Quels leviers pour gérer les biens publics ?

Dossier : Croissance et environnementMagazine N°627 Septembre 2007
Par Patrick CRIQUI

Donner une valeur au carbone

Donner une valeur au carbone

La théorie définit les biens publics comme des biens « non-rivaux » (l’usage par un agent n’af­fecte pas l’usage par un autre agent) et « non-exclud­ables » (il est impos­si­ble d’empêcher un quel­conque agent d’user de ce bien). Il en découle dans la pra­tique un cer­tain nom­bre de car­ac­téris­tiques spé­ci­fiques : ce sont des biens, des ser­vices ou des ressources qui béné­fi­cient à tous mais dont le coût de pro­duc­tion ne peut être imputé à une entre­prise ou un indi­vidu par­ti­c­uli­er. C’est le cas des ressources naturelles et plus générale­ment des ser­vices écologiques2.

Les deux types de cas sont les ressources naturelles (eau, énergie, matières pre­mières) et les capac­ités de recy­clage naturel, abor­dées en général sous l’an­gle de la pol­lu­tion qui les mobilise. Dans les deux cas, la nature nous offre ces ser­vices gra­tu­ite­ment et elle ne peut le faire que de manière lim­itée. Toute exploita­tion crois­sante ou sim­ple­ment con­stante de ces ser­vices sans recon­sti­tu­tion con­duit inéluctable­ment à leur dis­pari­tion. Ce risque était ignoré ou pas­sait pour loin­tain à nos ascen­dants. Pour cer­taines ressources vitales, elle devient d’ac­tu­al­ité pour nous et nos descen­dants proches. Com­ment faire alors pour cor­riger le tir ?

En donnant un prix au polluant ou au déchet3 dont on veut limiter l’émission

Don­ner un prix à un pol­lu­ant ou déchet, le marché ne le fait en général pas pour une rai­son sim­ple : lorsque c’est la nature qui recy­cle, elle ne se fait pas pay­er pour le ser­vice qu’elle nous rend. Nous ne recevons aucune fac­ture et n’avons donc pas à pay­er le prix de ce ser­vice. Cette gra­tu­ité pousse, nous l’avons vu, à une hausse sans cesse crois­sante de l’usage des capac­ités naturelles. Pourquoi se priv­er d’un vrai ser­vice qui ne coûte rien ? Or la capac­ité de recy­clage de la nature est en fait tou­jours limitée.

Pour le CO2, les physi­ciens du cli­mat nous dis­ent que nous pou­vons émet­tre dans l’at­mo­sphère l’équiv­a­lent de 2 à 3 mil­liards de tonnes de car­bone par an. Nous en émet­tons aujour­d’hui au niveau mon­di­al plus du dou­ble, et con­tin­uons à faire croître nos émis­sions. Pour chang­er de tra­jec­toire et nous lim­iter volon­taire­ment sans impos­er de despo­tisme, il faut, comme le sug­gèrent tous les écon­o­mistes, don­ner un prix aux émis­sions de car­bone4.

Com­ment faire ? La taxe est la solu­tion la plus sim­ple et la mieux con­nue. Elle fut la pre­mière théorisée par un écon­o­miste, Arthur Pigou en 1920.

