Bulles spéculatives et gestion de portefeuille

Dossier : Placements financiersMagazine N°590 Décembre 2003
Par David PASTEL (80)

Le phénomène peut sur­pren­dre par son ampleur : entre mars 2000 et jan­vi­er 2003, plusieurs tril­lions d’eu­ros de val­ori­sa­tion bour­sière, c’est-à-dire d’é­pargne indi­vidu­elle ou col­lec­tive, ont été détru­its, de par le monde, du fait de la baisse des marchés financiers.

Si cette crise se dis­tingue par son car­ac­tère glob­al et sa dimen­sion, elle partage cepen­dant un cer­tain nom­bre de car­ac­téris­tiques avec d’autres phénomènes du même ordre tels que, par exem­ple, la spécu­la­tion sur le bulbe de tulipe (Hol­lande, 1636), le krach de l’U­nion Générale (France, 1882), ou la pre­mière bulle tech­nologique (USA, 1962).

Le processus de bulle spéculative

Un proces­sus de bulle spécu­la­tive se déroule le plus sou­vent en trois phas­es et con­cerne générale­ment une classe d’ac­t­ifs bien définie (immo­bili­er rési­den­tiel ou com­mer­cial, instru­ments de dettes en prove­nance de telle ou telle zone, actions cotées appar­tenant à tel ou tel secteur économique).

  • Pen­dant la pre­mière phase, un cer­tain nom­bre de fac­teurs clés arrivent à matu­rité. Leur com­bi­nai­son con­stituera le réel catal­y­seur de la bulle. Ain­si au début des années 1980, plusieurs inno­va­tions en matière de biotech­nolo­gie (insu­line géné­tique, inter­féron…) se con­juguent qui soulig­nent à la fois le poten­tiel de crois­sance du secteur et ses besoins en cap­i­taux. Le même engrenage se met en place au milieu des années 1990, cette fois cen­tré sur les dernières inno­va­tions en matière de tech­nolo­gies de la com­mu­ni­ca­tion (fibres optiques, com­pres­sion du sig­nal…) et de l’in­for­ma­tion (pro­to­coles de plus en plus effi­caces per­me­t­tant à des sys­tèmes d’in­for­ma­tion dif­férents de com­mu­ni­quer, micro­processeurs de plus en plus rapi­des et capac­ités de mémoire des PC de plus en plus importantes…).
     
  • La deux­ième phase voit générale­ment le prix des act­ifs financiers liés à la bulle attein­dre des niveaux de plus en plus élevés. Les taux de rentabil­ité ain­si générés provo­quent, alors, des trans­ferts de fonds mas­sifs hors des secteurs dits tra­di­tion­nels et en direc­tion de la classe d’ac­t­ifs con­cernée. Ain­si de la bulle “élec­tron­ique” de 1957–1962, dont la ressem­blance avec la bulle Inter­net est par­ti­c­ulière­ment éton­nante. Suite aux pre­mières appli­ca­tions indus­trielles du tran­sis­tor et du cir­cuit inté­gré, le secteur de l’élec­tron­ique en Amérique du Nord con­naît, à par­tir de la fin des années 1950, une péri­ode d’ef­fer­ves­cence qui voit la créa­tion puis la mise sur le marché de sociétés, dont cer­taines se révéleront de réelles réus­sites économiques (ain­si par exem­ple Fairchild Semi­con­duc­tors), mais dont beau­coup d’autres res­teront des sociétés-con­cepts, sans chiffres d’af­faires ni clients.
     
  • La troisième phase est celle de l’é­clate­ment de la bulle. Les flux de liq­uid­ités s’in­versent provo­quant un effon­drement des cours, par­fois d’au­tant plus irréversible que cer­taines sociétés, forte­ment endet­tées, dis­parais­sent. Les fac­teurs déclen­chants peu­vent être mul­ti­ples. En 2000, la dégra­da­tion par les agences de rat­ing des nota­tions des émet­teurs dits TMT (télé­com­mu­ni­ca­tions, médias et tech­nolo­gies) a désta­bil­isé l’équili­bre spécu­latif, con­duisant les acteurs financiers les plus régle­men­tés (ban­ques et com­pag­nies d’as­sur­ances) à réduire leur expo­si­tion glob­ale au secteur provo­quant ain­si les pre­mières baiss­es sig­ni­fica­tives de cours (mars 2000).

