Radiotoxicité R(t) des rejets d’actinides à l’équilibre

Quelles solutions pour un nucléaire durable ?

Dossier : Énergie et environnementMagazine N°597 Septembre 2004Par : Élisabeth HUFFER

Récem­ment, dans un col­loque1 où elle était invitée, Dominique Voynet remar­quait qu’en France les débats sur l’én­ergie virent invari­able­ment à un débat pour ou con­tre le nucléaire. Ce n’est pas ici la ques­tion, il ne s’ag­it pas d’af­firmer une pos­ture pro-nucléaire mais de faire un point sur ce qui se fait en ter­mes de recherche et développe­ment sur le nucléaire et de voir quelles sont les pos­si­bil­ités qui pour­raient s’ou­vrir avec un ” nucléaire du futur “.

La pro­duc­tion d’élec­tric­ité par le nucléaire aujour­d’hui se fait essen­tielle­ment au moyen de réac­teurs à eau ordi­naire (REP, REB…) qui sont peu économes en com­bustible : ils exploitent moins de 1 % du con­tenu énergé­tique de l’u­ra­ni­um naturel. Ain­si, ces réac­teurs ne représen­tent pas une source d’én­ergie durable. De plus, ils pro­duisent des déchets qui sont mal accep­tés par les pop­u­la­tions2. Mais, il faut le soulign­er, ils fonc­tion­nent de façon sûre (l’ac­ci­dent de Tch­er­nobyl était un acci­dent de l’in­dus­trie sovié­tique, il n’y a eu aucun acci­dent avec fuite vers la biosphère de matières radioac­tives dans les réac­teurs des pays de l’OCDE) et ils pro­duisent de l’élec­tric­ité sans émet­tre de gaz à effet de serre.

Le Forum Génération IV

Un cadre de réflex­ion, et de recherche et développe­ment inter­na­tion­al, le Forum Généra­tion IV, a été créé à l’ini­tia­tive des États-Unis en juil­let 2001. Il com­prend onze pays : Afrique du Sud, Argen­tine, Brésil, Cana­da, Corée du Sud, États-Unis, France, Grande-Bre­tagne, Japon, Suisse, et, enfin, Euratom qui a rejoint le forum en 2003. Dans un pre­mier temps, le forum a procédé à la déf­i­ni­tion d’un cahi­er des charges pour le nucléaire des prochaines décen­nies. Puis, il a sélec­tion­né six sys­tèmes qui obéis­sent, à des titres divers, à ce cahi­er des charges. Le partage du tra­vail s’or­gan­ise main­tenant entre ces pays, pour dévelop­per, en col­lab­o­ra­tion, les sys­tèmes retenus. Nous allons exam­in­er le cahi­er des charges, puis sur­v­ol­er rapi­de­ment les car­ac­téris­tiques des six sys­tèmes retenus. Nous ver­rons enfin com­ment ces dif­férents sys­tèmes pour­raient se com­pléter et per­me­t­tre une aug­men­ta­tion sig­ni­fica­tive de la con­tri­bu­tion du nucléaire au bou­quet énergétique.

Le cahier des charges

En con­ti­nu­ité des sys­tèmes actuels, on trou­ve dans le cahi­er des charges des pro­grès dans la com­péti­tiv­ité économique et dans la sûreté des réac­teurs. Il s’ag­it d’obtenir des réac­teurs avec lesquels le prix de revient du kWh pro­duit est inférieur à celui des cen­trales ther­miques actuelles, à com­bustible fos­sile ou nucléaire, et d’amélior­er la sécu­rité afin que le risque d’ac­ci­dent majeur soit nég­lige­able, même avec un grand nom­bre de réac­teurs en fonc­tion­nement dans le monde.

Les sys­tèmes Généra­tion IV impliquent aus­si des rup­tures tech­nologiques avec des avancées sig­ni­fica­tives dans la min­imi­sa­tion des déchets, l’é­conomie des ressources, la non-pro­liféra­tion. L’é­conomie des ressources et la min­imi­sa­tion des déchets sont obtenues par la mise en œuvre d’un cycle du com­bustible fer­mé, asso­cié au retraite­ment du com­bustible. Con­traire­ment à la fil­ière actuelle qui utilise l’u­ra­ni­um 235, présent en très faible quan­tité (0,72 %) dans l’u­ra­ni­um naturel, les réac­teurs régénéra­teurs envis­agés sont basés sur la régénéra­tion de la matière fis­sile au fur et à mesure qu’elle est con­som­mée, par pro­duc­tion de noy­aux fis­siles à par­tir de noy­aux fertiles.

