Produire dans l’Europe à Vingt-Cinq : réalité et idées reçues

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°618 Octobre 2006
Par Jean BOSCHAT (86)
Par Nicolas BEAUGRAND (94)

Notre expéri­ence d’ac­com­pa­g­ne­ment de nos clients nous a amenés à un con­stat clair : mal­gré (à cause de ?) la masse d’in­for­ma­tions disponibles sur le sujet, de nom­breuses « idées reçues » sub­sis­tent sur ces ques­tions. Encore aujour­d’hui, ces a pri­ori trans­for­ment la réflex­ion économique en débats de con­vic­tions, paral­y­sent les proces­sus de déci­sion, et, in fine, peu­vent con­duire les entre­pris­es à ren­dre les mau­vais arbi­trages. Pour­tant, la plu­part de ces idées reçues ne résis­tent pas longtemps à l’épreuve des faits et méri­tent qu’on leur « torde le cou » une fois pour toutes.

Idée reçue n° 1 : « L’avantage de coût de main-d’œuvre n’est pas pérenne »

« Vous allez voir, l’in­fla­tion et les aug­men­ta­tions de salaire vont vite réduire le dif­féren­tiel de coût à la por­tion con­grue » : argu­ment mas­sue, le plus fréquent, remet­tant en cause la péren­nité de tout pro­jet d’im­plan­ta­tion dans un pays à bas coûts.

Certes, des aug­men­ta­tions de coûts salari­aux de 10 % à 15 % par an ne sont pas rares. Toute­fois, le dif­féren­tiel de salaire en valeur absolue ne se résorbe pas aus­si vite que l’on pour­rait le penser (cf. fig­ure 1) : une aug­men­ta­tion de 10 % du salaire d’un opéra­teur slo­vaque, soit 4 000 € annuels, engen­dre un sur­coût de 400 €. Pen­dant ce temps, une aug­men­ta­tion « clas­sique » de 2 % du coût du tra­vail d’un opéra­teur français (soit 30 000 €) engen­dre un sur­coût de l’or­dre de 600 €.

À cet égard, un regard his­torique sur l’Es­pagne et le Por­tu­gal est riche d’en­seigne­ments (cf. fig­ure 2) : le coût du tra­vail ouvri­er dans ces pays représen­tait au milieu des années soix­ante-dix respec­tive­ment 60 % et 35 % du coût con­staté en France. En 2002, soit plus de quinze ans plus tard, ces ratios étaient encore de 70 % et 30 %. L’é­cart est donc resté rel­a­tive­ment sta­ble mal­gré l’ad­hé­sion à la Commu­nauté européenne en 1986.

Enfin, si l’on peut sans doute s’atten­dre à une lente con­ver­gence des niveaux de vie et des salaires, celle-ci se fera sur une échelle de temps sans rap­port avec celle d’un investisse­ment indus­triel. On investit aujour­d’hui dans une usine avec une per­spec­tive de dix à vingt ans et le retour sur investisse­ment d’un tel pro­jet est générale­ment inférieur à cinq ans.

En pra­tique, si des décep­tions exis­tent dans le domaine des coûts, elles relèvent davan­tage de busi­ness plans mal pré­parés et exagéré­ment opti­mistes que d’une réal­ité macroéconomique.


Idée reçue n° 2 : « Les coûts et la complexité logistique rendent le projet irréaliste »

L’ar­gu­ment logis­tique appa­raît aus­si fréquem­ment dans le débat : « Vous ver­rez lorsque vos pro­duits seront blo­qués par la neige en Pologne »…

Certes, la qual­ité des infra­struc­tures logis­tiques est un élé­ment déter­mi­nant du pro­jet : le réseau autorouti­er en République tchèque ou dans l’ouest de la Slo­vaquie est d’excel­lente qual­ité, con­traire­ment à l’est de la Slo­vaquie ou à la Pologne. Cepen­dant, même dans des con­trées apparem­ment reculées, des indus­triels parvi­en­nent à maîtris­er leurs flux logis­tiques : l’u­sine de com­posants Bosch Siemens de Michalovche (est de la Slo­vaquie) livre quo­ti­di­en­nement une ving­taine de camions et four­nit l’Alle­magne, l’I­tal­ie, l’An­gleterre, les États-Unis…

Là encore, il suf­fit de se pencher sur une carte pour con­stater que la fron­tière est de la Slo­vaquie n’est géo­graphique­ment pas plus éloignée de Paris que le sud de l’Es­pagne ou de l’Italie.