Comment identifier une bulle spéculative ?

Les bulles spéculatives partagent un certain nombre de caractéristiques structurelles.

  • Le rem­place­ment des tech­niques tra­di­tion­nelles de val­ori­sa­tion par d’autres plus “accom­modantes”. Ces nou­velles tech­niques présen­tent l’a­van­tage de per­me­t­tre de jus­ti­fi­er les niveaux de cours déjà atteints et d’an­ticiper des taux futurs de rentabil­ités tou­jours élevés. Ini­tiale­ment util­isées par quelques-uns, ces tech­niques sont rapi­de­ment adop­tées par les “experts” que ceux-ci soient écon­o­mistes ou ana­lystes financiers. Très vite relayées par la presse, ces “inno­va­tions” méthodologiques se trans­for­ment en étalons de valeur indis­cuta­bles. On peut penser ici au prix payé par abon­né télé­phonique ou vis­i­teur de site Inter­net futur, unité com­muné­ment util­isée de 1997 à 2000 et fig­u­rant dans nom­bre de prospec­tus d’in­tro­duc­tion en Bourse de l’époque. Le leit­mo­tiv de ces péri­odes est celui de “l’ère nou­velle” néces­si­tant le recours à de nou­veaux principes et méth­odes de valorisation.
     
  • La démoc­ra­ti­sa­tion du savoir-faire et de la déci­sion en matière d’in­vestisse­ment financier. Ce proces­sus se déroule générale­ment en plusieurs étapes. Le suc­cès ren­con­tré par les pre­mières intro­duc­tions en Bourse con­duit les sociétés de cap­i­tal-risque à traiter les dossiers de plus en plus rapi­de­ment. Des sociétés de moins en moins mûres sont mis­es sur le marché, à charge pour les gérants de porte­feuille “tra­di­tion­nels” de les analyser et de décider ou non d’y inve­stir. On com­prend dès lors les erreurs com­mis­es par des gérants qui en quelques mois se trans­for­ment en “cap­i­tal-risqueurs” sur des domaines à con­tenu tech­nique élevé tels que les TMT, l’élec­tron­ique ou la biotech­nolo­gie. L’é­tape suiv­ante con­siste en la dés­in­ter­mé­di­a­tion de la démarche d’in­vestisse­ment. Désor­mais tout un cha­cun se con­sid­ère com­pé­tent non seule­ment pour inve­stir une par­tie de son épargne directe­ment dans telle ou telle action mais aus­si pour con­seiller et dis­cuter à tout pro­pos des dernières évo­lu­tions boursières.
     
  • L’ab­sence de réels pro­jets d’en­tre­prise. Des dossiers d’in­vestisse­ments sont con­sti­tués non pas pour pro­pos­er un pro­duit ou un ser­vice en direc­tion d’une clien­tèle à définir mais dans la seule per­spec­tive de réus­sir son entrée en Bourse. On pense ici à des sociétés conçues au som­met de la bulle Inter­net et dont, aujour­d’hui, il ne reste qua­si­ment plus rien, tels Boo.com ou Webvan.com
     
  • L’ex­ac­er­ba­tion des con­flits d’in­térêts. Devant l’am­pleur des gains à se partager, les dif­férents acteurs financiers s’al­lient de manière explicite ou implicite trahissant ain­si pour cer­tains leurs engage­ments “fidu­ci­aires” vis-à-vis de leurs clients fin­aux. Ces con­flits d’in­térêts ne con­stituent pas un phénomène nou­veau. Ils étaient déjà à l’œu­vre lors de la plu­part des autres grandes crises finan­cières. Peut-être ont-ils sim­ple­ment atteint un nou­veau som­met d’in­ten­sité à la fin des années 1990.
     
