Qu’est-ce que le virtuel ?

Dossier : TélécommunicationMagazine N°626 Juin/Juillet 2007
Par Denis BERTHIER (68)

Définition courante, héritée de la scolastique

Tous les dic­tio­n­naires et ency­clopédies repren­nent une con­cep­tion héritée de la sco­las­tique médié­vale. Le Tré­sor de la langue française donne les déf­i­ni­tions suivantes :

” VIRTUEL = I.1. Qui pos­sède, con­tient toutes les con­di­tions essen­tielles à son actu­al­i­sa­tion. Syn­on. poten­tiel, en puis­sance ; anton. actuel. 2. En par­tic. Qui existe sans se man­i­fester. Syn­on. latent. À l’é­tat virtuel. 3. P. ext. Qui est à l’é­tat de sim­ple pos­si­bil­ité ou d’éven­tu­al­ité. Syn­on. pos­si­ble. II. Sub­st. masc. sing. à valeur de neu­tre. Ce qui est en puis­sance. ” Bien enten­du, les images virtuelles sont men­tion­nées, mais aucun sens général du mot ne leur est associé.

” POTENTIEL = A. Qui existe en puis­sance, virtuelle­ment. Syn­on. virtuel. PHILOS. Qui existe en puis­sance et non en acte. Anton. actuel. ”

Ain­si le virtuel est-il qua­si­ment iden­ti­fié au poten­tiel, si ce n’est (d’une manière bien floue) qu’au­cune con­di­tion essen­tielle ne doit man­quer à son actu­al­i­sa­tion ; mais quel type de con­di­tions non essen­tielles manque-t-il alors ? Le virtuel n’est pas non plus dis­tin­gué du latent et il peut même s’é­ten­dre au pos­si­ble et à l’éventuel. Il est explicite­ment opposé à l’actuel, mais pas directe­ment au réel.

Berg­son compte par­mi les plus gros con­som­ma­teurs con­tem­po­rains de ce mot (et des mots con­nex­es : virtuelle­ment et vir­tu­al­ité) : plusieurs cen­taines d’oc­cur­rences dans ses livres Durée et simul­tanéité, Matière et mémoire, L’évo­lu­tion créa­trice, dans lesquels le terme, jamais explicite­ment défi­ni, est tou­jours util­isé dans le sens sco­las­tique ou ses exten­sions (pos­si­ble), voire par­fois en un sens encore plus éten­du, comme qua­si syn­onyme d’imag­i­naire. Deleuze, prin­ci­pale­ment dans Dif­férence et répéti­tion, en dévelop­pant les notions d’un ” proces­sus du réel ” et d’un ” proces­sus du virtuel “, se veut l’in­ter­prète de Berg­son — fidél­ité qui peut être débattue. Dans le monde des sci­ences et tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion, la con­cep­tion de Deleuze a été vul­gar­isée par Pierre Lévy. 

Usages scientifiques du terme

Prenons le reflet dans un miroir (qui est, tech­nique­ment par­lant, une image virtuelle) comme pro­to­type du virtuel au sens que nous voulons élu­cider et con­sid­érons un objet A posé devant un miroir bien poli et bien pro­pre. Ce qui nous intéresse ici est la descrip­tion phénoménologique spon­tanée : tout obser­va­teur O situé dans la por­tion adéquate d’e­space voit ” dans le miroir ” un ” reflet ” A’ de A. Cer­tains faits évi­dents méri­tent d’être explicités :

a) le car­ac­tère virtuel du reflet n’est pas de l’or­dre de l’imag­i­na­tion : il peut au con­traire être défi­ni d’une manière rigoureuse, objec­tive, indépen­dante de tout repère et de tout obser­va­teur ; il est inhérent aux con­di­tions expéri­men­tales ; et les con­di­tions de son obser­va­tion effec­tive sont elles aus­si objec­tives, for­mu­la­bles en ter­mes de pro­priétés géométriques de la fac­ulté visuelle et du bon posi­tion­nement de l’oeil dans la zone (conique) d’observation ;

b) le car­ac­tère virtuel du reflet n’est pas de l’or­dre du poten­tiel : il n’en­tre dans le reflet aucune com­posante dont on pour­rait sus­pecter qu’elle soit en attente d’une quel­conque actu­al­i­sa­tion ; il ne peut être que là où il doit être, qu’il y ait ou non quelqu’un en posi­tion de l’ob­serv­er [on est très loin des prob­lèmes de l’ob­ser­va­tion quan­tique] ; la seule chose que le reflet peut éventuelle­ment ” atten­dre ” est la présence effec­tive, au bon endroit, d’un obser­va­teur ayant les capac­ités per­cep­tives adéquates ; mais cette présence ne peut d’au­cune manière être qual­i­fiée de poten­tielle — elle est hypothé­tique ou éventuelle ;

