innovation quantique

Innovation quantique et culture francophone : l’exemple du CNRS au Québec

Dossier : QuantiqueMagazine N°779 Novembre 2022
Par Vincent AIMEZ

En con­juguant habile­ment les spé­ci­ficités d’écosystème et de cul­ture dans le monde fran­coph­o­ne, il est pos­si­ble de con­tribuer avan­tageuse­ment au futur de l’industrie quan­tique, tout en réaf­fir­mant et en ancrant dans la durée des mod­èles col­lab­o­rat­ifs unis par la cul­ture francophone.

Le domaine des sci­ences quan­tiques et de ses appli­ca­tions tech­nologiques est en pleine effer­ves­cence. En effet, ce secteur tra­di­tion­nelle­ment dévelop­pé dans les lab­o­ra­toires de recherche se trou­ve mis sur le devant de la scène depuis quelques années, avec une crois­sance majeure des investisse­ments à l’échelle mon­di­ale. Bien que les per­spec­tives liées à ce domaine soient majeures, les démon­stra­tions actuelles se situent prin­ci­pale­ment à l’échelle des lab­o­ra­toires et ne sont pas encore industrialisées.

Cepen­dant le domaine des cap­teurs quan­tiques est prop­ice quant à lui à des appli­ca­tions con­crètes dans un avenir proche. Cette sit­u­a­tion par­ti­c­ulière, dans laque­lle un domaine de recherche fon­da­men­tale doit rapi­de­ment évoluer vers des pro­duits et appli­ca­tions alors que les util­isa­teurs fin­aux ne con­nais­sent pas la tech­nolo­gie en ques­tion mais sont tou­jours intéressés par une bien meilleure per­for­mance ou un coût de revient réduit, est par­ti­c­ulière­ment prop­ice à l’entrepreneuriat et à la créa­tion de nou­velles start-up qui vont « con­necter » les deux mondes.

Une compétition mondiale

Dans ce con­texte de crois­sance majeure, on voit dès à présent des prob­lèmes de pénurie de per­son­nes expertes dans les dif­férents domaines asso­ciés. La com­péti­tion mon­di­ale s’illustre autant sur le plan financier que sur le plan de l’attraction et de la for­ma­tion de per­son­nes haute­ment qual­i­fiées qui répon­dront aux besoins var­iés de cette industrie.

À l’échelle mon­di­ale, on peut dis­tinguer plusieurs straté­gies de développe­ment asso­ciées à des investisse­ments majeurs. Un rap­port récent du Boston Con­sult­ing Group estime ces investisse­ments à une valeur de 450 à 850 G$ au cours des 15–30 prochaines années et on doit s’attendre à ce que les dif­férents écosys­tèmes mon­di­aux se retrou­vent d’une manière ou d’une autre en com­péti­tion active.

En Europe par exem­ple, le vol­ume d’investissements est con­séquent mais la coor­di­na­tion inté­grée entre les dif­férents mem­bres n’est pas encore établie. Les USA et la Chine sont dans le pelo­ton de tête au niveau des investisse­ments et on doit se pos­er la ques­tion de l’approche à suiv­re pour rester dans cette course à l’innovation.

Similitudes entre la France et le Québec

La France tout comme le Cana­da et le Québec en par­ti­c­uli­er ont mis en place des straté­gies nationales quan­tiques. Le Québec de ce point de vue est intéres­sant car, de par sa taille mod­este (8,5 mil­lions d’habitants), il est clair que le suc­cès de la province dans le domaine des sci­ences quan­tiques et des appli­ca­tions tech­nologiques devra pass­er par des approches inno­vantes pour ne pas être « noyé dans la masse ». D’un cer­tain point de vue, la France pour­rait se retrou­ver dans une sit­u­a­tion com­pa­ra­ble à l’échelle mondiale. 

On l’aura com­pris, la dif­férence et le suc­cès des straté­gies à dévelop­per au cours des prochaines décen­nies ne pour­ront pas être gag­nants en se fon­dant unique­ment sur les vol­umes d’investissements financiers dans un con­texte mon­di­al aus­si com­péti­tif. Une approche pour répon­dre à ces ques­tions repose sur l’analyse des écosys­tèmes au sein desquels évolu­ent notam­ment la France et le Québec, soit l’Europe et la prox­im­ité avec l’Afrique d’une part et l’Amérique du Nord d’autre part ; mais aus­si sur un élé­ment essen­tiel qui peut faire la dif­férence, la « cul­ture fran­coph­o­ne » – à ne pas con­fon­dre avec la francophonie. 