En effet, une cap­ture neu­tron­ique sur un noy­au fer­tile pro­duit un noy­au fis­sile. Seules deux ressources naturelles per­me­t­tent cette trans­for­ma­tion, ce sont l’u­ra­ni­um et le tho­ri­um. Les étapes de la tran­si­tion du noy­au fer­tile (en vert) vers le noy­au fis­sile (en rouge) sont, pour cha­cun des cycles :

  • le cycle ura­ni­um-plu­to­ni­um 238U + n _ 239U _ 239Np (2 jours) _ 239Pu
     
  • le cycle tho­ri­um-ura­ni­um 232Th + n _ 233Th _ 233Pa (27 jours) _ 233U


Lorsque la pro­duc­tion de noy­aux fis­siles com­pense, sans plus, leur con­som­ma­tion, le sys­tème est régénéra­teur. Un sys­tème qui pro­duit un peu plus de matière fis­sile qu’il n’en con­somme est surgénéra­teur, il pro­duit un excès qui per­met, éventuelle­ment, de déploy­er un parc. Dans le cycle U‑Pu, la régénéra­tion ne peut être obtenue qu’avec des neu­trons ” rapi­des ” (dont l’én­ergie ciné­tique est grande — de l’or­dre du MeV). Dans le cycle Th‑U, par con­tre, on peut obtenir la régénéra­tion soit avec des neu­trons rapi­des, soit avec des neu­trons mod­érés3.

Pour obtenir une énergie élec­trique de 1 GW par an, il faut fis­sion­ner 1 tonne de matière. Pour cela, un réac­teur à eau ordi­naire (REP) a besoin de 200 tonnes d’u­ra­ni­um naturel, alors qu’avec un sys­tème régénéra­teur, ura­ni­um ou tho­ri­um, 1 tonne de noy­aux fer­tiles suf­fit. On voit que l’é­conomie de matière est significative !

En ce qui con­cerne les déchets, il y a, bien sûr, les pro­duits de fis­sion, inévita­bles, ce sont les résidus de la réac­tion de fis­sion qui libère de l’én­ergie. Les pro­duits de fis­sion sont sen­si­ble­ment les mêmes, quels que soient le com­bustible et le type de réac­teur. Il y a aus­si les actinides mineurs (nep­tu­ni­um, améri­ci­um, curi­um) qui résul­tent des cap­tures par­a­sites de neu­trons par des noy­aux lourds (cap­ture de neu­tron par un noy­au fis­sile qui n’aboutit pas à une fis­sion). Les actinides mineurs pro­duits dans les réac­teurs à eau ordi­naire sont actuelle­ment mis aux déchets, ils ne peu­vent pas être trans­mutés effi­cace­ment dans les REP4.

Le plu­to­ni­um pro­duit dans les REP est traité à part ; en France, il est séparé et util­isé dans le MOX mais il ne peut être entière­ment brûlé dans les REP car dans ces réac­teurs à neu­trons ther­miques, seuls les iso­topes impairs du plu­to­ni­um sont fis­siles (239Pu et 241Pu).

Dans d’autres pays, comme les États-Unis, il est prévu qu’il accom­pa­gne le com­bustible usé pour aller dans les déchets. Par con­tre, comme on l’a vu, il est un com­bustible pour les réac­teurs régénéra­teurs basés sur le cycle U‑Pu, c’est la matière fis­sile pour ces réacteurs.

Le cahi­er des charges Généra­tion IV prévoit un recy­clage dans les réac­teurs de toutes les matières du com­bustible usé : les matières encore util­is­ables pour faire de l’én­ergie, les matières fer­tiles pour les trans­former en matière fis­sile, et les actinides mineurs ; il s’ag­it pour ces derniers de les remet­tre en réac­teur pour les inc­inér­er, les brûler. Les réac­teurs devront être conçus pour fonc­tion­ner en toute sécu­rité avec les actinides mineurs dans le combustible.


Radiotox­i­c­ité R(t) des rejets d’actinides à l’équilibre

R(t) = ∑i r λNi(t)

ri = fac­teur de dose (Sv/Bq)

Ain­si, ces réac­teurs trans­for­ment la ressource naturelle en énergie et brû­lent leurs pro­pres déchets (aux pro­duits de fis­sion près). Cette notion de cycle du com­bustible fer­mé (ou ” inté­gré ” d’après le terme anglais inte­grat­ed), ce recy­clage de tout le com­bustible, est indis­so­cia­ble de la notion de nucléaire durable.

Pour avoir une idée du gain obtenu sur les déchets avec les cycles fer­més U‑Pu et Th‑U par rap­port au cycle ouvert des REP, on peut exam­in­er l’évo­lu­tion tem­porelle de la radiotox­i­c­ité par inges­tion des déchets issus de dif­férentes fil­ières pour une même quan­tité d’én­ergie produite.