  • La dic­tature de la pen­sée unique. Encore une fois, ce phénomène se déroule à plusieurs niveaux. Au fur et à mesure que la bulle spécu­la­tive prend de l’am­pleur, il est de plus en plus dif­fi­cile aux gérants de porte­feuille d’im­pos­er leurs points de vue, tant auprès de leurs clients, que de leurs employeurs ou de leurs com­mer­ci­aux. Tous ne veu­lent désor­mais plus enten­dre qu’un seul dis­cours, celui de la pour­suite indéfinie de la hausse en cours : hors de la classe d’ac­t­ifs con­cernée par la bulle, point de salut. Les médias ampli­fient cette dérive, provo­quant le phénomène dit de la “prophétie autoréal­isée” : plus les trans­ferts de fonds hors des secteurs “tra­di­tion­nels” et en direc­tion de la classe d’ac­t­ifs con­cernée sont impor­tants, plus ces mêmes trans­ferts appa­rais­sent jus­ti­fiés du fait de l’ac­tion qu’ils exer­cent sur les val­ori­sa­tions rel­a­tives des dif­férents secteurs en jeu.
     
  • L’as­sou­plisse­ment des régle­men­ta­tions bour­sières et finan­cières par les autorités de tutelle. Les bulles sont sou­vent accom­pa­g­nées d’évo­lu­tions régle­men­taires favor­ables au développe­ment à court terme des marchés financiers. Ces évo­lu­tions peu­vent être ponctuelles. On se sou­vien­dra de l’ad­mis­sion à la pre­mière liste de la Bourse de Paris de valeurs telles que Lib­er­ty Surf ou Wanadoo, mal­gré l’ab­sence de comptes passés représen­tat­ifs. Les évo­lu­tions peu­vent être, aus­si, plus struc­turelles. Il en a été ain­si des mod­i­fi­ca­tions des règles pru­den­tielles appliquées aux caiss­es d’é­pargne nord-améri­caines au début des années 1980 (Garn-Saint-Ger­main Act, 1982). Il en fut prob­a­ble­ment de même de la remise en cause à la fin des années 1990 du Glass Stea­gall Act qui avait con­traint, après la crise de 1929, les insti­tu­tions finan­cières nord-améri­caines à se spé­cialis­er par méti­er. Son rem­place­ment par un nou­v­el appareil lég­is­latif beau­coup plus libéral a sans doute joué un rôle dans l’ex­ac­er­ba­tion des con­flits d’in­térêts déjà évoquée.

Que faire face à la bulle ?

Les car­ac­téris­tiques décrites dans les précé­dents para­graphes peu­vent servir de sig­naux d’alerte. Quand tous clig­no­tent, il est raisonnable de penser que les marchés financiers se trou­vent prob­a­ble­ment en sit­u­a­tion de bulle spéculative.

Face à une telle sit­u­a­tion, le gérant pro­fes­sion­nel peut dif­fi­cile­ment procéder à une con­ver­sion inté­grale de son porte­feuille en pro­duits sans risques de type moné­taire. En effet, une telle déci­sion reviendrait à pari­er sur l’inéluctabil­ité du phénomène en cours. Or toutes les bulles spécu­la­tives n’é­cla­tent pas. En out­re, du fait des ter­mes du con­trat qui le lie à son client, le gérant peut ne pas avoir toute lat­i­tude pour procéder à une telle conversion.

C’est pourquoi il appa­raît préférable d’adopter une approche plus prag­ma­tique et prudente.

La valid­ité de l’ap­proche décrite ici a pu être testée par l’au­teur de cet arti­cle dans le cadre de ses respon­s­abil­ités au sein de Pas­tel & Asso­ciés. Cette société de ges­tion de porte­feuille est en activ­ité depuis 1998. Tous ses porte­feuilles sous ges­tion sont gérés selon cette même approche. Sur la péri­ode jan­vi­er 1998-octo­bre 2003, le taux de rentabil­ité annu­al­isée des comptes gérés par elle et ouverts depuis jan­vi­er 1998 a été de plus de 12,8 % soit une per­for­mance cumulée depuis l’o­rig­ine supérieure à 99 %.