Le système français

Par exem­ple, en France le sys­tème de la recherche notam­ment avec le Cen­tre nation­al de la recherche sci­en­tifique (CNRS) repose sur un ensem­ble majori­taire de lab­o­ra­toires mixtes, avec des uni­ver­sités parte­naires sur le ter­ri­toire nation­al où tra­vail­lent un ensem­ble de per­son­nes tal­entueuses majori­taire­ment fran­coph­o­nes mais où aus­si de nom­breuses per­son­nes ne par­lant pas français de manière régulière.

La struc­ture admin­is­tra­tive glob­ale de ces écosys­tèmes est certes com­plexe et asso­ciée à un lot de con­traintes que l’on aimerait pou­voir réduire, mais de nom­breux avan­tages asso­ciés à cette struc­tura­tion ont per­mis de créer des « places fortes » de la sci­ence dans un ensem­ble de domaines de pointe.

Soulignons à cet effet l’annonce du prix Nobel de physique 2022 à trois chercheurs dont Alain Aspect, directeur de recherche émérite du CNRS, pro­fesseur à l’Institut d’optique Grad­u­ate School — Uni­ver­sité Paris-Saclay, pro­fesseur affil­ié avec dis­tinc­tions à l’ENS Paris-Saclay et pro­fesseur asso­cié à l’École poly­tech­nique, tra­vail­lant au Lab­o­ra­toire Charles Fab­ry (Insti­tut d’optique Grad­u­ate School-CNRS, Uni­ver­sité Paris-Saclay), pour ses travaux sur l’intri­ca­tion quan­tique.

En effet, par les dif­férents proces­sus de con­cours nationaux priv­ilé­giant l’excellence mais aus­si par l’ouverture à toutes les per­son­nes tal­entueuses quelle que soit leur orig­ine ou leur cul­ture, la France a su dévelop­per une force en recherche sur un large ensem­ble de domaines sci­en­tifiques, de niveau mondial.

“La France a su développer une force en recherche sur un large ensemble de domaines scientifiques, de niveau mondial.”

Les dif­férents lab­o­ra­toires sont pilotés par des équipes de direc­tion en col­lab­o­ra­tion étroite avec les autorités uni­ver­si­taires et le CNRS en visant le ren­force­ment des domaines d’expertise, ce qui se traduit après plusieurs décen­nies par une con­nais­sance pro­fonde et partagée entre les dif­férents mem­bres des lab­o­ra­toires sur dif­férents sujets de pointe. Les finance­ments octroyés sont très rarement ciblés directe­ment vers des chercheurs indi­vidu­els et sont par con­séquent liés directe­ment à la stratégie sci­en­tifique du lab­o­ra­toire. Cela max­imise les inter­ac­tions entre col­lègues et la mutu­al­i­sa­tion de ressources matérielles et humaines. En ce qui con­cerne l’entrepreneuriat, des struc­tures comme CNRS Inno­va­tion per­me­t­tent, grâce au pro­gramme d’accompagnement RISE, de faire émerg­er des start-up notam­ment dans le domaine quantique.

Le pre­mier fonds d’investissement dédié entière­ment au domaine quan­tique Quan­to­na­tion est né en France sous l’impulsion d’un groupe d’experts recon­nus du monde sci­en­tifique et financier, une ini­tia­tive avant-gardiste qui mérite d’être soulignée surtout dans ce con­texte mon­di­al ultra-compétitif.

Le système québécois

En Amérique du Nord, le finance­ment est très ciblé sur les chercheurs indi­vidu­els, ce qui crée des envi­ron­nements très com­péti­tifs et pas for­cé­ment inscrits sur de longues péri­odes. Cela se traduit par une grande agilité, mais aus­si par des com­péti­tions intens­es à l’intérieur même des uni­ver­sités. Le Québec se situe à l’interface des sys­tèmes français et nord-améri­cain. Les pro­grammes de finance­ment ciblent les chercheurs indi­vidu­elle­ment sans pilotage par un lab­o­ra­toire en par­ti­c­uli­er. Le Con­seil de recherch­es en sci­ences naturelles et en génie (CRSNG) au niveau fédéral a même un pro­gramme de sub­ven­tion à la décou­verte indi­vidu­elle, pour des sub­ven­tions d’une durée de cinq ans renou­ve­lables a pri­ori tout au long de la car­rière des chercheurs, à con­di­tion de rem­porter un concours.