On voit que les pro­duits de fis­sion descen­dent très vite, en quelques cen­taines d’an­nées. Les courbes éti­quetées U/Pu et Th/U représen­tent les pertes d’ac­tinides atten­dues au retraite­ment pour les fil­ières dont le cycle du com­bustible est fer­mé. On voit que la dif­férence avec les REP est appré­cia­ble dans les deux cas : on gagne deux ordres de grandeur ou plus sur toute la durée avec la courbe U/Pu et un ordre de grandeur sup­plé­men­taire avec le cycle Th/U en neu­trons épither­miques. La radiotox­i­c­ité engen­drée avec la fil­ière tho­ri­um-ura­ni­um est plus faible du fait que, par­tant d’un nom­bre atom­ique plus petit, il faut plus de cap­tures neu­tron­iques pour attein­dre des actinides de masse plus élevée et, on le ver­ra plus loin, parce que l’in­ven­taire de com­bustible est env­i­ron 10 fois plus petit que dans la fil­ière uranium-plutonium.

Le retraite­ment devra offrir une résis­tance suff­isante aux risques de pro­liféra­tion. C’est une exi­gence améri­caine, elle doit être partagée au plan mon­di­al. Par­mi les options envis­agées il y a le retraite­ment du com­bustible sur place, au voisi­nage des réac­teurs (ce qui implique des unités de retraite­ments com­pactes) afin de min­imiser le trans­port de matières radioac­tives. Il fau­dra égale­ment éviter d’isol­er et de stock­er des matières fis­siles haute­ment con­cen­trées. Les solu­tions pour le retraite­ment devront sat­is­faire ces conditions.

Un dernier aspect du cahi­er des charges est l’ou­ver­ture des sys­tèmes nucléaires à d’autres appli­ca­tions que la pro­duc­tion d’élec­tric­ité : pro­duc­tion d’hy­drogène, dessale­ment d’eau de mer, util­i­sa­tion de la chaleur.

Les systèmes retenus

Six sys­tèmes ont été retenus par le Forum Généra­tion IV, à par­tir des 120 con­cepts présen­tés par les par­tic­i­pants. Ils ne répon­dent pas tous à l’ensem­ble des critères du cahi­er des charges mais cha­cun des sys­tèmes retenus a été jugé intéres­sant à plus d’un titre.

Le réac­teur à gaz, très haute tem­péra­ture (VHTR) : c’est un réac­teur à neu­trons ther­miques, de 600 MWth (mégawatts ther­miques), 300 MWe, qui fonc­tionne à 1 000 °C, qui est cou­plé à un sys­tème de pro­duc­tion d’hy­drogène, soit par procédé ther­mochim­ique, soit par procédé d’élec­trol­yse à haute tem­péra­ture. La pro­duc­tion d’hy­drogène est de 200 t/jour, avec un ren­de­ment de 50 %, ce qui est le max­i­mum qui puisse être espéré pra­tique­ment. Le cycle du com­bustible est ouvert, il ne s’ag­it pas, donc, de nucléaire durable. Ce sys­tème a été retenu pour sa capac­ité à pro­duire de l’hy­drogène sans émis­sion de gaz à effet de serre. Par ailleurs, les efforts de recherche con­sen­tis pour ce sys­tème seront réu­til­is­ables pour une bonne par­tie pour le sys­tème rapi­de à gaz.

Le réac­teur rapi­de à gaz : c’est la ver­sion durable des réac­teurs à gaz à haute tem­péra­ture, il est à neu­trons rapi­des, à cycle du com­bustible fer­mé. La grande inno­va­tion pour ce réac­teur, c’est le com­bustible. Il s’ag­it d’ex­trapol­er les par­tic­ules de com­bustible (qui seront mis­es au point pour le VHTR) à un com­bustible à neu­trons rapi­des, et de pou­voir y appli­quer les procédés du cycle asso­ciés. C’est un com­bustible fait avec des matéri­aux réfrac­taires, avec la quan­tité de matière fis­sile néces­saire pour des neu­trons rapi­des. Le CEA en est un fer­vent pro­mo­teur, il y a intéressé les Améri­cains et les Japon­ais. On peut espér­er avoir le démon­stra­teur de cette fil­ière autour de 2025.

