Quelle industrie pour l’Europe, quelle Europe pour l’industrie ?

Dossier : L'EuropeMagazine N°586 Juin/Juillet 2003
Par Bertrand COLLOMB (60)

La construc­tion euro­péenne fut, au départ, l’œuvre de quelques hommes poli­tiques et hauts fonc­tion­naires vision­naires. L’ou­ver­ture des fron­tières arra­cha alors beau­coup d’en­tre­prises, à leur corps défen­dant, au confort des pro­tec­tions nationales.

Mais dans cet espace euro­péen que le mar­ché unique a créé, de nom­breuses entre­prises indus­trielles ont su trou­ver à la fois la sti­mu­la­tion de la concur­rence et le point de départ d’un déve­lop­pe­ment mondial.

Les entre­prises sont deve­nues les plus fer­vents défen­seurs de la construc­tion euro­péenne, comme on l’a vu au moment du trai­té de Maas­tricht et de l’in­tro­duc­tion de l’eu­ro. Mais elles sont aus­si confron­tées direc­te­ment aux fai­blesses de l’Eu­rope, et des éco­no­mies euro­péennes, avec les défis qui en résultent.

La Table ronde des indus­triels euro­péens, qui réunit 45 patrons d’en­tre­prises inter­na­tio­nales et euro­péennes, a, depuis plu­sieurs années, mar­te­lé le thème de la com­pé­ti­ti­vi­té indus­trielle de l’Europe.

En dix ans, notre crois­sance a pris un retard de 15 points sur les États-Unis. Cette crois­sance ané­mique reflète d’a­bord une insuf­fi­sante valo­ri­sa­tion de l’es­prit d’en­tre­prise, avec un sou­ci exces­sif de pro­tec­tion des situa­tions exis­tantes, au détri­ment des créa­tions nou­velles. Mais elle met aus­si en cause des struc­tures de coûts alour­dies par le poids des dépenses publiques et des trans­ferts sociaux, et une trop faible flexi­bi­li­té pour s’a­dap­ter et trou­ver rapi­de­ment les solu­tions des pro­blèmes nouveaux.

Si la construc­tion euro­péenne a ins­til­lé un esprit de concur­rence et élar­gi l’ho­ri­zon des entre­prises, elle n’a pas pu faire évo­luer suf­fi­sam­ment les socié­tés des dif­fé­rents pays.

Ces pays eux-mêmes ont connu des évo­lu­tions assez contras­tées, entre les pro­grès énormes faits par l’Ir­lande, l’Es­pagne ou le Por­tu­gal, le chan­ge­ment de cap réa­li­sé par le Royaume-Uni avec Mar­ga­ret That­cher, et les évo­lu­tions plus pro­gres­sives, mais sou­vent trop lentes de la France ou de l’Al­le­magne. Mais au-delà de cette diver­si­té, que les nou­veaux pays d’Eu­rope cen­trale et orien­tale vont encore enri­chir, la ques­tion de la cohé­rence des orien­ta­tions de l’Eu­rope se pose, et ren­voie à celle des institutions.

Les entre­prises ont été favo­rables à l’é­lar­gis­se­ment, qui répond à une logique poli­tique et éco­no­mique évi­dente. Les dif­fi­cul­tés qui peuvent en résul­ter pour cer­tains sec­teurs ne doivent cepen­dant pas être négli­gées, et des tran­si­tions longues peuvent être néces­saires. Comme on l’a vu dans les cas de l’Es­pagne et du Por­tu­gal, un objec­tif pré­cis et daté per­met de concen­trer les volon­tés sur les réformes et les adap­ta­tions, beau­coup plus qu’un ren­dez-vous incertain.

Mais les entre­prises sont, depuis l’o­ri­gine des dis­cus­sions, inquiètes des consé­quences ins­ti­tu­tion­nelles de l’é­lar­gis­se­ment, qui va mettre en évi­dence les insuf­fi­sances déjà patentes de la situa­tion actuelle.

L’in­ca­pa­ci­té des gou­ver­ne­ments des Quinze à se mettre d’ac­cord sur une réforme ins­ti­tu­tion­nelle per­met­tant un fonc­tion­ne­ment effi­cace a conduit à repor­ter tous les espoirs sur la Conven­tion pré­si­dée par Valé­ry Gis­card d’Es­taing. Celle-ci a déjà réus­si à popu­la­ri­ser l’i­dée d’une Consti­tu­tion euro­péenne qu’elle s’est atta­chée à rédi­ger. Mais le par­cours est encore semé d’embûches.