L’idée de quo­tas négo­cia­bles est apparue beau­coup plus tard, à par­tir des apports de Ronald Coase en 1960 sur les droits d’ac­cès à l’en­vi­ron­nement, dont John Dales pro­pose en 1968 la mise sur le marché. Rap­pelons-en le fonc­tion­nement en quelques mots, tou­jours sur le cas des gaz à effet de serre. Il s’ag­it de pla­fon­ner leurs émis­sions, en don­nant (ou en ven­dant aux enchères) un droit (ou quo­ta) à chaque pol­lueur, et en organ­isant un marché de ces droits. Tout émet­teur peut alors faire ses arbi­trages : inve­stir plus pour pol­luer moins (et accéder ain­si à des quo­tas qui ont une valeur marchande), si ses coûts de dépol­lu­tion sont inférieurs au prix de marché, ou, dans le cas inverse, pol­luer plus et devoir se pro­cur­er des droits. Une pénal­ité dis­sua­sive doit évidem­ment être prévue si le pol­lueur émet plus que le total de ses droits (alloués et achetés). On com­prend aisé­ment que ce sys­tème crée une rareté (si le total des quo­tas alloués ou cédés est inférieur aux émis­sions actuelles) et un prix de marché. En théorie, l’ob­jec­tif de réduc­tion est donc atteint tout en min­imisant les coûts de dépol­lu­tion des pol­lueurs. L’a­van­tage prin­ci­pal des per­mis négo­cia­bles est de décou­pler la fix­a­tion d’ob­jec­tifs publics des moyens de l’at­tein­dre, délégués au marché, sup­posé réalis­er l’ob­jec­tif quan­ti­tatif à moin­dre coût. La pre­mière appli­ca­tion de ce sys­tème eut lieu aux États-Unis pour le dioxyde de soufre (voir encadré) mais c’est le pro­to­cole de Kyoto qui le mit en vedette au plan international.

Les quo­tas : pas sans défaut, mais sans doute incontournables
Le sys­tème de quo­tas a l’a­van­tage de fix­er une quan­tité à ne pas dépass­er ; si cette quan­tité est bien éval­uée (en général à par­tir de don­nées sci­en­tifiques ou tech­niques) elle peut être fixée par la puis­sance publique et offrir ain­si une garantie sur l’at­teinte « physique » de l’ob­jec­tif. En revanche, le prix des quo­tas que le marché va fix­er est incon­nu à l’a­vance. La taxe présente l’a­van­tage et l’in­con­vénient symétriques : son coût est con­nu mais son effet quan­ti­tatif en matière de réduc­tion des émis­sions est incon­nu à l’a­vance. Les deux incon­vénients symétriques ne sont évidem­ment pas sans con­séquences économiques et environnementales.

Un exem­ple de mise en place de sys­tème de per­mis d’émission : le Clean Air Act
Ironie du sort, le pro­to­cole de Kyoto, que les États-Unis (respon­s­able de 22% des émis­sions mon­di­ales de CO2) ont refusé de rat­i­fi­er, s’inspire d’une réus­site améri­caine, le Clean Air Act, qui a incité les Améri­cains à pouss­er dans la négo­ci­a­tion du pro­to­cole ce mécan­isme au détri­ment d’une taxe carbone.
En 1990 en effet, le Clean Air Act Amende­ment crée, pour les com­pag­nies pro­duc­tri­ces d’électricité respon­s­ables de 70 % des émis­sions de SO2, un sys­tème d’échange de droits d’émissions de ce pol­lu­ant (ain­si, pour mémoire, que de NO2). L’objectif est de dimin­uer de 40 % les émis­sions du SO2 en 2000 par rap­port à 1980 (25 mil­lions de tonnes), soit une réduc­tion de 10 mil­lions de tonnes. Les pénal­ités sont dis­sua­sives puisqu’en 1995 elles étaient fixées à 2 000 $/t SO2, soit au moins le triple du coût mar­gin­al estimé de réduc­tion des effets de serre, et bien supérieures au prix moyen des per­mis (150 $). En 1995, 8,7 mil­lions de per­mis d’une tonne ont été dis­tribués et seule­ment 5,3 mil­lions de tonnes de SO2 ont été émis­es. L’objectif ini­tial a été large­ment dépassé.

Les expéri­ences de quo­tas et de tax­es com­men­cent à être assez nom­breuses pour qu’on puisse com­pléter utile­ment l’analyse des avan­tages-incon­vénients. La taxe a évidem­ment des impacts majeurs sur deux reg­istres prin­ci­paux : l’équité et la com­péti­tiv­ité. L’aspect redis­trib­u­tif est évi­dent : la taxe, imposée sur des con­som­ma­tions énergé­tiques, touchera les ménages de manière directe­ment pro­por­tion­nelle à leur con­som­ma­tion, elle ne sera ain­si pas pro­gres­sive. D’autre part, une tax­a­tion nationale (rap­pelons qu’au sein de l’U­nion Européenne, les États ont gardé la maîtrise de leur fis­cal­ité, avec des règles spé­ci­fiques pour la TVA et la TIPP) peut alour­dir les prix de revient des entre­pris­es con­cernées et les hand­i­ca­per ain­si face à la con­cur­rence des entre­pris­es étrangères non soumis­es à la taxe.