Le réac­teur rapi­de à sodi­um : c’est une nou­velle généra­tion de réac­teurs à neu­trons rapi­des refroidis au sodi­um. Les démon­stra­teurs Phénix et Super-phénix qui étaient aus­si des réac­teurs rapi­des refroidis au sodi­um ont per­mis à la France d’ac­quérir une expéri­ence impor­tante dans ce domaine mais cette nou­velle généra­tion implique des inno­va­tions impor­tantes : une sim­pli­fi­ca­tion du cir­cuit pri­maire pour gag­n­er sur les coûts d’in­vestisse­ment, d’im­por­tantes inno­va­tions asso­ciées au com­bustible et au procédé du cycle pour avoir un cycle du com­bustible fer­mé con­forme au cahi­er des charges, peut-être le rem­place­ment de la tur­bine à vapeur par une tur­bine à CO2 super­cri­tique pour lim­iter les risques d’in­ter­ac­tion eau-vapeur. Il y a des débats entre deux grandes écoles, l’é­cole française et russe avec un réac­teur inté­gré dans lequel l’ensem­ble du cir­cuit pri­maire est dans une cuve unique, et l’é­cole japon­aise avec un réac­teur à boucles. Le débat porte notam­ment sur les aspects d’in­spec­tion en ser­vice et de main­te­nance. La France a approché le Japon pour faire, égale­ment avec les États-Unis, une démon­stra­tion de trans­mu­ta­tion à grande échelle dans Mon­ju vers 2015.

Le réac­teur rapi­de au plomb : c’est un réac­teur à neu­trons rapi­des refroi­di au plomb ou au plomb-bis­muth, à cycle du com­bustible fer­mé. Ce sont les Russ­es, surtout, qui ont poussé ce sys­tème, pour rentabilis­er le développe­ment de toute une fil­ière de réac­teurs embar­qués, donc de faible puis­sance, refroidis au plomb-bis­muth. Ils envis­agent le développe­ment de réac­teurs de plus forte puis­sance, refroidis, cette fois, au plomb, ce qui fait pass­er la tem­péra­ture de fusion de 110 °C à 327 °C. Le plomb est un sub­sti­tut au sodi­um qui évite la réac­tiv­ité chim­ique avec l’eau et avec l’air, mais il ne sim­pli­fie pas l’in­spec­tion en ser­vice ou la main­te­nance, et pose des prob­lèmes sup­plé­men­taires : des per­for­mances médiocres pour le trans­fert ther­mique, la cor­ro­sion, et les prob­lèmes de masse aus­si puisque le plomb est bien plus lourd que le sodi­um (voire plus lourd que le combustible).

Le réac­teur à eau super­cri­tique : c’est un réac­teur à eau qui fonc­tionne dans des con­di­tions de très forte pres­sion, au-delà de 220 bars, au-delà de 374 °C. L’eau super­cri­tique est sous la forme d’une seule phase avec des den­sités de l’or­dre de 150 kg par m3. Ce qui est séduisant, c’est de penser rester dans les tech­nolo­gies à eau tout en gag­nant sur la tem­péra­ture et donc sur le ren­de­ment. C’est une tech­nique dif­fi­cile, en par­ti­c­uli­er parce que les vari­a­tions de den­sité induisent des vari­a­tions neu­tron­iques ce qui rend la sta­bil­ité du réac­teur assez dif­fi­cile à obtenir. Il y a aus­si des prob­lèmes de cor­ro­sion par­ti­c­ulière­ment dif­fi­ciles pour les matéri­aux du cœur. Il faut voir si la den­sité est assez faible pour per­me­t­tre de pass­er à des spec­tres neu­tron­iques rapi­des, con­di­tion pour que cette fil­ière soit durable, c’est-à-dire à cycle du com­bustible fermé.

Le réac­teur à sels fon­dus : c’est le seul sys­tème de cette sélec­tion qui ne soit pas basé sur le cycle U/Pu mais sur le cycle Th/U. Il fonc­tionne avec des neu­trons épither­miques, en cycle du com­bustible fer­mé. Ce con­cept repose sur des travaux faits à l’Oak Ridge Nation­al Lab­o­ra­to­ry aux États-Unis, dans les années 1965 à 1976. Le cœur du réac­teur est con­sti­tué d’un bloc de graphite, pour ralen­tir les neu­trons, per­cé de canaux dans lesquels cir­cule le sel com­bustible (à base de flu­o­rure de lithi­um et de flu­o­rure de tho­ri­um et ura­ni­um) pour évac­uer la chaleur (il est le com­bustible et le calo­por­teur). À coté de cette unité de pro­duc­tion d’élec­tric­ité, il y a une unité de retraite­ment qui per­met d’ex­traire les pro­duits de fis­sion, qui sont rel­a­tive­ment plus neu­trophages avec des neu­trons épither­miques qu’avec des neu­trons rapi­des ; on prof­ite de ce que le com­bustible est sous forme liq­uide pour faire le retraite­ment du com­bustible en ligne. Le retraite­ment con­siste à retir­er du sel les pro­duits de fis­sion et à remet­tre tout ce qui reste dans le réac­teur. Le réac­teur est, par ailleurs, doté d’une ali­men­ta­tion con­tin­ue en tho­ri­um pour rem­plac­er la matière fer­tile consommée.