La Conven­tion doit en effet entrer main­te­nant dans le jeu déli­cat de l’é­qui­libre des pou­voirs au sein d’une Union élar­gie. Ce chal­lenge de conver­gence entre des approches ins­ti­tu­tion­nelles par­fois oppo­sées est redou­table. Mais il n’est pas le seul. Une Conven­tion pré­sen­tant un pro­jet consti­tu­tion­nel sédui­sant sur le plan poli­tique ne peut pas suf­fire. Elle doit aus­si rendre pos­sible un pro­jet éco­no­mique efficace.
Sans vou­loir empié­ter sur le domaine de la res­pon­sa­bi­li­té poli­tique qui n’est pas le leur, les entre­prises sont atta­chées au dyna­misme de l’U­nion. Trois domaines sont par­ti­cu­liè­re­ment impor­tants pour elles :

  • le fonc­tion­ne­ment effi­cace des méca­nismes du mar­ché unique, et des rela­tions com­mer­ciales avec le reste du monde,
  • la conver­gence des poli­tiques bud­gé­taires et moné­taires vers un allé­ge­ment des contraintes et un pro­grès de compétitivité,
  • la dyna­mi­sa­tion de l’é­co­no­mie, notam­ment par un ren­for­ce­ment du poten­tiel euro­péen de recherche et d’innovation.


Il s’a­git tout d’a­bord de faire fonc­tion­ner plus effi­ca­ce­ment ce qui existe – le mar­ché unique, avec la liber­té des échanges, mais aus­si les normes, la poli­tique de la concur­rence, la gou­ver­nance et la régu­la­tion financière.

Dans ce domaine, les entre­prises ont besoin de sys­tèmes de déci­sion rapides et prévisibles.

Si le tra­vail de la Com­mis­sion a sus­ci­té et sus­cite encore des cri­tiques, la pers­pec­tive de voir les déci­sions de ce type confiées à un pro­ces­sus inter­gou­ver­ne­men­tal vul­né­rable aux blo­cages et aux jeux poli­ti­ciens serait par­ti­cu­liè­re­ment inquiétante.

Il faut ensuite amé­lio­rer la coor­di­na­tion des poli­tiques bud­gé­taires et fis­cales, ain­si que leur cohé­rence avec la poli­tique monétaire.
Compte tenu des dif­fé­rences entre les pays euro­péens, il est légi­time qu’ils puissent conduire des poli­tiques bud­gé­taires et fis­cales dif­fé­rentes. Mais elles ne peuvent être fon­da­men­ta­le­ment diver­gentes sans mettre en cause l’u­ni­té éco­no­mique et monétaire.

À cet égard le pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance est à la fois néces­saire, insuf­fi­sant et trop méca­nique. Sa pre­mière fai­blesse a été d’ac­cep­ter un rythme de baisse des défi­cits trop lent en période de bonne crois­sance. Un véri­table sys­tème contra­cy­clique sup­po­se­rait des encou­ra­ge­ments aux États « ver­tueux » qui, ne dila­pi­dant pas les fruits de la crois­sance, seraient mieux pla­cés en cas de ralen­tis­se­ment éco­no­mique. Défi­nir une direc­tion com­mune, et ren­for­cer les com­pé­tences et les pou­voirs des organes euro­péens dans ce domaine paraît indispensable.

En matière fis­cale, les entre­prises ont tou­jours espé­ré que la concur­rence entre États tire­rait les pré­lè­ve­ments obli­ga­toires à la baisse et redou­té que « l’har­mo­ni­sa­tion » conduise en fait à un renon­ce­ment col­lec­tif aux efforts de réduc­tion des dépenses publiques. Mais pour autant la règle de l’u­na­ni­mi­té en matière fis­cale a de graves incon­vé­nients pra­tiques. Un sys­tème euro­péen évi­tant les doubles impo­si­tions, une repré­sen­ta­tion euro­péenne com­mune pour les négo­cia­tions inter­na­tio­nales, en matière fis­cale comme en matière com­mer­ciale, seraient des amé­lio­ra­tions appré­ciables. De même une har­mo­ni­sa­tion du régime d’im­po­si­tion des divi­dendes et des plus-values per­met­trait le déve­lop­pe­ment des mar­chés finan­ciers néces­saires à la croissance.