Con­cer­nant les quo­tas, une analyse peut être menée à la lumière de l’ex­péri­ence de la pre­mière phase du sys­tème européen des quo­tas (2005–2007), instal­lé par une direc­tive de l’U­nion Européenne con­cer­nant exclu­sive­ment les « gros » émet­teurs de CO2, de l’in­dus­trie et du secteur élec­trique. La pre­mière dif­fi­culté struc­turelle est bien évidem­ment celle de la méth­ode à retenir pour la fix­a­tion des quo­tas. Dans cette pre­mière phase, ce sont les gou­verne­ments des pays qui ont été chargés, au nom de la sub­sidiar­ité, de négoci­er avec leurs indus­triels le mon­tant des quo­tas, sans coor­di­na­tion au niveau européen. Le niveau total fut fixé trop bas et sur la fin de cette pre­mière péri­ode le cours du CO2 très faible. Deux­ième prob­lème : des quo­tas ont été gardés pour les « nou­veaux entrants », au motif qu’il ne fal­lait pas brid­er le développe­ment économique. Il en est résulté de fait une sub­ven­tion au char­bon car de nou­velles cen­trales au char­bon se virent allouer des quo­tas gratuits.

Or un quo­ta est un act­if, dont ces allo­cataires ont injuste­ment béné­fi­cié. Troisième prob­lème, le sys­tème adop­té en 2005 n’a pas prévu la con­ser­va­tion des cer­ti­fi­cats pour les « sor­tants », créant ain­si une dés­inci­ta­tion à la fer­me­ture des instal­la­tions, même très pol­lu­antes. Enfin dernière dif­fi­culté majeure : le sys­tème ne por­tait que sur un hori­zon très court (2005–2007) sans pos­si­bil­ité de trans­ferts des droits (ban­ca­bil­ité) sur la péri­ode suiv­ante. Or, dans le domaine con­cerné, celui de l’én­ergie prin­ci­pale­ment, les déci­sions les plus impor­tantes au plan envi­ron­nemen­tal sont les déci­sions d’in­vestisse­ment qui ne se pren­nent que sur des péri­odes longues.

Une con­trainte sur une durée courte n’a pas d’im­pact sur les déci­sions. Il a man­qué à cette pre­mière étape un élé­ment de vis­i­bil­ité sur la con­trainte à long terme pour les industriels


Archipel des Bou­caniers, West Kim­ber­ley, Aus­tralie (16°17′ S – 123°20′ E).

Au large des côtes très découpées et érodées du nord-ouest de l’Australie émer­gent des mil­liers d’îlots restés sauvages, comme ceux de l’archipel des Bou­caniers. L’eau de la mer de Tim­or qui s’insinue entre les îles est rel­a­tive­ment épargnée par la pol­lu­tion, ce qui per­met à des espèces frag­iles, comme celle des huîtres per­lières Pinc­ta­da max­i­ma, de se dévelop­per dans les meilleures con­di­tions. Prélevés dans leur milieu naturel, sur les fonds marins, ces mol­lusques sont exploités pour l’élaboration de per­les de cul­ture. Les per­les aus­trali­ennes, pro­duites à 80 % dans l’ouest du pays, sont deux fois plus gross­es (12 mm de diamètre, en moyenne) et, d’après les experts, plus belles que celles du Japon, pour­tant pio­nnier en ce domaine depuis le début du XXe siè­cle et pre­mier pro­duc­teur mon­di­al. Depuis 1992, l’augmentation spec­tac­u­laire de la pro­duc­tion de per­les des mers du Sud – d’une tonne en moyenne avant 1993 à plus de 9 tonnes par an en 2005 – a entraîné une impor­tante baisse des prix. Alors que la pro­duc­tion a été mul­ti­pliée par 2,6 en entre 1999 et 2005, les prix ont été divisés par 2,3. Aujourd’hui, les éleveurs aus­traliens, dont la pro­duc­tion représen­tent désor­mais en valeur la moitié du marché mon­di­al, s’interrogent sur l’intérêt d’augmenter encore leur pro­duc­tion, au risque de per­dre leur répu­ta­tion de qual­ité et de déséquili­br­er davan­tage un marché où l’offre dépasse la demande.