c) le reflet a toutes les qual­ités visuelles d’un objet réel ; dans cette modal­ité sen­sori-motrice, il est stricte­ment équiv­a­lent à un objet réel : ce n’est pas un vague mirage, plus ou moins clair, plus ou moins flou : il est aus­si vis­i­ble que A, c’est-à-dire à la fois aus­si lumineux et aus­si dis­tinct ; les mod­i­fi­ca­tions de l’an­gle et des dis­tances sous lesquels l’im­age A’ est perçue lors de déplace­ments et mou­ve­ments divers de O se con­for­ment exacte­ment à ce qui se passerait si elle était un objet réel situé à la place de A’ ; c’est d’ailleurs pourquoi, quand nous traitons du virtuel, nous pou­vons con­sid­ér­er la vision dans sa pleine dimen­sion sen­sori-motrice, pas seule­ment comme per­cep­tion pas­sive ; bien que la por­tion de l’e­space réel où il se trou­ve soit physique­ment inac­ces­si­ble au regard de O, c’est, de la manière la plus physique­ment con­crète qui puisse être, sur ce reflet A’ de A, de l’autre côté du miroir (et non, par exem­ple, sur la sur­face du miroir) que le regard de O con­verge effec­tive­ment et c’est égale­ment sur A’ que chaque oeil accom­mode ;

d) le reflet s’im­pose à notre per­cep­tion visuelle avec la même force que n’im­porte quel objet réel, que nous con­nais­sions ou non son car­ac­tère virtuel, que nous le voulions ou non ; la per­cep­tion du reflet est immé­di­ate et uni­verselle dans l’e­spèce humaine ; elle n’est sous la dépen­dance d’au­cune com­posante cul­turelle, d’au­cun entraîne­ment préal­able (con­traire­ment, par exem­ple, à une pho­to en noir et blanc, dont on sait qu’elle n’est pas immé­di­ate­ment ” lis­i­ble ” par cer­tains peu­ples primitifs) ;

e) le virtuel, bien que pleine­ment actuel, n’ex­iste que rel­a­tive­ment à un type déter­miné de sys­tème per­cep­tif : prenons un appareil pho­to aut­o­fo­cus et visons le reflet A’ ; tout comme l’œil, c’est exacte­ment sur A’ qu’il fait le point, que je sois là ou pas ; la magie appar­ente du résul­tat dépend étroite­ment de l’al­go­rithme mis en oeu­vre par les sys­tèmes de mise au point ; celui-ci est basé sur l’analyse des micro­con­trastes ; s’il repo­sait par exem­ple sur des tech­niques de télémétrie laser, ça ne marcherait pas.

Finale­ment, tant que les con­di­tions d’ob­ser­va­tion sont sat­is­faites, rien ne per­met de dis­tinguer visuelle­ment le reflet de l’ob­jet réel. Il n’en va évidem­ment pas de même dans les autres modal­ités sen­sorielles. On peut ain­si imag­in­er des sit­u­a­tions pro­duisant quelques dis­cor­dances sen­sorielles ; et l’on com­prend aus­si pourquoi la plu­part des ani­maux, qui n’ont pas la même pré­dom­i­nance que nous de la vision sur les autres sens, n’ac­cor­dent que peu d’at­ten­tion aux miroirs.

La notion de virtuel qui se dégage de cet exem­ple élé­men­taire s’ap­plique dans d’autres modal­ités sen­sorielles. Il est ain­si très facile de fab­ri­quer des sons virtuels, qui sem­blent provenir d’un endroit d’où aucun son réel ne peut être émis. On véri­fiera aisé­ment que toutes les con­sid­éra­tions générales précé­dentes au sujet du reflet peu­vent être trans­posées à ces sons virtuels.

En out­re, les tech­nolo­gies de la réal­ité virtuelle (RV), avec leur objec­tif ultime d’im­mer­sion sen­sorielle totale, visent à éten­dre à tout l’e­space le champ d’ob­ser­va­tion visuelle des objets virtuels et à éten­dre l’im­mer­sion à d’autres modal­ités sen­sori-motri­ces. Toutes les pro­priétés du virtuel relevées au sujet des images virtuelles se trans­posent, par con­struc­tion, aux ” mon­des virtuels ” de la RV, dans les modal­ités sen­sorielles con­cernées. Que l’ob­jec­tif pra­tique défi­ni par les besoins effec­tifs de chaque appli­ca­tion soit en réal­ité beau­coup moins ambitieux ne change rien à cette con­clu­sion, si ce n’est qu’en RV, comme dans tous les cas précé­dents, le cadre opéra­toire est lim­ité a pri­ori.