Ceci serait pos­sible en repre­nant et en élar­gis­sant la pro­po­si­tion fran­co-alle­mande d’in­tro­duire le vote à la majo­ri­té qua­li­fiée pour les ques­tions fis­cales direc­te­ment liées au mar­ché « intérieur ».

Enfin, le prin­ci­pal défi euro­péen1 est la dyna­mi­sa­tion de notre éco­no­mie, qui passe par inno­va­tion, recherche, mais aus­si culture d’en­tre­pre­neu­riat et de remise en cause des situa­tions acquises. L’a­gen­da de Lis­bonne, et son objec­tif de faire de l’Eu­rope l’é­co­no­mie de l’in­for­ma­tion la plus com­pé­ti­tive au monde en 2010, répon­dait à ce sou­ci, mais là encore, la mise en œuvre a été défaillante, met­tant en évi­dence les limites du pro­ces­sus inter­gou­ver­ne­men­tal actuel, lors­qu’il n’est pas appuyé sur des com­pé­tences et des res­sources clai­re­ment définies.

Inves­tir dans la recherche et le déve­lop­pe­ment par une action publique euro­péenne, et par des inci­ta­tions coor­don­nées à la recherche pri­vée, faci­li­ter les pro­cé­dures des bre­vets, et réduire les contraintes régle­men­taires qui ralen­tissent la mise sur le mar­ché des inno­va­tions devraient être l’ob­jec­tif d’une poli­tique euro­péenne nou­velle, qu’il fau­dra déga­ger des contraintes poli­tiques et bureau­cra­tiques des pro­grammes actuels.

Si tels sont les objec­tifs éco­no­miques essen­tiels de la néces­saire réforme de l’Eu­rope, quelles consé­quences en tirer au niveau des institutions ?

Puis­qu’un sys­tème réel­le­ment fédé­ral, qui aurait sans doute la pré­fé­rence des entre­prises, a peu de chances d’être accep­té actuel­le­ment, il faut au moins assu­rer sta­bi­li­té, conti­nui­té et pré­vi­si­bi­li­té des pro­ces­sus. Seule l’ac­tion d’un exé­cu­tif stable, ramas­sé et fort, qu’il s’ap­pelle Com­mis­sion ou autre­ment, peut le permettre.

L’ac­tion euro­péenne doit en même temps acqué­rir une légi­ti­mi­té poli­tique et démo­cra­tique qui lui fait sou­vent défaut, au moins aux yeux de l’o­pi­nion. La subor­di­na­tion de l’exé­cu­tif à un organe poli­tique, de type inter­gou­ver­ne­men­tal, qui défi­nit les grandes orien­ta­tions, est donc néces­saire. Mais il faut évi­ter que cet organe soit le lieu de blo­cages – d’où la géné­ra­li­sa­tion de la déci­sion à la majo­ri­té qua­li­fiée -, de com­pro­mis inco­hé­rents ou instables – les règles d’ap­pli­ca­tion doivent rele­ver de l’exé­cu­tif per­ma­nent et la pré­si­dence tour­nante doit être aban­don­née – ou d’af­fron­te­ments entre les pou­voirs – la rela­tion Commission/Conseil doit être organisée.

Enfin le rôle de contrôle du Par­le­ment doit être redé­fi­ni et sim­pli­fié, mais à condi­tion de modi­fier son régime élec­to­ral pour don­ner aux dépu­tés euro­péens une véri­table res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis de leurs électeurs.

Espé­rons que les pro­blèmes de poli­tique exté­rieure, qui n’a­vaient pas lieu d’être évo­qués ici, et qui ont gra­ve­ment divi­sé les Euro­péens dans un pas­sé récent, ne com­pro­met­tront pas le tra­vail de la Conven­tion, et l’a­dop­tion rapide d’une Consti­tu­tion euro­péenne favo­ri­sant le pro­grès éco­no­mique et per­met­tant aux entre­prises de por­ter effi­ca­ce­ment le dra­peau euro­péen dans la concur­rence mondiale.

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1.
Voir The Euro­pean Chal­lenge, docu­ment ERT, mars 2003.

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