On le voit dans cet exem­ple illus­tratif, le « dia­ble est dans les détails ». Un sys­tème de quo­tas a des avan­tages clairs sur la taxe mais n’est cer­taine­ment pas dénué d’in­con­vénients, qui dépen­dent large­ment de la manière dont le dis­posi­tif est organ­isé. Prof­i­tons-en ici pour tor­dre le cou à une idée reçue. Tax­es et quo­tas sont tous les deux des dis­posi­tifs d’é­conomie de marché régulée. Quoi qu’en dis­ent cer­tains, l’un n’est pas a pri­ori plus libéral que l’autre, tous deux sup­posent le libre jeu des acteurs, mais sous une con­trainte imposée par une puis­sance publique. À l’usage, les quo­tas sup­posent même une admin­is­tra­tion et un con­trôle plus poussés, pour la véri­fi­ca­tion des quan­tités émis­es (sup­posant des audits tech­niques) ou pour la régle­men­ta­tion pré­cise de l’ensem­ble. Mais on pour­ra aus­si arguer que la mise en œuvre d’une taxe impose aus­si la prise en compte d’aspects tech­niques, telle par exem­ple la néces­saire révi­sion pour prise en compte de l’inflation.

Des quotas pour le concentré, une taxe pour le diffus

À ce stade, il appa­raît aujour­d’hui essen­tiel de s’ori­en­ter en France5 vers un dis­posi­tif artic­u­lant d’une part le sys­tème européen des quo­tas d’émis­sion pour l’in­dus­trie lourde, et d’autre part une taxe sur le CO2 ou Taxe de Lutte con­tre le Change­ment Cli­ma­tique pour tout le reste, les émis­sions dif­fus­es : trans­ports, bâti­ments, indus­trie légère et services.

Le sys­tème européen des quo­tas peut sans doute demeur­er la base de la régu­la­tion envi­ron­nemen­tale pour les indus­tries gross­es con­som­ma­tri­ces d’én­ergie et le secteur élec­trique. Ce marché con­stitue une expéri­ence sans précé­dent de régu­la­tion envi­ron­nemen­tale inter­na­tionale ; il est devenu le point d’a­mar­rage poten­tiel des autres régions du monde — ou, pourquoi pas, de cer­tains États améri­cains — dans la con­sti­tu­tion d’un futur marché mon­di­al du CO2. Aban­don­ner cet acquis serait ris­quer de per­dre la proie pour l’om­bre. On voit mal pourquoi il faudrait pren­dre ce risque aujour­d’hui. Ce qui est à l’or­dre du jour c’est l’amélio­ra­tion de l’ex­is­tant pour l’at­tri­bu­tion des quo­tas — et prob­a­ble­ment la pré­pa­ra­tion d’un « bench­mark­ing » européen -, la durée du dis­posi­tif, la régu­la­tion des entrées et sor­ties, la pos­si­bil­ité d’un recours plus pronon­cé aux enchères6, etc.