Génération IV : six concepts à l'étude de réacteurs nucléaires

Ces six sys­tèmes ne sont pas mutuelle­ment exclusifs. On peut les voir, au con­traire, comme com­plé­men­taires, chaque grand type de sys­tème jouant son rôle dans la pro­duc­tion et la ges­tion de la matière fis­sile. En effet, pour les réac­teurs à neu­trons rapi­des (RNR), il faut du plu­to­ni­um, qui n’ex­iste pas dans la nature, qui est pro­duit dans les REP. Pour les réac­teurs à sels fon­dus (RSF), il faut de l’u­ra­ni­um 233 qui, lui non plus, n’ex­iste pas dans la nature. On peut en pro­duire dans les REP, en faisant du MOX thorié, ou dans les RNR, trans­for­mant ain­si du plu­to­ni­um en ura­ni­um 233. Les quan­tités de matière fis­sile néces­saires à un réac­teur de 1 GWe ne sont pas les mêmes suiv­ant le type de réac­teur. L’u­til­i­sa­tion de neu­trons mod­érés per­met au réac­teur à sels fon­dus de fonc­tion­ner avec un petit inven­taire, 1 à 2 tonnes d’u­ra­ni­um 233, alors qu’un réac­teur rapi­de à sodi­um néces­site env­i­ron 12 tonnes de plu­to­ni­um5, un réac­teur rapi­de à gaz encore plus. Ain­si, la quan­tité d’u­ra­ni­um 233 qu’il faudrait pro­duire pour démar­rer un RSF est 5 à 10 fois plus faible que la quan­tité de plu­to­ni­um 239 néces­saire au démar­rage d’un RNR. Notons, cepen­dant, qu’actuelle­ment, les REP pro­duisent du plu­to­ni­um mais pas d’u­ra­ni­um 233.

Scénario de déploiement

Si l’on par­le d’une source pos­si­ble d’én­ergie, il faut exam­in­er jusqu’où elle peut aller dans la sat­is­fac­tion des besoins mon­di­aux futurs. Pour que cette source soit con­sid­érée comme durable, il faut que son impact sur les ressources naturelles soit faible. Nous allons exam­in­er une sim­u­la­tion, avec des hypothès­es de départ et les résul­tats obtenus. Par­tant d’une hypothèse sur les besoins énergé­tiques futurs, et attribuant une con­tri­bu­tion vraisem­blable aux dif­férentes sources d’én­ergie sus­cep­ti­bles de la sat­is­faire, on déduit une courbe de crois­sance de la pro­duc­tion d’élec­tric­ité nucléaire que l’on juge néces­saire. On exam­ine ensuite quels réac­teurs peu­vent être démar­rés, compte tenu de leur matu­rité indus­trielle, et de la disponi­bil­ité de matière fis­sile. Cette sim­u­la­tion repose sur beau­coup d’hy­pothès­es que l’on peut dis­cuter mais elle a le mérite de don­ner des ordres de grandeur, une éval­u­a­tion de l’im­pact sur la con­som­ma­tion d’u­ra­ni­um naturel, et des idées sur la ges­tion du com­bustible nucléaire. Elle per­met aus­si de véri­fi­er dans quelle mesure les déci­sions que l’on prendrait sont réversibles.

La demande énergétique mondiale

La décom­po­si­tion de la demande d’én­ergie en trois ter­mes fait appa­raître des ter­mes très intéres­sants pour éval­uer quelle pour­ra être la demande d’én­ergie en 2050 :

E = E/PIB * PIB/N * N

N, c’est la pop­u­la­tion mon­di­ale, elle est crois­sante ; PIB/N, c’est le PIB par habi­tant, il est crois­sant ; E/PIB, c’est l’in­ten­sité énergé­tique, elle est décrois­sante grâce à une meilleure effi­cac­ité énergé­tique liée au pro­grès tech­nologique, et à des efforts d’é­conomies d’én­ergie qu’il fau­dra bien faire.

La con­tri­bu­tion des sources d’énergie
Énergie pri­maire en Gtep 2000 2050
Fossiles 7,5 7,5
Hydraulique 0,7 1,4
Traditionnel 1,2 1,1
Nou­veaux renouvelables 0,2 5,2
Nucléaire 0,6 5,2
Total 10,2 20,4

L’avenir est imprévis­i­ble, les valeurs que l’on attribue à ces dif­férents ter­mes peu­vent faire l’ob­jet de dis­cus­sions. Dis­ons, pour fix­er les idées, qu’il y aura au moins un dou­ble­ment de E d’i­ci à 2050.