Un nouveau noyau général de sens propre

Une analyse éty­mologique de ” virtuel ” (qu’il serait trop long de repro­duire ici) comme ” ayant les ver­tus de ” con­duit à la déf­i­ni­tion générale suiv­ante, pleine­ment com­pat­i­ble avec les exem­ples ci-dessus : est virtuel ce qui, sans être réel, pos­sède avec force et de manière pleine­ment actuelle, les qual­ités du réel. Dans toute sa général­ité, cette déf­i­ni­tion sup­pose une nou­velle modal­ité de l’Être, au même plan que le réel, le pos­si­ble, l’imaginaire.

Il est intéres­sant de voir com­ment, quand elle est iden­ti­fiée en tant que telle, la rhé­torique mod­erne du virtuel con­forte cette déf­i­ni­tion. L’eau accu­mulée en amont d’un bar­rage a le poten­tiel de le rompre et d’i­non­der la val­lée. Est poten­tiel ce qui pour­rait être actu­al­isé, mais ne l’est pas (ou pas encore) et peut effec­tive­ment ne jamais advenir. Mais dire de la val­lée qu’elle est virtuelle­ment inondée par cette eau sig­ni­fie tout autre chose : à savoir que le bar­rage est con­damné, de manière qua­si inéluctable, à se rompre inces­sam­ment et que l’on se situe d’emblée dans une per­spec­tive d’an­tic­i­pa­tion de cette sit­u­a­tion. Or, ce dont il s’ag­it alors, c’est de présen­ter une sit­u­a­tion future et hypothé­tique comme étant acquise, en abolis­sant les dimen­sions tem­porelle et factuelle qui nous en sépar­ent — c’est de la présen­ter comme actuelle (au dou­ble sens : à la fois ” main­tenant ” et ” réal­isée ”), afin d’en accroître le pathos. Il s’ag­it donc bien ici d’une rhé­torique du virtuel.

Reprenons notre analyse, pour par­venir à une con­séquence essen­tielle. Si ce qui est nié d’un X virtuel ne con­cerne pas les qual­ités ou pro­priétés d’un X réel, ni la force avec laque­lle elles sont man­i­festées, alors un X virtuel doit être opéra­toire­ment équiv­a­lent à un X réel, en regard de ce qui définit nor­male­ment un X. Là encore, nous pou­vons véri­fi­er qu’il en est bien ain­si des images virtuelles de l’op­tique et des sons virtuels, et que c’est le but des tech­nolo­gies de la RV que de con­stru­ire des mon­des virtuels qui soient opéra­toire­ment équiv­a­lents (dans un cadre opéra­toire prédéfi­ni) au monde réel.

Conséquences pratiques

Ter­mi­nons par trois con­séquences pra­tiques de cette con­cep­tion du virtuel.

Pre­mière­ment, l’ex­em­ple du reflet illus­tre par­faite­ment le fait général que d’un objet virtuel peu­vent être issus des effets réels (comme les rayons réfléchis), de sorte que la per­cep­tion qu’on en a et toute notre rela­tion à lui sont bien réelles, comme le sont celles du reflet ou du son virtuel. Le monde dans lequel nous nous trou­vons immergé à un moment don­né peut être virtuel, il n’en reste pas moins que les expéri­ences men­tales que nous y vivons et les émo­tions que nous y ressen­tons sont bien réelles et ont sur nous des effets bien réels, y com­pris d’or­dre physique. Ce fait est util­isé avec suc­cès pour traiter des pho­bies avec les tech­niques de la RV. À l’op­posé, la con­cep­tion sco­las­tique du virtuel comme étant en attente d’ac­tu­al­i­sa­tion ne peut que ren­dre ces effets totale­ment incom­préhen­si­bles. Ces remar­ques illus­trent aus­si à quel point la notion courante d’il­lu­sion est impro­pre à saisir les sub­til­ités du virtuel.