Mais ce marché ne cou­vre qu’un peu moins de la moitié des émis­sions en Europe et un peu plus du tiers en France, où le secteur élec­trique est faible­ment émet­teur de CO2. Il n’est pas aisé­ment général­is­able aux secteurs où le nom­bre des émet­teurs est élevé comme ceux des indus­tries légères, des ser­vices, de l’habi­tat et des trans­ports. Dans ces cas-là, il fau­dra très prob­a­ble­ment pass­er par l’in­stau­ra­tion d’une taxe sur le car­bone. Cette taxe fera évoluer les tech­nolo­gies, les infra­struc­tures et les com­porte­ments, mieux et plus sûre­ment que les seuls dis­cours ou appels à la morale. Elle sus­cit­era à l’év­i­dence la créa­tion de nou­velles activ­ités, qui devien­dront renta­bles face à une énergie de plus en plus chère : l’ef­fi­cac­ité énergé­tique dans tous les secteurs, à com­mencer par le bâti­ment, le secteur de la répa­ra­tion et du recy­clage, celui des éner­gies renouvelables.

Nou­velles activ­ités, donc nou­veaux emplois. Tout comme la hausse de la TIPP et les con­traintes envi­ron­nemen­tales sont l’une des caus­es de l’in­no­va­tion dans l’in­dus­trie auto­mo­bile, la taxe que nous pré­con­isons aura des effets vertueux sur tous les secteurs concernés.

L’in­tro­duc­tion de cette Taxe de Lutte con­tre le Change­ment Cli­ma­tique devra cepen­dant répon­dre à plusieurs car­ac­téris­tiques, si l’on veut qu’elle soit effi­cace et accept­able. Elle doit tout d’abord être dif­féren­ciée selon les secteurs, car elle devra déclencher des change­ments tech­niques et de com­porte­ment d’am­pleur com­pa­ra­ble dans chaque activ­ité. Il suf­fit pour s’en con­va­in­cre de con­sid­ér­er qu’une taxe de 100 € par tonne de CO2 ne représen­terait — en rai­son du fac­teur amor­tis­seur de la fis­cal­ité exis­tante — qu’une aug­men­ta­tion de 25 cen­times par litre d’essence, alors qu’elle entraîn­erait au moins un dou­ble­ment du prix de l’én­ergie pour l’in­dus­trie légère… On voit bien qu’une taxe uni­forme à ce niveau n’au­rait qu’un impact min­ime sur les trans­ports, alors qu’elle serait à court terme jugée intolérable dans l’industrie.

La taxe doit égale­ment être pro­gres­sive pour qu’elle soit accept­able et qu’elle per­me­tte de gér­er cor­recte­ment les tran­si­tions en encour­ageant les com­porte­ments d’an­tic­i­pa­tion ; mais son niveau doit finir par être sig­ni­fi­catif. L’ex­péri­ence mon­tre que des tax­es trop faibles n’ont qu’un faible effet inci­tatif et n’at­teignent pas le but recher­ché. Dans notre cas, il faut prob­a­ble­ment vis­er à terme au moins une mul­ti­pli­ca­tion du prix de l’én­ergie par fac­teur un et demi à deux. Il ne s’ag­it bien sûr que d’une indi­ca­tion, mais en ordre de grandeur, une taxe de 400 €/tCO2, intro­duite linéaire­ment, con­duirait à une mul­ti­pli­ca­tion par deux du prix des car­bu­rants, avec env­i­ron + 3 cen­times par an jusqu’en 20507. Dans le secteur de l’in­dus­trie légère, le dou­ble­ment à terme du prix de l’én­ergie fos­sile serait obtenu avec une taxe de 100 €/tCO2 et dans le secteur rési­den­tiel-ter­ti­aire par une taxe de 200 €/tCO2. Dans ce dernier cas, on passerait pour le fioul à un prix d’en­v­i­ron 60 € pour 100 à 110 litres, soit une aug­men­ta­tion annuelle d’un peu plus d’un euro les 100 litres.

Le triple dividende de la taxe carbone

La préven­tion du dérè­gle­ment cli­ma­tique est bien évidem­ment la moti­va­tion pre­mière de cette propo­si­tion, cepen­dant deux autres raisons poussent à penser que cette tax­a­tion des émis­sions est la moins mau­vaise des solu­tions qui s’of­frent à nous.

