Thème : La politique agricole restera toujours un problème en 2050

Dossier : Le territoire français en 2050Magazine N°608 Octobre 2005Par Lucien BOURGEOIS

L’his­toire mon­di­ale de l’a­gri­cul­ture n’a pas été aus­si cat­a­strophique que Malthus l’avait annon­cé. Mar­cel Mazoy­er nous l’a mon­tré dans son ouvrage de référence : avec la crois­sance de la pop­u­la­tion, la famine a régressé au lieu de s’é­ten­dre. Mais il n’est pas suff­isant de dire que la planète a de quoi nour­rir les 9 mil­liards d’êtres humains atten­dus en 2050, car la planète est très cloi­son­née et les déséquili­bres pro­duc­tion-con­som­ma­tion y sont tels que le tiers de sa pop­u­la­tion est très mal nour­rie et pour par­tie affamée. Cela tient à l’é­cart de pro­duc­tiv­ité des ter­res et des agricul­teurs (1 à 1 000) et à l’in­solv­abil­ité des pau­vres pour pay­er les excé­dents des riches.

L’ex­péri­ence, dans les années 1950 à 2000, de la France et de l’Eu­rope, qui sont passées de la pénurie à l’ex­cé­dent, est élo­quente. De 1850 à 1950 nos pays avaient pris l’habi­tude de se fournir en matières pre­mières à bas coût dans les colonies et les pays ” neufs ” comme l’Ar­gen­tine et les pays de l’Océanie.

Même pour son appro­vi­sion­nement en céréales, la France ne se suff­i­sait pas.

Après la Deux­ième Guerre mon­di­ale, il a suf­fi de per­me­t­tre aux fer­miers d’in­ve­stir en mod­i­fi­ant les droits du fer­mage et en facil­i­tant l’ac­cès au crédit pour que la pro­duc­tion agri­cole explose. Il a suf­fi aus­si de pro­téger les marchés des impor­ta­tions à bas prix et de met­tre en place des mesures de stock­age pub­lic pour éviter les effon­drements de prix en cas de bonne récolte pour assur­er des con­di­tions de revenu accept­a­bles pour les agricul­teurs. La même stratégie a été adop­tée par l’Eu­rope nais­sante qui s’é­tait vue coupée de ses gre­niers à blé tra­di­tion­nels par le ” rideau de fer “. Avec trois fois moins de ter­res que les USA, l’U­nion européenne a réus­si dès le début des années qua­tre-vingt à être auto­suff­isante en céréales.

Con­cer­nant l’avenir, nous ne traiterons pas ici des poli­tiques agri­coles qui per­me­t­traient aux pays du Tiers-monde de sor­tir de leur pénurie, mais en trai­tant de la poli­tique agri­cole et française nous garderons à l’e­sprit que l’Eu­rope ne pour­ra pas raf­fin­er sur sa qual­ité ali­men­taire et l’har­monie de ses paysages à quelques heures d’avion des ter­res désolées et des pop­u­la­tions affamées.
Nous allons donc exam­in­er les qua­tre scé­nar­ios envis­agés par l’équipe française ” Agri­cul­ture et Ter­ri­toire 2015 ” dans l’an­née 2002, en recher­chant com­ment les prob­lèmes bien analysés à cette époque pour­ront évoluer dans les trente années suivantes.

Scénario 1 : l’agriculture administrée

En pre­mier lieu, il ne faut pas que les dépens­es aug­mentent. Il fau­dra donc faire en sorte que l’aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion aidée reste lim­itée à la capac­ité d’ab­sorp­tion du marché européen.
En deux­ième lieu, il ne faut pas que les désagré­ments aug­mentent pour l’en­vi­ron­nement. Les tech­niques de pro­duc­tion ne doivent pas détéri­or­er le pat­ri­moine col­lec­tif. Cela sup­pose donc la mise en place de con­di­tions envi­ron­nemen­tales pour l’oc­troi des aides distribuées.

Ce scé­nario est un scé­nario ten­dan­ciel qui s’in­scrit dans l’hy­pothèse d’un main­tien de la PAC jusqu’en 2015. La réforme de 1992 insti­tu­ant les aides directes et les accords de 1999 et de 2003 mon­trent que l’U­nion européenne est capa­ble de pren­dre des déci­sions, même si elles se traduisent par une aug­men­ta­tion des ressources budgé­taires affec­tées à l’agriculture.

