-mêmes. C’est notre tâche d’a­grandir nos poten­tial­ités, de nous auto-enrichir et de nous per­fec­tion­ner. Cha­cun mérite tout ce qu’il peut obtenir par son tal­ent et sa détermination.
 
Les dif­férences entre les per­son­nes sont vues comme le résul­tat des dif­férences de capac­ités et de tal­ents pro­pres à cha­cun, elles-mêmes pro­duit de la loterie de la nature. Bien qu’elles soient arbi­traires elles sont pro­fondé­ment val­orisées, car elles expri­ment l’essence de cha­cun, ses par­tic­u­lar­ités idio­syn­crasiques. Elles sont plus soulignées que les ressem­blances, parce qu´elles sont la base des iden­tités indi­vidu­elles5. Ce sont elles qui nous don­nent notre orig­i­nal­ité, nous human­isent et nous par­tic­u­larisent. Plus encore, elles sont con­sid­érées comme sociale­ment et poli­tique­ment utiles au pro­grès humain. Être humain c’est être formelle­ment égal, mais réelle­ment différent.
 
Ce qui doit être évité (et en ce sens il est légitime de par­ler d’é­gal­ité) c’est toute ten­ta­tive d’u­tilis­er les dif­férences de capac­ités, de tal­ents et d’ef­forts pour établir des dis­tinc­tions légales et des priv­ilèges soci­aux faus­sant la com­péti­tion. L’éventuelle supéri­or­ité d’une per­son­ne dans un cer­tain domaine d’ac­tion n’empêche pas sa sub­or­di­na­tion à la loi générale. La jus­tice sociale est beau­coup plus proche d’une pro­por­tion­nal­ité que d’une égal­ité, dans le sens que lui donne l’idéolo­gie égal­i­tariste qui prêche l’é­gal­ité absolue des con­di­tions pour tous les mem­bres de la société. Cette pro­por­tion­nal­ité a trait à la par­tic­i­pa­tion de cha­cun au proces­sus pro­duc­tif et aux résul­tats qui en découlent. Cha­cun est vu comme rece­vant en pro­por­tion directe de ses tal­ents et de ses efforts. La mesure de la per­for­mance indi­vidu­elle devient ain­si le mécan­isme social par excel­lence, qui per­met à la société d’établir des dif­férences légitimes, d’é­val­uer et de con­stru­ire des hiérar­chies de mérite et de sanc­tion­ner ceux qui présen­tent un mau­vais résultat.

L’in­di­vidu est un sujet proac­t­if, qui perçoit la réal­ité comme quelque chose d’ob­jec­tif et d’ex­térieur à soi, où il peut inter­venir, qu’il peut chang­er et for­mater selon ses envies, ses ambi­tions et sa volon­té de s’af­firmer. Ses actions sont perçues comme déter­minées de l’in­térieur et rarement comme con­traintes par des fac­teurs his­toriques et soci­aux. Les con­traintes font par­tie de la réal­ité et ce que l’on attend de cha­cun est de les dépass­er. Des jus­ti­fi­ca­tions et des excus­es con­cer­nant ses pro­pres per­for­mances ont du mal à être reçues, dans la mesure où elles situent l’o­rig­ine des réal­i­sa­tions, bonnes ou mau­vais­es, à l’ex­térieur de l’in­di­vidu ; dans des fac­teurs his­toriques et soci­aux qui, si on les regarde comme dotés d’un pou­voir déter­mi­nant, finis­sent par faire dis­paraître ce qui est au cœur de tout ce sys­tème d’idées — l’in­di­vidu — et par min­er sa supéri­or­ité ontologique par rap­port à la société. La per­son­ne mérite tout ce qu’elle réus­sit à obtenir, elle le doit à son tal­ent et à sa détermination.

Égalité réelle : le cas brésilien

L’égalité formelle
L’égalité formelle est con­sti­tu­tive du Brésil indépen­dant. Établie dès la Con­sti­tu­tion de 1824, elle est présente dans toutes les con­sti­tu­tions qui ont suivi. Sa portée a évolué au fil du temps. Elle a con­cerné pro­gres­sive­ment des groupes soci­aux jusqu’alors exclus du droit de vote, tels que les non­pro­prié­taires, les Noirs (en tant qu’esclaves), les femmes et les anal­phabètes. Mais cette inclu­sion crois­sante n’a pas mis fin à la vision hiérar­chique qui mar­que la lég­is­la­tion civile et pénale, laque­lle dis­tingue dif­férents types d’individus. Quelque­suns béné­fi­cient de priv­ilèges spé­ci­fiques, tels un empris­on­nement spé­cial pour ceux qui ont un diplôme uni­ver­si­taire ou des instances de juge­ment priv­ilégiées en cas de crimes de droit com­mun pour les juges, les séna­teurs et les députés. L’égalité formelle con­cerne plus les droits poli­tiques que les droits civils. Selon un dic­ton pop­u­laire : « La loi est égale pour tous, mais quelques-uns sont plus égaux que les autres. »