Tout d’abord l’Eu­rope fait face à un risque géopoli­tique majeur en matière énergé­tique. Sa dépen­dance à l’é­gard du pét­role et du gaz, dont la pro­duc­tion domes­tique va inéluctable­ment décroître dans les prochaines décen­nies, ne pour­ra être réglée par le seul recours à l’én­ergie nucléaire (long et dif­fi­cile à déploy­er) ou par un retour au char­bon (plus pol­lu­ant8 aujour­d’hui que le gaz et le pét­role, et dont 80 % des réserves mon­di­ales sont situées dans 6 pays seule­ment, tous extra-européens). Dans le cal­en­dri­er très court qui nous sépare de ces baiss­es de pro­duc­tion, il faut impéra­tive­ment faire baiss­er rapi­de­ment et sig­ni­fica­tive­ment notre con­som­ma­tion d’én­ergie, en Europe et en France en particulier.

Ne pas le faire serait, d’une part, pren­dre le risque de subir des nou­veaux chocs : qui peut penser en effet à une sta­bil­ité des prix et des con­di­tions d’ap­pro­vi­sion­nement pour le pét­role et le gaz lorsque l’of­fre sera dev­enue insuff­isante par rap­port à la demande ? Des chocs vio­lents auraient évidem­ment des con­séquences sévères pour ceux qui dans nos sociétés restent dépen­dants dans leur vie quo­ti­di­enne d’une énergie bon marché. Entre une aug­men­ta­tion anticipée et accom­pa­g­née du prix de l’én­ergie, dont le pro­duit resterait en France, et une suc­ces­sion de chocs imprévis­i­bles et vio­lents, qui ne prof­it­eraient qu’aux pays pro­duc­teurs et aug­menteraient le chô­mage en Europe, est-il si dif­fi­cile de faire un choix ?

D’autre part et plus prosaïque­ment, toute forte réduc­tion des con­som­ma­tions d’én­ergie, qu’elle soit due à un « mir­a­cle tech­nologique »9 ou à un autre dis­posi­tif de régu­la­tion10 devrait de toute façon s’ac­com­pa­g­n­er d’un ren­force­ment de la fis­cal­ité. La TIPP représente aujour­d’hui, avec plus de 20 mil­liards d’eu­ros par an, la qua­trième recette fis­cale de l’É­tat. Sa baisse, con­séc­u­tive à la baisse de la con­som­ma­tion de pét­role, con­stituerait une men­ace grave pour les finances publiques, dans un con­texte déjà ten­du (il manque chaque année 20 % de recettes pour financer le bud­get de l’É­tat, et c’est la dif­férence qui aug­mente la dette). Une taxe de 400 euros par tonne de CO2 dans les trans­ports pour­rait per­me­t­tre de com­penser cette baisse. Peut-on imag­in­er qu’une cure d’a­maigrisse­ment de ces recettes soit souhaitable aujour­d’hui alors que l’É­tat va avoir besoin de tous ses moyens pour se pré­par­er à tous les défis qui s’an­non­cent ? (retraites, change­ment cli­ma­tique…). Encore faudrait-il évo­quer les risques « d’ef­fet-rebond » : les gains d’ef­fi­cac­ité tech­nologiques con­duisent à une inten­si­fi­ca­tion des usages et à une aug­men­ta­tion glob­ale de la con­som­ma­tion d’énergie.

Si cette nou­velle taxe sem­ble indis­pens­able, la prin­ci­pale dif­fi­culté qu’il s’ag­it de gér­er est bien celle de la tran­si­tion. L’in­tro­duc­tion de sig­naux économiques ne peut avoir un effet immé­di­at sur les stocks d’équipements et de bâti­ments. Les tech­nolo­gies, les com­porte­ments et les infra­struc­tures ne sont pas encore adap­tés, dans la péri­ode de tran­si­tion, à ces nou­veaux prix. Le dou­ble­ment du prix de l’essence serait indo­lore si l’on dis­po­sait instan­ta­né­ment de voitures basse con­som­ma­tion et de plus de trans­ports en com­mun. Mais dans la péri­ode de tran­si­tion, les effets redis­trib­u­tifs seront sig­ni­fi­cat­ifs, le cas échéant insup­port­a­bles pour cer­taines caté­gories de la pop­u­la­tion ou cer­tains acteurs économiques. Il faut donc dis­pos­er de ressources pour y faire face et accom­pa­g­n­er le changement.