Fait mar­quant, une fois les fonds octroyés, les chercheurs ont la pos­si­bil­ité de faire évoluer leur pro­jet de recherche au-delà du pro­jet présen­té, à con­di­tion de con­va­in­cre le jury d’évaluation tous les cinq ans que leur stratégie sci­en­tifique a été un suc­cès. Cette liber­té académique est par­ti­c­ulière­ment appré­ciée et per­met aux chercheurs con­cernés de pilot­er libre­ment leur car­rière sci­en­tifique. De plus, les fonds de recherche du Québec jouent un rôle rassem­bleur sur dif­férentes thé­ma­tiques fortes dans la province par la créa­tion de « regroupe­ments stratégiques » où les chercheurs provenant des dif­férentes uni­ver­sités col­la­borent et parta­gent leurs infra­struc­tures. Cepen­dant le finance­ment des uni­ver­sités et les straté­gies insti­tu­tion­nelles sont net­te­ment plus autonomes par rap­port au sys­tème français et cela mène à la créa­tion de dif­férents écosys­tèmes pro­pres à l’ADN des dif­férentes institutions.

Des labos du CNRS dans les universités québécoises

Dans le domaine de l’entrepreneuriat, l’université de Sher­brooke (UdeS), située à 150 km à l’est de Mon­tréal, à prox­im­ité des États ruraux du nord des États-Unis, a lancé il y a une dizaine d’années une stratégie entre­pre­neuri­ale dans les domaines des deep tech. Cen­tré sur les étu­di­ants, plutôt que sur les pro­fesseurs-chercheurs, ce mod­èle a été repris avec suc­cès à Mon­tréal et à Québec.

Ce mod­èle s’est dévelop­pé en met­tant en place égale­ment des fonds d’investissement pour appuy­er les jeunes pouss­es dans les pre­mières étapes de leur crois­sance, sans avoir à les expos­er trop tôt sur les marchés. La sit­u­a­tion par­ti­c­ulière de l’UdeS explique en par­tie cette stratégie car, en tant que 4e uni­ver­sité au Québec après l’université de Mon­tréal, l’université McGill et l’université Laval, l’UdeS était la seule en dehors des grands cen­tres urbains et elle a dû se dis­tinguer par son approche péd­a­gogique. Elle se dis­tingue égale­ment par sa stratégie de con­cen­tra­tion des investisse­ments dans des lab­o­ra­toires partagés entre les dif­férents chercheurs et en col­lab­o­ra­tion avec l’industrie.

“Réussir pour la société avant de réussir en société.”

Cette stratégie a notam­ment per­mis à l’UdeS de met­tre sur place une chaîne d’innovation inté­grée (CII) allant des sci­ences quan­tiques à la microélec­tron­ique et cou­vrant des appli­ca­tions de l’échelle du lab­o­ra­toire jusqu’à des lignes de pro­duc­tion indus­trielle cogérées avec l’industrie. La CII a béné­fi­cié de plus de 1 G$ d’investissements au cours des dix dernières années, dont 60 % en prove­nance du secteur privé. Cette approche hybride favorisant les regroupe­ments de chercheurs en interne fait de l’UdeS un mod­èle par­ti­c­ulière­ment com­pat­i­ble avec le sys­tème français. Cela s’illustre par la présence à l’UdeS depuis dix ans du Lab­o­ra­toire CNRS inter­na­tion­al en nan­otech­nolo­gies et nanosys­tèmes (Inter­na­tion­al Research Lab­o­ra­to­ry, IRL-LN2) et du nou­veau Lab­o­ra­toire CNRS inter­na­tion­al fron­tières quan­tiques (IRL-FRQ) inau­guré en 2022.

Trois autres lab­o­ra­toires CNRS de ce type sont égale­ment présents au Québec (uni­ver­sité Laval, uni­ver­sité de Mon­tréal et uni­ver­sité MacGill-École de tech­nolo­gie supérieure ou ÉTS), ce qui représente la plus forte con­cen­tra­tion de lab­o­ra­toires CNRS inter­na­tionaux au niveau mondial.

Une culture commune

On notera comme illus­tra­tion d’une cul­ture com­mune les moti­va­tions des étu­di­ants entre­pre­neurs à la tête des dif­férentes start-up en hautes tech­nolo­gies. La vaste majorité des équipes entre­pre­neuri­ales déclar­ent pri­oris­er l’impact de leurs pro­duits par rap­port au suc­cès com­mer­cial pur. Une sorte d’attachement à « réus­sir pour la société » dans leur domaine d’expertise, avant de « réus­sir en société »… De ce point de vue, la cul­ture fran­coph­o­ne est à nou­veau un élé­ment dis­tinc­tif par rap­port aux mod­èles à suc­cès issus du monde anglo-sax­on, qui priv­ilégient les suc­cès financiers et le réin­vestisse­ment dans dif­férentes aven­tures entre­pre­neuri­ales pas for­cé­ment inter­con­nec­tées entre elles.