Pour cette sim­u­la­tion, il faut aus­si estimer la répar­ti­tion des sources d’én­ergie afin d’é­val­uer la con­tri­bu­tion à deman­der au nucléaire. À cause de l’ef­fet de serre, et des réserves lim­itées en éner­gies fos­siles, on peut sup­pos­er que leur con­tri­bu­tion entre 2000 et 2050 reste sta­ble6. On imag­ine dou­bler celle de l’hy­draulique, ce qui est peut-être opti­miste. Quant au bois tra­di­tion­nel, on ne peut guère espér­er faire plus que le main­tenir à son niveau actuel. Le reste est attribué, à part égale, au nucléaire et aux nou­veaux renou­ve­lables. L’un et l’autre devront pro­duire 5,2 Gtep en 2050, soit les deux tiers du fos­sile actuel ! Pour le nucléaire, c’est une aug­men­ta­tion d’un fac­teur 8. Pour les nou­veaux renou­ve­lables, le fac­teur est encore bien plus grand puisque leur con­tri­bu­tion actuelle est très faible, sans oubli­er que, pour les renou­ve­lables, le pas­sage de la puis­sance instal­lée (GW) à l’én­ergie pro­duite (GW par an) se fait avec un coef­fi­cient qui varie selon la source d’én­ergie, mais est presque tou­jours très inférieur à un.

Une multiplication par 8, en 2050, de la puissance nucléaire installée

Dans cette sim­u­la­tion, on a sup­posé que la pro­duc­tion d’élec­tric­ité nucléaire reste à un niveau à peu près con­stant jusqu’en 2015, pour croître d’abord lente­ment jusqu’en 2030, puis plus rapi­de­ment, pour attein­dre le fac­teur 8 en 2050. La sim­u­la­tion est pro­longée jusqu’en 2100 avec, entre 2050 et 2100, une crois­sance faible, de 1 % par an pour véri­fi­er la péren­nité du scénario.

Les car­ac­téris­tiques qui ont été pris­es pour les réac­teurs con­sid­érés dans cet exer­ci­ce sont les suivantes :

  • Réac­teurs à eau pressurisée
    Ce sont des REP, puis des EPR dont on sup­pose qu’ils pour­ront démar­rer à par­tir de 2010. Les EPR pro­duisent 130 kg par an d’u­ra­ni­um 233 (pour démar­rer des réac­teurs à sels fon­dus, RSF) et 130 kg par an de plu­to­ni­um (pour démar­rer des réac­teurs à neu­trons rapi­des, RNR).
  • Réac­teurs à neu­trons rapides
    Ce sont des RNR à calo­por­teur métal liq­uide (sodi­um ou plomb). Ils ont été choi­sis plutôt que des réac­teurs à gaz parce qu’ils requièrent moins de matière fis­sile pour démar­rer : 12 tonnes de plu­to­ni­um. Comme, dans les choix faits, on voudra démar­rer des RSF, ces RNR pro­duisent de l’u­ra­ni­um 233 et sont sous-généra­teurs en plu­to­ni­um : ils con­som­ment 200 kg par an de plu­to­ni­um et pro­duisent 500 kg d’u­ra­ni­um 233 par an. Ces RNR peu­vent être démar­rés à par­tir de 2025, la con­di­tion de démar­rage étant que l’on dis­pose d’assez de plutonium.
  • Réac­teurs à sels fondus
    Ce sont des RSF isogénéra­teurs à cou­ver­ture tho­ri­um. Ils démar­rent avec un inven­taire ini­tial d’en­v­i­ron 2 tonnes. Ils peu­vent être démar­rés à par­tir de 2030, la con­di­tion de leur démar­rage étant que l’on dis­pose d’assez d’u­ra­ni­um 233.

Hypothèse : puissance installée de réacteurs nucléairesmultipliée par 8 en 2050
Hypothèse : puis­sance instal­lée mul­ti­pliée par 8 Scé­nario REP – RNR – RSF

Dans la sim­u­la­tion, les RSF sont démar­rés en pri­or­ité : si, à par­tir de 2030, date à laque­lle on sup­pose qu’ils seront au point indus­trielle­ment, il y a assez d’u­ra­ni­um 233 pour démar­rer un RSF, c’est un RSF, plutôt qu’un RNR qui est démar­ré. Ain­si, c’est un scé­nario max­i­mal pour les RSF, pour prof­iter pleine­ment de leur faible inven­taire et de la radiotox­i­c­ité min­i­male de leurs déchets. Dans ce scé­nario de déploiement de réac­teurs, les EPR sont néces­saires pour pro­duire le plu­to­ni­um pour les RNR, et l’u­ra­ni­um 233 pour les RSF. Il suf­fit de renou­vel­er le parc actuel de REP avec des EPR pour obtenir la matière fis­sile néces­saire. Les RNR pren­nent la relève pour pro­duire de l’u­ra­ni­um 233 tout en con­som­mant le plu­to­ni­um pro­duit par les EPR ; ils fer­ment le cycle U‑Pu. Tout le plu­to­ni­um aura été con­som­mé en fin de péri­ode, et il y aura eu assez d’u­ra­ni­um 233 pour que les RSF puis­sent suiv­re la demande supposée.