Au Brésil, la con­cep­tion de lib­erté qui pré­domine (lib­er­ty) priv­ilégie la dimen­sion poli­tique et non la dimen­sion civique, chère aux Anglo-Sax­ons. Il s’ag­it essen­tielle­ment d’un désir d’au­to­gou­verne­ment, qui n’hésite pas à lim­iter l’au­tonomie per­son­nelle, et accepte que l’in­di­vidu soit soumis à des total­ités qui tran­scen­dent ses désirs et son vouloir. La société est imprégnée par une idéolo­gie et une rhé­torique égal­i­taires. Celles-ci inci­tent à se méfi­er de tout proces­sus impli­quant de l’au­tonomie, de l’in­di­vid­u­al­i­sa­tion, la val­ori­sa­tion des dif­férences indi­vidu­elles à titre de critère de dis­tinc­tion entr­er les per­son­nes. Si la société brésili­enne s’at­tache à deux types d’é­gal­ité — l’é­gal­ité formelle de tous devant la loi et l’é­gal­ité réelle, ou sub­stan­tive — c’est la sec­onde qui compte avant tout.

La notion prin­ci­pale d’é­gal­ité qui tra­verse la société brésili­enne est l’é­gal­ité réelle, ou sub­stan­tive. Tous mem­bres d’une même espèce, nous parta­geons les mêmes car­ac­téris­tiques physiques et biologiques et un même des­tin final. L’hu­man­ité se trou­ve présente en chaque per­son­ne. Par con­séquent, tous les indi­vidus sont sub­stan­tive­ment et rad­i­cale­ment égaux. Ce que l’on val­orise dans cette con­cep­tion de l’é­gal­ité est ce que nous avons en com­mun, ce qui nous unit en tant qu’e­spèce biologique, beau­coup plus que ce qui nous rend dif­férent des autres, nous dis­tingue en tant qu’individualités.

Cette con­cep­tion de l’é­gal­ité est ancrée dans une philoso­phie héri­tière de Rousseau plutôt que du libéral­isme anglo-sax­on de Hobbes et Locke. L’in­di­vidu n’est pas con­sid­éré comme préex­is­tant à son entrée en société. Au con­traire, c’est sa par­tic­i­pa­tion à un univers social qui lui con­fère son human­ité. On sup­pose qu’une total­ité préex­iste à l’in­di­vidu et que l’u­ni­ver­sal­ité de celui-ci, en tant que mem­bre de l’e­spèce humaine, passe par son appar­te­nance à un groupe social. Une par­tie de ce que je suis et de ce que je réalise n’est pas perçue comme la con­séquence de mes envies et de mes déci­sions, mais plutôt de mon appar­te­nance à cer­tains groupes soci­aux. On ne s’at­tend pas à ce que l’in­di­vidu trou­ve en lui-même toutes les ressources néces­saires pour affron­ter la vie. Au con­traire, les amis, la famille, les rela­tions, bref le cap­i­tal social de cha­cun est vu comme la vari­able la plus impor­tante dans la manière dont il con­duit celle-ci. À la self-reliance nord-améri­caine nous pour­rions oppos­er la social cap­i­tal-reliance brésilienne.
 
L’in­di­vidu ain­si conçu ne veut pas seule­ment être recon­nu en rai­son de ses tal­ents et ses capac­ités mais aus­si de son inser­tion par­ti­c­ulière dans la société : classe sociale, rap­ports per­son­nels, etc. C’est un sujet qui voit dans son envi­ron­nement social, et non en son pro­pre sein, le lieu cen­tral où se trou­vent les out­ils dont il a besoin pour la réal­i­sa­tion de ses rêves, de ses désirs et de ses pro­jets. Il est un sujet qui réag­it aux con­di­tions où il se trou­ve, plus qu’il ne fait des plans, dif­férent du type proac­t­if des États-Unis, qui regarde le monde social comme un ensem­ble de fac­teurs et de sit­u­a­tions qui devront être dom­inées et apprivoisées à par­tir de son envie, de son rêve et de sa volonté.