Mutualiser les moyens et associer le privé

Face à ce con­stat quelles peu­vent être les straté­gies con­crètes en lien avec la « ges­tion de l’innovation quan­tique » ? Bien que les sommes investies dans les autres écosys­tèmes soient très impor­tantes, en France et au Québec l’accès au finance­ment pour les jeunes entre­pris­es aux pre­mières étapes de leur développe­ment est de bonne qual­ité et cela per­met de stim­uler le pas­sage du lab­o­ra­toire aux pre­mières étapes d’un produit.

Cepen­dant, dans le domaine des deep tech, les investisse­ments en cap­i­tal req­uis par les entre­pris­es pour pass­er du lab­o­ra­toire au monde privé sont majeurs et cette étape con­stitue sou­vent un point de rup­ture pour les entre­pre­neurs, qui doivent alors accepter une majorité de fonds étrangers et sou­vent quit­ter leur écosys­tème pour con­tin­uer à se dévelop­per. En priv­ilé­giant le recours aux dif­férentes plate­formes tech­nologiques établies pour ces entre­pris­es, on peut repouss­er les besoins en investisse­ment en cap­i­tal pro­pre tout en max­imisant les taux d’utilisation de ces plate­formes et leur finance­ment par des frais d’accès.

“Dans le domaine quantique en particulier, la pénurie de personnes expertes à tous les niveaux d’études est un problème fondamental.”

En col­lab­o­ra­tion avec les gou­verne­ments, il est aus­si pos­si­ble de cibler des investisse­ments dans des « mass­es cri­tiques » d’équi­pements sci­en­tifiques gérés non seule­ment via des plate­formes uni­ver­si­taires, mais aus­si par des organ­ismes à but non lucratif cogérés par des acteurs du monde académique et du monde privé. Ain­si en févri­er 2022, le gou­verne­ment du Québec annonçait la créa­tion de la zone d’innovation quan­tique à Sher­brooke avec un investisse­ment ini­tial des parte­naires dépas­sant 400 M$.

Cette approche asso­ciant l’écosystème académique à la sphère privée est par­ti­c­ulière­ment cri­tique pour favoris­er l’attraction de per­son­nel haute­ment qual­i­fié au sein des lab­o­ra­toires de recherche tout en démys­ti­fi­ant le pas­sage entre le secteur pub­lic et le secteur privé au sein de l’écosystème. Dans le domaine quan­tique en par­ti­c­uli­er, la pénurie de per­son­nes expertes à tous les niveaux d’études est un prob­lème fon­da­men­tal et la ges­tion de ces ressources sera un fac­teur de suc­cès aus­si cri­tique que celui des disponi­bil­ités de capitaux.

Des studios quantiques

Avec une telle approche com­pat­i­ble avec les écosys­tèmes français et québé­cois, on peut stim­uler les tech­nolo­gies quan­tiques, que ce soit sur le plan du hard­ware ou sur celui du soft­ware, pour enrichir les écosys­tèmes et les ren­dre encore plus attrayants et dif­fi­ciles à quit­ter. Cette approche con­siste à créer des « stu­dios quan­tiques » con­stru­its sur les forces des écosys­tèmes régionaux béné­fi­ciant de cette cul­ture col­lab­o­ra­tive et de l’accès à ces ressources partagées. Ain­si con­fig­urés, les stu­dios pour­ront sol­liciter directe­ment les dif­férentes équipes académiques pour lancer des travaux de recherche ciblés cor­re­spon­dant à des besoins indus­triels dans le secteur quantique.

Cette approche per­met de cibler dès le début les inno­va­tions liées aux besoins de marché, tout en aug­men­tant le nom­bre de start-up qui seront naturelle­ment ancrées dans ces écosys­tèmes. Sur la base de cette analyse, au-delà du lance­ment de plusieurs Quan­tum Stu­dios qui seraient idéale­ment inter­con­nec­tés, notam­ment en mutu­al­isant les forces de leurs écosys­tèmes respec­tifs entre la France et le Québec, il est très impor­tant de stim­uler la for­ma­tion de per­son­nes expertes dans les vastes domaines cou­verts par les sci­ences quan­tiques en français.

Cela per­me­t­tra à la fois d’alimenter nos lab­o­ra­toires et entre­pris­es, mais aus­si de prof­iter du for­mi­da­ble bassin de tal­ents disponibles dans le réseau fran­coph­o­ne notam­ment en Afrique, sachant qu’une bonne par­tie des études ini­tiales dans ces domaines ne néces­si­tent que peu d’infrastructures matérielles com­plex­es. Les échanges entre ces dif­férents écosys­tèmes de for­ma­tions sont à priv­ilégi­er, notam­ment l’appui aux thès­es de doc­tor­at en cotutelle favorisant une ouver­ture sci­en­tifique et cul­turelle maximisée.

Poster un commentaire