Mais pour que la PAC puisse se main­tenir, il fau­dra une série de conditions :

  • sur le plan de ses échanges extérieurs, l’U­nion européenne ne peut pas, en même temps, défendre le droit d’ac­corder des aides à l’ex­por­ta­tion et le droit de se pro­téger des impor­ta­tions. Il est évi­dent qu’elle ris­querait de per­dre sur les deux tableaux dans les négo­ci­a­tions inter­na­tionales. Il est plus impor­tant de défendre la pro­tec­tion du marché intérieur européen que les aides à l’ex­por­ta­tion au nom, en par­ti­c­uli­er, de la sécu­rité sanitaire ;
  • sur le plan intérieur, l’opin­ion publique reste glob­ale­ment favor­able à la pour­suite d’un effort budgé­taire impor­tant pour l’a­gri­cul­ture, mais cela sup­pose que deux con­di­tions prin­ci­pales soient respectées.
     

Les tech­niques de pro­duc­tion ne doivent pas détéri­or­er le pat­ri­moine col­lec­tif. Cela sup­pose donc la mise en place de con­di­tions envi­ron­nemen­tales pour l’octroi des aides distribuées.

Il faut, dans ce scé­nario, trou­ver une logique de poli­tique agri­cole qui per­me­t­tra de réalis­er ces objec­tifs et qui redonne ain­si de la ” lis­i­bil­ité ” aus­si bien pour les agricul­teurs eux-mêmes que pour les con­som­ma­teurs et les contribuables.

Les écueils de ce scé­nario sont l’im­por­tance des disponi­bil­ités budgé­taires néces­saires, le risque bureau­cra­tique pour la mise en place des con­trôles et la dif­fi­culté de pro­téger la pro­duc­tion agri­cole dans une Europe ouverte aux échanges mondiaux.

Scénario 2 : l’agriculture libérale

Ce scé­nario repose sur des pos­tu­lats clairs :

Si les fron­tières sont ouvertes, il faut s’at­ten­dre aus­si à une délo­cal­i­sa­tion impor­tante des pro­duc­tions agri­coles au prof­it des pays les plus com­péti­tifs. L’hy­pothèse d’une France en frich­es n’est pas à exclure.

  • la poli­tique agri­cole actuelle est remise en cause pour des raisons budgé­taires ou pour obtenir des con­ces­sions sur d’autres secteurs dans le cadre de l’OMC. À l’ex­em­ple du tex­tile, les pro­tec­tions douanières sont abolies. Cela per­met aux entre­pris­es de trans­for­ma­tion et de com­mer­cial­i­sa­tion de s’ap­pro­vi­sion­ner au meilleur prix. Le rôle de l’É­tat est de ren­forcer les entre­pris­es con­sid­érées comme des ” cham­pi­ons nationaux “, pour qu’elles con­quièrent le monde ;
  • les entre­pris­es de trans­for­ma­tion pilo­tent l’a­gri­cul­ture de façon à met­tre en œuvre une seg­men­ta­tion des marchés et une dif­féren­ci­a­tion par les mar­ques com­mer­ciales demandées par les consommateurs.


Ce scé­nario sup­pose évidem­ment que le con­texte économique glob­al se libéralise aus­si bien au niveau intérieur qu’extérieur.

Cette stratégie com­porte des risques évi­dents en cas de crise struc­turelle ou de con­flit international.

Scénario 3 : la qualité d’origine

Ce scé­nario repose sur les hypothès­es suivantes :

  • la con­struc­tion européenne se pour­suit mais en accen­tu­ant net­te­ment la recherche d’un mod­èle européen autonome qui ne se con­fon­dra pas avec une mon­di­al­i­sa­tion dont la régu­la­tion des flux économiques serait con­fiée aux seules entre­pris­es multinationales ;
  • les con­som­ma­teurs se mon­trent réti­cents devant les pro­duits indus­triels et recherchent davan­tage les pro­duits dont l’o­rig­ine ” ter­roir ” est explicite. Ils sont prêts pour cela à renon­cer à la recherche sys­té­ma­tique des prix les plus bas.
     

L’a­van­tage de ce scé­nario est de respon­s­abilis­er la majeure par­tie des agricul­teurs sur la com­mer­cial­i­sa­tion de leur pro­duit. Le risque évi­dent est d’en faire un mod­èle pour pays riche unique­ment, si la terre n’est pas occupée par ailleurs par des pro­duits d’ex­por­ta­tion ou de bioénergie.

Ils ne recherchent pas for­cé­ment la qual­ité ” luxe “, ven­due dans des épiceries fines, mais les appel­la­tions d’o­rig­ine, à l’in­verse des pro­duits indif­féren­ciés (céréales, volailles, pro­duits maraîch­ers courants) qui font aujour­d’hui 80 % de leur alimentation.