L’individu n’est pas maître de ses capacités

Un rejet de la compétition
La com­péti­tion devient un mécan­isme sociale­ment négatif, parce que les résul­tats de ceux qui sont en com­péti­tion ne sont pas com­pa­ra­bles entre eux. L’excellence des uns et la médi­ocrité des autres per­dent leur sens du fait des dif­férences de con­di­tions qui affectent leurs per­for­mances. Des sanc­tions, des prix, des priv­ilèges et des statuts découlant de l’évaluation des per­for­mances sont vus comme sus­pects et en grande par­tie injustes. La mesure des résul­tats ou l’établissement de straté­gies visant à priv­ilégi­er ceux qui présen­tent une meilleure per­for­mance appa­rais­sent alors comme un mécan­isme dont l’objectif est d’établir des hiérar­chies de mérite illégitimes, parce qu’elles mécon­nais­sent les con­textes sin­guliers de cha­cune des per­son­nes concernées

Cette con­cep­tion con­duit à nier que les dif­férences indi­vidu­elles soient directe­ment respon­s­ables des bons ou des mau­vais résul­tats de cha­cun. L’in­di­vidu n’est pas le maître, dans un sens métaphorique, de ses capac­ités et de ses tal­ents, ni des résul­tats qui en découlent. Les résul­tats indi­vidu­els, bons ou mau­vais, sont presque tou­jours rel­a­tivisés, déval­ués ou sim­ple­ment ignorés. Étant des con­séquences, en grande par­tie, des fac­teurs his­toriques et soci­aux, les dif­férences de résul­tats entre indi­vidus sont vues comme évita­bles, à la lim­ite indésir­ables. La per­for­mance de cha­cun est vue comme le fruit de con­di­tions spé­ci­fiques qui ren­dent impos­si­ble toute com­para­i­son. Les iné­gal­ités sont vues comme étant le fruit des con­di­tions sociales où les indi­vidus sont nés et se sont développés.

Dans ces con­di­tions, l’idée de jus­tice sociale est beau­coup plus proche d’une vision véhiculée par les idéolo­gies égal­i­taires, qui prô­nent l’é­gal­ité absolue de con­di­tions et de résul­tats, que d’une vision de pro­por­tion­nal­ité entre ce que cha­cun réalise et ce qu’il reçoit. Elle ne con­duit pas seule­ment à réclamer l’é­gal­ité économique, mais tous les types pos­si­bles d’é­gal­ité : ce qui est don­né à l’un doit être éten­du à tous, de façon indépen­dante de ses fonc­tions et de ses résul­tats. Il s’ag­it de pro­mou­voir des sit­u­a­tions égal­i­taires — c’est-à-dire indépen­dantes des résul­tats et de la con­tri­bu­tion de cha­cun à la pro­duc­tion. L’É­tat est regardé comme devant être l’outil cen­tral dans la pro­mo­tion de cette égal­ité sub­stan­tive. Réclamer des mesures de niv­elle­ment des salaires, de réser­va­tion de marchés à cer­tains groupes et de pro­mo­tion à l’an­ci­en­neté occupe une place cen­trale dans la rhé­torique poli­tique brésilienne.

Cette vision selon laque­lle quelques-uns sont en posi­tion supérieure aux autres quand ils entrent en com­péti­tion cor­re­spond à une con­cep­tion de l’in­di­vidu qui y voit un sujet faible. Il serait dépourvu des ressources intérieures lui per­me­t­tant de domin­er les sit­u­a­tions où il se trou­ve, donc inca­pable d’en­tr­er en com­péti­tion et de tri­om­pher de plus puis­sants au sein des vicis­si­tudes de la vie réelle. L’in­di­vidu doit être pro­tégé ou garan­ti con­tre la com­péti­tion. On ne cherche pas la recon­nais­sance des per­for­mances dif­féren­tielles des indi­vidus, mais un état égal­i­taire dans lequel ce qui est don­né à l’un doit être don­né à tous, indépen­dam­ment des per­for­mances indi­vidu­elles et des « iné­gal­ités naturelles », dans la mesure où celles-ci ne sont que le déguise­ment de vari­ables his­toriques et sociales.