Dans tous les pays, les gou­verne­ments devront dans les prochaines années faire face à de graves respon­s­abil­ités. Car, rap­port après rap­port, le GIEC11 con­firme son diag­nos­tic : il ne nous reste plus que quelques années avant de chang­er de tra­jec­toire. En France les gou­verne­ments devront faire preuve de lucid­ité et de courage pour pro­gram­mer une hausse du prix des éner­gies fos­siles, en com­mençant dès main­tenant et en visant une crois­sance pro­gres­sive au cours des prochaines décen­nies. Ils fourni­raient ain­si le bon sig­nal à tous les acteurs de l’é­conomie : celui de la néces­sité d’in­nover pour les usages énergé­tiques du futur, d’in­ve­stir pour le réa­juste­ment des grandes infra­struc­tures urbaines et de trans­port, de mod­i­fi­er les com­porte­ments pour éviter les crises de ressources et d’en­vi­ron­nement glob­al qui men­a­cent les sociétés mod­ernes, et par là même chacun(e) d’en­tre nous.
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1. Hardin G. 1968. The tragedy of the com­mons. Sci­ence 162 : 1243–1248
2. Pour repren­dre le terme pop­u­lar­isé par le Mil­le­ni­um Assess­ment Report 2006.
3. Le CO2 n’est pas en lui-même un pol­lu­ant tox­ique et dan­gereux (sauf cas excep­tion­nel quand une sur­con­cen­tra­tion élim­ine l’oxygène de l’air). Mais c’est le déchet de la com­bus­tion des éner­gies fos­siles, dont seule l’ac­cu­mu­la­tion dans l’at­mo­sphère pose problème.
4. C’est entre autres l’une des recom­man­da­tions majeures du rap­port Stern : « Il faut don­ner une valeur au car­bone ». C’est aus­si le point de vue de très nom­breux écon­o­mistes du « Pigou club » dont font par­tie, entre autres noms pres­tigieux, les prix Nobel Joseph Stiglitz et Gary Beck­er mais aus­si Alan Greenspan, l’an­cien prési­dent de la banque fédérale améri­caine, ou le célèbre Paul Krug­man. con­nu internationalement.
5. Mais aus­si dans les autres pays du monde bien sûr.
6. Par oppo­si­tion au mécan­isme d’al­lo­ca­tion gratuite.
7. C’est pré­cisé­ment ce chiffre qu’a retenu la com­mis­sion énergie, dite com­mis­sion Syro­ta, qui pro­pose une aug­men­ta­tion plus forte (de 5 cen­times par litre) pour le gazole jusqu’à égal­i­sa­tion des tax­es (TIPP + TLCC).
8. Les dis­posi­tifs de cap­tage et de séques­tra­tion du CO2 en sor­tie des cen­trales à char­bon font l’ob­jet de recherche et de travaux non nég­lige­ables. Mais il n’est pas acquis qu’ils puis­sent être indus­tri­al­isés (pour les cen­trales neuves) avant 2030 et ils ne règ­lent ni le cas des cen­trales exis­tantes ni bien sûr celui des émis­sions liées à l’usage du Coal To Liq­uid qui va s’ac­célér­er dès que les ten­sions sur le pét­role vont s’ac­croître, ce qui ne saurait tarder.
9. Est-il en fait si dif­fi­cile d’imag­in­er une général­i­sa­tion d’i­ci dix à vingt ans de véhicules con­som­mant 3 à 4 l/100 km ?
10. Un sys­tème alter­natif, celui de la carte car­bone, est en cours d’é­tude en Grande — Bre­tagne. C’est un sys­tème de quo­tas pour le secteur diffus.
11. Groupe­ment inter­gou­verne­men­tal d’ex­perts sur l’évo­lu­tion du climat.

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