L’É­tat a dans ce scé­nario un rôle moins directeur que dans les autres. Il se lim­ite à encour­ager cette poli­tique et surtout à met­tre en place les out­ils juridiques indis­pens­ables pour éviter les con­tre­façons et les con­cur­rences déloyales, en par­ti­c­uli­er sur les marchés extérieurs. La poli­tique agri­cole relève alors de la poli­tique de pro­priété intel­lectuelle au même titre que les brevets.

Scénario 4 : l’agriculture régionalisée

Dans ce cadre la région­al­i­sa­tion des poli­tiques agri­coles appa­raît prop­ice à éviter les dérives bureau­cra­tiques de toute cen­tral­i­sa­tion exces­sive. On ne peut pas exclure que, face à des crises bru­tales, les solu­tions nationales appa­rais­sent inadap­tées et qu’on soit con­duit naturelle­ment à chang­er de stratégie, même en France.

Ce scé­nario a l’a­van­tage de per­me­t­tre une ges­tion plus prag­ma­tique des prob­lèmes grâce à la prox­im­ité entre les cen­tres de déci­sion et les acteurs. Il peut aus­si cacher une solu­tion de repli qui favoris­era les régions rich­es et désa­van­tagera les régions pau­vres s’il n’y a pas de mécan­ismes de péréquation.

L’évo­lu­tion de nos sociétés vers une ges­tion dif­férente de la rural­ité sera un autre fac­teur déter­mi­nant en faveur de ce scénario.

Les con­di­tions d’évo­lu­tion vers un tel scé­nario sont les suiv­antes : si la société française adopte une stratégie plus région­al­isée, cela aura des con­séquences impor­tantes pour l’a­gri­cul­ture. La poli­tique agri­cole chang­era néces­saire­ment d’ob­jec­tif pour devenir plus rurale et moins ori­en­tée vers la seule com­péti­tiv­ité des pro­duits dans le cadre de fil­ières indépen­dantes les unes des autres. Les col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales en charge de sa mise en œuvre seront beau­coup plus préoc­cupées par l’har­monie des activ­ités régionales que par les marchés extérieurs. Cette poli­tique rurale entraîn­era une évo­lu­tion des activ­ités vers les services.

Certitudes et incertitudes pour 2050

Quel que soit le scé­nario retenu à l’hori­zon 2015, on voit appa­raître une con­stante : l’al­i­men­ta­tion de base des Français — et a for­tiori des Européens — ne doit pas dépen­dre d’un appro­vi­sion­nement d’o­rig­ine loin­taine, soumis à des aléas cli­ma­tiques, poli­tiques et bour­siers qui peu­vent être très graves.

Les con­traintes de la pro­duc­tion ali­men­taire sont telles qu’il paraît illu­soire de penser qu’on va pou­voir d’i­ci 2050 banalis­er la ges­tion du secteur agri­cole au même titre que celui des pro­duits indus­triels. Il fau­dra, demain comme aujour­d’hui, se nour­rir trois fois par jour et il fau­dra un an pour pro­duire un grain de blé, et en out­re, l’im­pact de l’al­i­men­ta­tion sur la mor­bid­ité croî­tra en rai­son de l’al­longe­ment de la vie.

De même les aléas cli­ma­tiques et la dérive des zones de pro­duc­tion qu’on nous promet au cours de ce siè­cle ont peu de chance de coïn­cider avec les fluc­tu­a­tions du marché.

Le grand cap­i­tal ne sera donc pas plus ten­té qu’au­jour­d’hui de s’in­ve­stir dans la pro­duc­tion agri­cole ; selon toute vraisem­blance cela restera, demain comme aujour­d’hui, une activ­ité à dom­i­nante familiale.

Ne rêvons donc pas de banalis­er la poli­tique agri­cole en vue d’un béné­fice immé­di­at : les crises qui en résul­teraient pour­raient être très coûteuses.

N’ou­blions pas que ” l’arme ali­men­taire ” reste un moyen de sujé­tion, rarement brandie, mais tou­jours présente sous le man­teau. Ne lui don­nons pas l’oc­ca­sion de sor­tir du four­reau en décourageant les agricul­teurs de faire leur méti­er de pro­duc­teur proche du consommateur. 

Lucien Bour­geois est égale­ment mem­bre de l’A­cadémie d’a­gri­cul­ture et respon­s­able des Études économiques à l’Assem­blée per­ma­nente des Cham­bres d’agriculture.

• Mar­cel MAZOYER, D’une révo­lu­tion agri­cole à l’autre, in Cahiers d’agriculture, 1991.
• Philippe COLLOMB, Une voie étroite pour la sécu­rité ali­men­taire, in FAO Eco­nom­i­ca, Paris, 1999.

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