Autonomie contre communauté

Les États-Unis, nés mod­ernes, ont con­stru­it une notion d’in­di­vidu a‑historique, ontologique­ment supérieur à la société, celle-ci étant con­sti­tuée par la réu­nion libre et volon­taire de ses mem­bres. Les indi­vidus sont des entités autonomes et morale­ment égales. L’é­gal­ité devant la loi, qui garan­tit une égale pos­si­bil­ité d’a­gir, ne neu­tralise pas la recon­nais­sance du fait que tous dif­fèrent entre eux quant aux capac­ités et aux tal­ents. La respon­s­abil­ité de ma posi­tion à l’in­térieur de la hiérar­chie sociale me revient exclu­sive­ment. Toutes les ressources dont je dépends pour réus­sir dans la vie reposent au-dedans de moi. La tâche de cha­cun est de sur­mon­ter les obsta­cles de la vie sociale, à sa manière et selon ses pro­pres ressources. Toute idéolo­gie égal­i­taire s’at­taquant à l’au­tonomie indi­vidu­elle et cher­chant à neu­tralis­er les dif­férences serait incom­pat­i­ble, en toute logique, avec cette con­cep­tion de l’in­di­vidu. Les indi­vidus doivent avoir une autonomie max­i­male pour s’ex­primer et pour­suiv­re leurs objectifs.

Au con­traire, le type d’in­di­vidu que sup­pose la con­cep­tion de l’é­gal­ité que l’on trou­ve au Brésil ressem­ble à la per­son­ne telle qu’elle est vue dans les sociétés holistes et hiérar­chiques6. C’est un sujet déter­miné de l’ex­térieur, par des vari­ables his­toriques et sociales, sur lesquelles il n’a aucun con­trôle, un sujet qui entre dans le monde des rela­tions sociales en grande par­tie prédéter­miné par une total­ité qui lui préex­iste. Le fait d’at­tribuer l’o­rig­ine des dif­férences au con­texte social (et non pas à la loterie de la Nature) rend inac­cept­able la con­cep­tion améri­caine de l’é­gal­ité. À par­tir du moment où, tout en con­ser­vant une vision holiste et hiérar­chique des rap­ports entre l’in­di­vidu et la société, on adhère à la valeur mod­erne d’é­gal­ité, on ne peut se con­tenter d’une égal­ité formelle, mais on est amené à exiger une égal­ité réelle (sub­stan­tive). La référence devient une com­mu­nauté d’é­gaux fonc­tion­nant comme une total­ité du type holiste, fondée à borner sévère­ment l´autonomie de ses mem­bres. Au sein de celle-ci, cha­cun dis­pose d’un pou­voir de reven­di­ca­tion sur les actions des autres mem­bres du groupe auquel il appar­tient et sur les résul­tats que ceux-ci atteignent. Au-delà du Brésil, une telle vision des choses mar­que large­ment, sur l’essen­tiel de la planète, les sociétés qui, tout en adhérant aux valeurs mod­ernes, restent mar­quées par une vision tra­di­tion­nelle d’un monde commun.

1. L’au­teur est pro­fesseur à l’u­ni­ver­sité Fédérale Flu­mi­nense, Rio de Janeiro. Le présent texte résume des analy­ses présen­tées de manière plus détail­lées dans : Igual­dade e Mer­i­toc­ra­cia. À éti­ca do desem­pen­ho nas sociedades mod­er­nas. Rio de Janeiro, Edi­to­ra da Fun­dação Getúlio Var­gas, 1999. O Jeit­in­ho Brasileiro ou a Arte de Ser Mais igual que os out­ros. Rio de Janeiro, Edi­to­ra Cam­pus, 1992. “ Os Dire­itos da Natureza numa sociedade rela­cional : reflexões sobre uma nova éti­ca ambi­en­tal ” Estu­dos Históri­cos. Rio de Janeiro, vol. 7, n° 14, 1994 (avec J. A. DRUMMOND).
2. Isa­iah BERLIN. “Deux con­cep­tions de la lib­erté”, in Éloge de la lib­erté, Paris, Cal­mann-Levy, 1988.
3. S. HUNTINGTON. Amer­i­can Pol­i­tics : The Promisse of Dishar­mo­ny. Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 1981.
4. Thomas PAINE, cité par John David SKRENTNY, The ironies of Affir­ma­tive Action. Pol­i­tics, cul­ture ad Jus­tice in Amer­i­ca. Chica­go, The Chica­go Uni­ver­si­ty press, 1996.
5. On a un indi­vid­u­al­isme des dif­férences. Georg SIMMEL, “ Indi­vid­ual and Soci­ety in eigh­teenth and nine­teenth cen­tu­ry views of life ”. In The Soci­ol­o­gy of Georg Sim­mel. Glen­coe, Free Press, 1950. 
6. Louis DUMONT, Homo hier­ar­chi­cus, Gal­li­mard, 1979.

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