Avec cette sim­u­la­tion, la ressource d’u­ra­ni­um 235 est préservée : on a con­som­mé moins de 6 mil­lions de tonnes d’u­ra­ni­um naturel alors que les réserves estimées sont de 16 mil­lions de tonnes. Il en resterait pour les généra­tions futures qui en auraient besoin si, ayant arrêté le nucléaire, elles voulaient de nou­veau y recourir. En effet, en cas de déci­sion d’ar­rêter le nucléaire, les cycles U‑Pu et Th‑U pour­raient être fer­més, la matière fis­sile restante pour­rait être brûlée dans les derniers réac­teurs. Il faudrait, bien sûr, un arrêt pro­gres­sif, mais on pour­rait s’arranger pour con­som­mer toute la matière fis­sile qui a été pro­duite. Pour redé­mar­rer du nucléaire, il faudrait alors avoir recours à la seule ressource naturelle disponible, l’u­ra­ni­um 235. C’est pourquoi il est essen­tiel de ne pas épuis­er cette ressource.

D’autres sim­u­la­tions ont été faites. L’une d’elles ne fait inter­venir que des réac­teurs à eau pres­surisée. La ten­sion sur la ressource ura­ni­um 235 se fait sen­tir dès 2070, la ressource est épuisée en 2100, alors que dès 2070 la courbe de pro­duc­tion décroche de celle de la demande, on ne peut pas démar­rer suff­isam­ment d’EPR faute d’u­ra­ni­um. De plus, des stocks énormes de plu­to­ni­um s’ac­cu­mu­lent. C’est la con­fir­ma­tion, s’il en était besoin, que le nucléaire actuel n’est pas durable, qu’une bonne ges­tion de la matière fis­sile est la clé d’une pro­duc­tion durable d’én­ergie nucléaire. Une autre sim­u­la­tion ne fait inter­venir que des EPR et des RNR, elle n’in­clut pas le cycle tho­ri­um. Dans ce cas, la demande peut être suiv­ie, mais au prix de la con­som­ma­tion de 14 mil­lions de tonnes d’u­ra­ni­um naturel, et d’une forte accu­mu­la­tion de plu­to­ni­um dans les réac­teurs. N’ou­blions pas que, dans ce cas, il faut démar­rer autant d’EPR que l’on voudra de RNR de pre­mière génération.

Conclusion

La créa­tion du Forum inter­na­tion­al Généra­tion IV est impor­tante, elle per­met un partage sur le plan mon­di­al de la R&D sur le nucléaire. Le développe­ment d’une nou­velle fil­ière nucléaire est coû­teux, de l’or­dre de un mil­liard de dol­lars de recherche et développe­ment avant de con­stru­ire un pre­mier démon­stra­teur. Aucun pays, aujour­d’hui, sauf les États-Unis s’ils le voulaient vrai­ment, ne pour­rait s’of­frir cela, et encore moins explor­er plusieurs fil­ières. Or, le suc­cès d’au­cune fil­ière n’est garan­ti a pri­ori, ni sa com­péti­tiv­ité. Le fait de pou­voir tra­vailler de façon mul­ti­latérale sur les 6 fil­ières est un atout con­sid­érable, un pays n’est pas obligé de ne se con­sacr­er qu’à une des options, il peut, comme la France, s’in­téress­er à plusieurs sys­tèmes. Il faut que cette coopéra­tion inter­na­tionale s’or­gan­ise, de façon à ce que les apports de cha­cun soient compt­abil­isés afin que, pour ceux de ces sys­tèmes qui iront jusqu’au stade de la com­mer­cial­i­sa­tion, il y ait un juste retour des béné­fices qui pour­ront en résulter.

Les rup­tures tech­nologiques que la mise au point de ces 6 sys­tèmes implique sont impor­tantes. Elles con­cer­nent un grand nom­bre de domaines. Par­mi eux, la pyrochimie, néces­saire pour le retraite­ment du com­bustible, la physique des matéri­aux, pour la mise au point de matéri­aux résis­tants à de hautes tem­péra­tures, aux dom­mages par les neu­trons rapi­des et à la cor­ro­sion, la physique des réac­teurs, la ther­mique, la ther­mo-hydraulique, les don­nées nucléaires, les tech­niques de pro­duc­tion d’hy­drogène… Ces développe­ments fer­ont inter­venir un grand nom­bre de lab­o­ra­toires de recherche qui n’é­taient pas, jusqu’alors, con­cernés par le nucléaire. En con­trepar­tie, les efforts con­sen­tis pour ces recherch­es auront inévitable­ment des retombées dans d’autres domaines.

