Le centre Quantum-Saclay

Une Silicon Valley à la française pour le quantique

Dossier : OIN Paris-SaclayMagazine N°774 Avril 2022
Par Pascale SENELLART (X93)
Par Jean-François ROCH
Par Thomas DELCAMBRE (2019)

Le cen­tre Quan­tum-Saclay est une réus­site de niveau mon­di­al par­ti­c­ulière­ment dans les sci­ences et tech­nolo­gies quan­tiques. Le plateau de Saclay offre un écosys­tème dynamique per­me­t­tant la col­lab­o­ra­tion fructueuse de lab­o­ra­toires, d’industriels et de start-up.

Aujourd’hui, plusieurs dizaines d’équipes mènent leurs recherches en physique quantique sur le plateau de Saclay. Historiquement, comment un tel pôle s’est-il construit ? 

J.-F. R. : Dans les années 1940, les sci­en­tifiques, majori­taire­ment instal­lés dans Paris, com­men­cent à man­quer cru­elle­ment de sur­face pour des infra­struc­tures sci­en­tifiques de pointe, comme les pre­miers accéléra­teurs de par­tic­ules. Irène et Frédéric Joliot-Curie, alors au som­met de leur gloire, con­nais­sent très bien la val­lée de Chevreuse et mili­tent pour l’implantation du CEA à Saclay. Dans le même temps, la volon­té de l’État de décon­cen­tr­er l’enseignement supérieur et les grandes écoles hors de Paris aboutit, mal­gré de fortes oppo­si­tions, à un com­pro­mis. C’est ain­si que l’École poly­tech­nique arrive en 1975 sur le plateau de Saclay. Ce n’est que trente ans plus tard, notam­ment grâce au pro­jet du Grand Paris, que l’aménagement du plateau repart de l’avant. Depuis lors, beau­coup d’acteurs du monde sci­en­tifique ont ressen­ti spon­tané­ment le besoin de s’installer à Saclay, craig­nant d’être isolés hors des deux pôles que con­sti­tu­aient Paris Cen­tre et Paris-Saclay.

P. S. : C’est dans ce con­texte que le C2N (Cen­tre de nanosciences et de nan­otech­nolo­gies) a démé­nagé à Saclay en 2018. Il s’agissait à l’origine d’un lab­o­ra­toire de pho­tonique du CNRS adossé à un cen­tre d’Alcatel. La crise du secteur des télé­com­mu­ni­ca­tions et le départ des équipes d’Alcatel ont isolé le lab­o­ra­toire à Mar­cous­sis. Il a alors été décidé de se rap­procher du plateau. Qui plus est, Saclay est un lieu his­torique de la physique quan­tique ! C’est là qu’a été réal­isée la pre­mière expéri­ence de vio­la­tion des iné­gal­ités de Bell et que les pre­miers qubits supra­con­duc­teurs ont été dévelop­pés. De plus, la cryo­génie – cru­ciale pour refroidir les sys­tèmes et ain­si réduire la déco­hérence – est une tech­nique his­torique­ment maîtrisée par le CEA. Finale­ment, le C2N est arrivé avec de nom­breuses tech­nolo­gies et une salle blanche à la pointe de la recherche inter­na­tionale. Tout cela explique l’attractivité actuelle du plateau pour les tech­nolo­gies quantiques.


Repères

Quan­tum-Saclay est un cen­tre en sci­ences et tech­nolo­gies quan­tiques. Paris-Saclay joue un rôle majeur dans le domaine des sci­ences et tech­nolo­gies quan­tiques en France et dans le monde. Plus de 80 équipes de recherche con­tribuent au meilleur niveau inter­na­tion­al, aus­si bien dans les lab­o­ra­toires académiques que chez les indus­triels du cam­pus, dans tous les domaines stratégiques des tech­nolo­gies quan­tiques. Ces chercheurs sont impliqués dans des enseigne­ments de haut niveau aus­si bien en physique quan­tique qu’en ingénierie. Paris-Saclay a dévelop­pé un parte­nar­i­at académie-indus­trie très fructueux de longue date et a vu naître plusieurs des start-up de la sec­onde révo­lu­tion quantique. 


Tous les acteurs du secteur mettent en avant les bénéfices de la proximité entre industriels et laboratoires académiques. Comment cela se matérialise-t-il sur le plateau de Saclay ? 