Deux­ième­ment, si le virtuel a, avec force, les qual­ités du réel, s’il est opéra­toire­ment équiv­a­lent au réel, alors, dans le cadre opéra­toire adéquat, le virtuel est tau­tologique­ment indis­cern­able du réel par ses qual­ités et par sa force de présence. Et, si ces qual­ités s’im­posent ain­si dans l’or­dre de la per­cep­tion et de l’ac­tion (ordre sen­sori-moteur), elles doivent fatale­ment s’im­pos­er aus­si dans l’or­dre des sys­tèmes de signes et des élab­o­ra­tions rationnelles qui vien­nent s’y super­pos­er (ordre sémi­oti­co-cog­ni­tif). Il en résulte que le virtuel est indis­cern­able du réel par des principes généraux, dans les deux ordres majeurs de l’ex­péri­ence humaine ordi­naire, sen­sori-moteur et sémi­oti­co-cog­ni­tif. Dans cette phrase, la par­tie soulignée, ” par des principes généraux “, est essen­tielle et con­stitue la ligne de démar­ca­tion d’avec la sci­ence-fic­tion. Car le virtuel peut en général être facile­ment dis­tin­gué du réel par toute per­son­ne nor­male, de manière spé­ci­fique, dans chaque sit­u­a­tion spé­ci­fique : par exem­ple, sor­tir du cône de vis­i­bil­ité du reflet ou recourir à une autre modal­ité sen­sorielle. Quoique sous une forme très dif­férente, ce point répond au thème cen­tral des films sur la réal­ité virtuelle apparus au début des années 2000 (Matrix, eXis­tenZ, Aval­on, etc.) : la dif­fi­culté à établir la dis­tinc­tion. Que celle-ci échappe à la for­mal­i­sa­tion n’empêche pas qu’il soit néces­saire d’en main­tenir le principe (ne serait-ce que pour échap­per au solip­sisme). En out­re, l’im­pos­si­bil­ité d’établir des preuves générales du réel devrait point­er vers la néces­sité de dévelop­per notre sens du réel.

Troisième­ment, l’in­tro­duc­tion d’une caté­gorie générale du virtuel, libérée du champ sci­en­tifique ayant ini­tiale­ment per­mis de la repér­er, et au même plan que celles du réel, du poten­tiel, de l’imag­i­naire, mais claire­ment dis­tincte de cha­cune d’elles, ne peut être sans con­séquences épisté­mologiques de très large portée. Par exem­ple, on peut résoudre le prob­lème qui pol­lue depuis ses débuts toute dis­cus­sion sur l’In­tel­li­gence arti­fi­cielle (IA) : com­ment un agent arti­fi­ciel peut-il être dit intel­li­gent ? Insis­tons d’abord sur la force avec laque­lle le dilemme s’im­pose à la pen­sée : il y a d’une part le fait d’ex­péri­ence incon­testable que cer­tains agents arti­fi­ciels sem­blent effec­tive­ment dotés d’in­tel­li­gence (en l’é­tat actuel des tech­nolo­gies, dans un con­texte d’in­ter­ac­tion très lim­ité et pour un temps lim­ité) ; et il y a d’autre part une réti­cence bien com­préhen­si­ble à attribuer de l’in­tel­li­gence à un logi­ciel, qui n’est finale­ment qu’une espèce de bouli­er ou de sys­tème d’en­grenages un peu compliqué.

Notre déf­i­ni­tion du virtuel per­met de dire, en un sens pré­cis, que cet agent a une intel­li­gence virtuelle. Tout comme un reflet dans un miroir, celle-ci n’est ni imag­i­naire ni poten­tielle, bien qu’elle ne puisse appa­raître que dans le cadre opéra­toire adéquat et ne puisse être expliquée qu’en ter­mes d’in­ter­ac­tion (de la même manière que le reflet n’est com­pris qu’en ter­mes de rayons lumineux et de réflex­ion). Et si d’aven­ture les pro­grès tech­nologiques (dont la robo­t­ique, avec le développe­ment de capac­ités per­cep­tives et la sim­u­la­tion d’ex­pres­sions faciales, d’in­to­na­tions, d’é­mo­tions, de traits de car­ac­tères) par­ve­naient à lui don­ner un sem­blant de con­science, celle-ci devrait aus­si être dite virtuelle. Nous sommes ain­si aux antipodes du sen­sa­tion­nal­isme qui s’est dévelop­pé autour de l’IA (et resur­git avec la moin­dre avancée tech­nique). Et, de même que la notion de reflet ne fait sens qu’en référence à cer­taines capac­ités sen­sori-motri­ces, celle d’in­tel­li­gence d’un agent arti­fi­ciel ne peut faire sens qu’en référence aux capac­ités d’in­ter­ac­tion sémi­oti­co-cog­ni­tive de notre espèce. Ain­si devri­ons-nous nous efforcer à penser notre rela­tion à la Machine (ou à son pro­to­type uni­versel, l’or­di­na­teur) plutôt que con­tin­uer à nous penser comme des machines.

Cet arti­cle est basé sur le livre Médi­ta­tions sur le réel et le virtuel et sur l’article « Virtuel » dans le Dic­tio­n­naire inter­na­tion­al des ter­mes lit­téraires. Pour des références plus com­plètes, voir : http://www.carva.org/Denis.Berthier

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