Le Forum Généra­tion IV a dis­tin­gué trois phas­es dans le développe­ment des sys­tèmes : démon­stra­tion de la fais­abil­ité, éval­u­a­tion des per­for­mances et, pour les sys­tèmes qui auront passé les deux pre­mières phas­es avec suc­cès, con­struc­tion d’un démon­stra­teur. Les dates aux­quelles on compte avoir les démon­stra­teurs vari­ent selon la matu­rité déjà acquise des sys­tèmes : 2020 pour le réac­teur rapi­de à sodi­um et le VHTR, 2025 pour les autres RNR et le réac­teur à eau super­cri­tique, et 2030 pour le réac­teur à sels fondus.

En per­spec­tive, donc, on a des solu­tions pour un nucléaire pro­pre et durable, qui peut con­tribuer de façon sig­ni­fica­tive à la demande énergé­tique, en faisant inter­venir non seule­ment les RNR avec un cycle fer­mé U‑Pu, mais aus­si les RSF avec un cycle fer­mé Th‑U. Le faible inven­taire des RSF leur donne un avan­tage décisif quant aux pos­si­bil­ités de déploiement, et quant aux stocks de matière fissile.

L’u­ra­ni­um 233 dont ils ont besoin peut être pro­duit à la fois dans les EPR, et dans les RNR (dans ce cas sous-généra­teurs en plu­to­ni­um). Dans les solu­tions envis­agées ici, les seuls déchets radioac­t­ifs sont d’une part les pro­duits de fis­sion, dont l’ac­tiv­ité devient nég­lige­able en quelque trois cents ans, et d’autre part, de faibles quan­tités d’ac­tinides mineurs qui se trou­vent entraînés avec les pro­duits de fis­sion lors du retraite­ment. On estime que ces quan­tités résidu­elles seront inférieures ou égales à 0,1 %. Pour pal­li­er les risques de pro­liféra­tion, une agence mon­di­ale pour­rait être créée, qui véri­fierait et con­trôlerait les flux de matière fis­sile. Une super AIEA, en quelque sorte. Il s’ag­it là de négoci­er des accords inter­na­tionaux ; les obsta­cles éventuels résul­teraient d’un manque de volon­té poli­tique et non de dif­fi­cultés techniques.

Le cal­en­dri­er, cepen­dant, peut inquiéter. Ce nucléaire durable et presque sans déchets n’ar­rivera-t-il pas un peu tard par rap­port aux besoins, sera-t-il capa­ble de nous aider à com­bat­tre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique ? Ne faudrait-il pas press­er les par­tic­i­pants au Forum Généra­tion IV pour qu’ils ail­lent plus vite, ne faudrait-il pas leur don­ner plus de moyens, leur deman­der à quelles con­di­tions les délais qu’ils annon­cent pour­raient être com­primés ? D’autres solu­tions, enfin, per­me­t­tront-elles de faire la jonc­tion, d’éviter une crise de l’ap­pro­vi­sion­nement énergé­tique, tout en réal­isant une diminu­tion des émis­sions de gaz à effet de serre ? Le nucléaire durable est-il un luxe dont l’hu­man­ité pour­ra se passer ?

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1. Col­loque ” L’élec­tro-nucléaire et l’é­conomie de marché en Europe et dans le monde ” organ­isé par la revue Pas­sages et l’ADAPES les 7 et 8 avril 2004 au Sénat à Paris.
2. Même si les solu­tions envis­agées pour le stock­age des déchets nucléaires en site géologique pro­fond ne présen­tent pas, les experts le dis­ent, de réels dangers.
3. En par­ti­c­uli­er avec des neu­trons épither­miques, c’est-à-dire des neu­trons dont l’én­ergie ciné­tique est com­prise entre 1 eV et 1 MeV.
4. On pour­rait les inc­inér­er dans des réac­teurs dédiés, par exem­ple des ADSR (Accel­er­a­tor Dri­ven Sub-crit­i­cal Reac­tor). Un tel sys­tème est à l’é­tude dans le cadre d’un pro­gramme européen.
5. Le com­bustible est solide, il faut deux inven­taires, 6 tonnes en cœur et 6 tonnes hors cœur si on sup­pose un retraite­ment de cinq ans tous les cinq ans, pour fix­er les idées.
6. Il faudrait, en fait, une diminu­tion rad­i­cale de la con­som­ma­tion d’én­er­gies fos­siles pour lut­ter effi­cace­ment con­tre l’aug­men­ta­tion de l’ef­fet de serre, sauf en cas de suc­cès dans la cap­ture et la séques­tra­tion du CO2.

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