J.-F. R. : Le plateau de Saclay amène énor­mé­ment de flex­i­bil­ité dans les rap­ports entre la recherche et les indus­triels, par la porosité des struc­tures. Un des objec­tifs du cen­tre Quan­tum-Saclay est de sup­primer le plus de bar­rières pos­si­ble entre les étu­di­ants, les lab­o­ra­toires et les indus­triels. Cela nous per­met de faire des choses nou­velles, qui auraient été impens­ables il y a seule­ment cinq ans.

P. S. : L’exemple le plus frap­pant est la for­ma­tion ARTeQ que nous avons mise en place autour des tech­nolo­gies quan­tiques. Les étu­di­ants recrutés ont tous un back­ground sci­en­tifique – physique, chimie, math­é­ma­tiques, infor­ma­tique… – mais vien­nent à la fois de fil­ières uni­ver­si­taires et de grandes écoles. La for­ma­tion se place entre leurs deux années de mas­tère et leur apporte les élé­ments essen­tiels pour acquérir une vision large des tech­nolo­gies quan­tiques. On fait ain­si tomber de nom­breuses bar­rières entre les thé­ma­tiques, ce qui est néces­saire pour relever les défis actuels du secteur.

J.-F. R. : Le plateau de Saclay per­met aus­si aux acteurs de pren­dre des risques min­i­maux. Des chercheurs peu­vent par exem­ple aller tra­vailler dans l’industrie ou chang­er de sujet d’étude plus facile­ment. C’est devenu un véri­ta­ble enjeu, car les sujets d’intérêt ne s’attaquent plus à un seul domaine de la physique, mais deman­dent une approche inter­dis­ci­plinaire. Mal­heureuse­ment, il y a encore de nom­breux freins institutionnels…

“Nous ne sommes qu’au commencement de la seconde révolution quantique.”

P. S. : Et même des batailles entre les com­mu­nautés sci­en­tifiques ! La moti­va­tion pre­mière de Quan­tum-Saclay est de faire tomber des bar­rières qui, par nos par­cours per­son­nels, nous sem­blent ridicules. De faire dis­cuter des gens qui ne se par­laient pas aupar­a­vant… J’ai per­son­nelle­ment fait deux post­doc­tor­ats dans l’industrie et je ne l’ai jamais regret­té. Décou­vrir la R & D en entre­prise, et observ­er la com­po­si­tion des équipes de recherche, était très enrichissant. Il y avait une inter­dis­ci­pli­nar­ité que je n’ai presque jamais retrou­vée dans un lab­o­ra­toire académique, quand bien même ces labos gag­n­eraient à s’en inspir­er. Nous assumons donc un fort lien avec les indus­triels, car nous sommes con­va­in­cus que les bar­rières avec les acteurs académiques sont sou­vent trop étanch­es. Nous avons mis en place énor­mé­ment de col­lab­o­ra­tions et nous obser­vons aujourd’hui une aug­men­ta­tion des thès­es Cifre, ain­si que de nou­velles pra­tiques – comme le détache­ment de chercheurs auprès d’industriels ou de start-up pour des mis­sions bien pré­cis­es – qui vont dans le bon sens.

J.-F. R. : Nous sommes un peu mil­i­tants ! Un enseignant-chercheur peut tout à fait par­tir tra­vailler trois ans dans l’industrie, grâce aux péri­odes de disponi­bil­ité. Il faut réus­sir à le con­va­in­cre, lui, mais aus­si l’administration et par­fois ses col­lègues, que c’est une énorme valeur ajoutée, et pas du tout un risque pour sa carrière.

De plus en plus de start-up émergent des laboratoires du campus, mais ces dernières décident tout de même de s’installer à proximité. Comment expliquer une telle dynamique ? 

P. S. : Il ne faut pas croire qu’on crée une start-up pour s’émanciper du car­can académique. Dans mon cas, j’y suis même restée ! On crée une start-up parce qu’on pense avoir un poten­tiel impor­tant, avec une tech­nolo­gie intéres­sante. C’est un saut dans le vide, que peu de chercheurs sont prêts à faire, à part peut-être les jeunes. Chez Quan­dela, nous conser­vons mal­gré tout une très grosse com­posante de R & D et beau­coup d’activités de recherche. Nous n’avions ini­tiale­ment pas les moyens de financer une salle blanche à la hau­teur de ces recherch­es. Il en va de même pour la plu­part des start-up, qui sont donc hébergées dans des lab­o­ra­toires. Nous com­mençons seule­ment après quelques années à nous émanciper, mais nous avons fait le choix de rester dans l’écosystème de Paris-Saclay. Nous ne sommes qu’au com­mence­ment de l’histoire de la sec­onde révo­lu­tion quan­tique et il est vital de rester con­nec­té à la recherche fon­da­men­tale. Notre crois­sance y est con­di­tion­née ! Une telle sit­u­a­tion de tra­vail main dans la main entre les acteurs risque de per­dur­er au moins une dizaine d’années. C’est aus­si pour cela qu’on milite avec Quan­tum-Saclay pour ren­dre les parois plus per­méables. Cette intri­ca­tion est néces­saire pour tout le monde.