Marge de sécurité et valeur intrinsèque

Plutôt qu’es­say­er d’an­ticiper le mou­ve­ment général des marchés financiers, il est sou­vent plus pru­dent et plus lucratif de con­cen­tr­er ses recherch­es et déci­sions sur des entre­pris­es spé­ci­fiques en procé­dant d’une manière essen­tielle­ment microéconomique.

Dans le con­texte d’une telle approche, la notion de marge de sécu­rité dévelop­pée ini­tiale­ment par Ben­jamin Gra­ham (Secu­ri­ty Analy­sis, Gra­ham & Dodd, 1934) est sans doute la plus impor­tante. Elle con­siste à exiger préal­able­ment à tout investisse­ment qu’un cer­tain nom­bre de con­di­tions soient réu­nies en ter­mes de :

— per­for­mances finan­cières passées,
— niveaux min­i­mums de con­nais­sance et de com­préhen­sion que l’on peut avoir con­cer­nant le fonc­tion­nement du dossier considéré,
— péren­nité du mod­èle de généra­tion de profit…

La notion de valeur intrin­sèque est, elle aus­si, clé. Car com­ment décider d’in­ve­stir de manière durable dans un titre si on ne peut en estimer sa valeur économique indépen­dam­ment de ce que les opéra­teurs bour­siers à un instant don­né en pensent ? C’est pourquoi il est indis­pens­able avant tout investisse­ment d’es­timer, sur la base d’un taux de rentabil­ité atten­du sat­is­faisant, ce que la société dans son ensem­ble vaudrait pour un investis­seur prêt à l’ac­quérir et à la con­serv­er dans la durée. Un pro­gramme d’in­vestisse­ment ne peut com­mencer que lorsque la valeur intrin­sèque ain­si cal­culée est supérieure au cours de Bourse du dossier considéré.

Il est intéres­sant d’ob­serv­er que l’ap­pli­ca­tion rigoureuse de ces principes a préservé nos porte­feuilles sans nous empêch­er de détecter et d’in­ve­stir dans de nom­breux titres dont les cours, en pleine euphorie bour­sière, reflé­taient des décotes impor­tantes. En effet en péri­ode de bulle, les marchés financiers con­nais­sent sou­vent un phénomène de seg­men­ta­tion. Les act­ifs indi­vidu­els sont, avant tout, val­orisés sur la base de leur appar­te­nance ou non-appar­te­nance à la classe d’ac­t­ifs priv­ilégiée par la spécu­la­tion. Dans le pre­mier cas, l’ac­t­if “béné­ficiera” d’une sur­val­ori­sa­tion exces­sive et irra­tionnelle. Dans le sec­ond cas, son cours de Bourse souf­frira d’une décote élevée par rap­port à sa valeur intrinsèque.

De la prochaine bulle

Les idées dévelop­pées dans cet arti­cle ne sont pas nou­velles, en par­ti­c­uli­er les notions de marge de sécu­rité et de valeur intrin­sèque dévelop­pées par Ben­jamin Gra­ham dès 1934. Et pour­tant depuis lors, le phénomène des bulles spécu­la­tives s’est repro­duit à maintes repris­es, provo­quant tou­jours les mêmes types de com­porte­ments et de réactions.

S’il est dif­fi­cile de prévoir le con­texte dans lequel la prochaine bulle se dévelop­pera, on peut cepen­dant penser avec un degré de con­fi­ance élevé que d’autres bulles spécu­la­tives affecteront, dans un avenir prob­a­ble­ment guère éloigné, les marchés financiers. Il fau­dra alors se sou­venir des dif­férents principes évo­qués dans ce texte et tenir le cap. En matière de spécu­la­tion finan­cière, “l’ère nou­velle” n’est pas pour demain.

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