“Réfléchir sur le sens éthique des technologies que nous développons.”

J.-F. R. : Les déplace­ments des locaux inter­vien­dront cer­taine­ment con­join­te­ment avec les développe­ments indus­triels… Pour l’instant, il faut être capa­ble de racon­ter une sci­ence très sub­tile à des investis­seurs qui n’auront pas le temps de se plonger dans les livres de Bas­de­vant et Dal­ibard. Nous sommes aus­si amenés à réfléchir sur le sens éthique des tech­nolo­gies que nous dévelop­pons. Ce sont des ques­tion­nements que le cam­pus de Paris-Saclay peut traiter de façon per­ti­nente, grâce à l’interdisciplinarité et les con­tacts entre académiques et indus­triels. Les acteurs doivent se côtoy­er, com­pren­dre leurs enjeux respec­tifs, et il ne suf­fi­ra pas d’immerger un soci­o­logue dans un lab­o­ra­toire ou une start-up du quan­tique pour y par­venir. Ce sont des aspects qui pro­gresseront bien moins effi­cace­ment si nous sommes séparés.

Quelles évolutions pourraient permettre au campus de Paris-Saclay de rivaliser avec les meilleurs centres internationaux ? 

P. S. : Nous ne sommes pas juste bons dans le domaine. Nous sommes d’ores et déjà par­mi les meilleurs, à l’état de l’art inter­na­tion­al, et sur beau­coup de sujets !

J.-F. R. : Tout à fait ! L’idée d’une Sil­i­con Val­ley à la française a beau­coup été rail­lée mais, en ce qui con­cerne les tech­nolo­gies quan­tiques, Saclay n’est pas loin d’en être une. Les décou­vertes qui ont lancé l’industrie des semi-con­duc­teurs aux États-Unis sont aus­si venues de quelques équipes, à la pointe de la physique du solide de l’époque. David Packard est par exem­ple cité dans les pre­miers papiers sur la réso­nance nucléaire. Ce n’est qu’ensuite qu’ont émergé les géants que sont aujourd’hui Intel ou Hewlett-Packard. Les sys­tèmes et les finance­ments sont dif­férents, mais les dynamiques sont assez similaires.

P. S. : Certes, nous n’avons pas les mêmes out­ils, mais le con­texte poli­tique est très favor­able, notam­ment avec le plan de relance et le plan France 2030, qui font la part belle aux tech­nolo­gies quan­tiques. Beau­coup d’ingrédients per­me­t­tent d’envisager un futur radieux.

J.-F. R. : Un des objec­tifs majeurs va être de con­serv­er nos tal­ents. Un rap­port de la Mai­son Blanche met en lumière le manque de cerveaux pour les tech­nolo­gies quan­tiques, à l’échelle mon­di­ale, et tout par­ti­c­ulière­ment aux États-Unis. Pour eux, il est cru­cial d’organiser un brain drain depuis l’Europe, pour réa­gir rapi­de­ment et ne surtout pas atten­dre plusieurs années en espérant une nou­velle généra­tion de PhD. Si l’on veut garder une indus­trie quan­tique en France, nous nous devons d’être attrac­t­ifs. Nous devons con­va­in­cre que nous avons des lab­o­ra­toires et des capac­ités dignes des meilleurs mondiaux.

P. S. : L’enjeu actuel, c’est de ren­dre le cam­pus attrac­t­if, mal­gré tous les bull­doz­ers, sans cafétéria ni ciné­ma. Heureuse­ment, le métro 18 arrive et des restau­rants, des cafés poussent petit à petit. Cela peut sem­bler futile, mais c’est très impor­tant pour attir­er de nou­veaux pro­fils, mais aus­si pour garder des étu­di­ants qui ont par­fois déjà passé plusieurs années dans la région et qui pour­raient être ten­tés d’aller voir ailleurs.

Poster un commentaire