Certes, les for­mal­ités aux fron­tières ont été pénal­isantes en ter­mes de temps de trans­port routi­er jusqu’à récem­ment ; l’élar­gisse­ment récent de la Commu­nauté européenne devrait toute­fois remédi­er à cette difficulté.

En pra­tique, on s’aperçoit que les prob­lèmes ren­con­trés par cer­taines entre­pris­es relèvent davan­tage d’une mau­vaise maîtrise de la Sup­ply Chain ou d’un manque de relais locaux que de réels prob­lèmes structurels.

Idée reçue n° 3 : « La productivité de la main-d’œuvre locale est inférieure à celle des pays d’Europe de l’Ouest »

Par exem­ple, on entend fréquem­ment que la pro­duc­tiv­ité en Europe de l’Est serait inférieure à celle d’Eu­rope de l’Ouest. Pour­tant, si l’on réflé­chit de manière prag­ma­tique, quelle dif­férence struc­turelle pour­rait bien faire qu’un opéra­teur d’assem­blage slo­vaque, tchèque ou hon­grois pro­duirait moins de pièces par jour qu’un opéra­teur réal­isant les mêmes tâch­es en France, en Alle­magne ou aux États-Unis ?

En réal­ité, cette vision biaisée de la réal­ité nous vient en grande par­tie des… écon­o­mistes. En effet, les mesures de pro­duc­tiv­ité pra­tiquées par les organ­ismes offi­ciels se basent sur des mesures de PIB par heure tra­vail­lée (cf. fig­ure 3).

Ces mesures, pour la ques­tion qui nous intéresse, présen­tent plusieurs effets pervers :

mesurées en dol­lars ou en euros, elles ne ren­dent pas pure­ment compte d’une pro­duc­tion en volumes ;
 cal­culées par pays, elles sont influ­encées par la nature même de l’éco­nomie du pays : une économie à dom­i­nante agri­cole génér­era un PIB par heure tra­vail­lée inférieur à une économie de services ;
 surtout, elles ne ren­dent pas compte de l’ar­bi­trage cap­i­tal-tra­vail : dans un pays à faible coût de main-d’œu­vre, les investisse­ments dits « de pro­duc­tiv­ité » se jus­ti­fient moins. Pour un vol­ume de pro­duc­tion don­né, on aura donc plus de main-d’œu­vre dans un pays à bas coûts mais beau­coup moins de capital.

On con­state ain­si que les don­nées macroé­conomiques doivent être maniées et inter­prétées avec discernement.
Enfin, cer­tains argueront que, par exem­ple, trente ans de com­mu­nisme ont lais­sé des traces en Europe de l’Est en ter­mes de goût de l’ef­fort et d’ardeur au tra­vail… C’est sans doute vrai (quoique de moins en moins) en moyenne. Mais là encore, les entre­pris­es implan­tées sur place qui pren­nent la peine de sélec­tion­ner et de for­mer leurs col­lab­o­ra­teurs parvi­en­nent à sur­mon­ter ce problème.

Au con­traire, le fait de démar­rer une unité de pro­duc­tion « From scratch » dans un pays à bas coûts per­met de met­tre directe­ment en œuvre un cer­tain nom­bre de bonnes pra­tiques. Ces mêmes pra­tiques, pour être implan­tées en France ou en Alle­magne, néces­siteront de longues négo­ci­a­tions et de red­outa­bles efforts en ter­mes de ges­tion du change­ment. Ain­si, deux équipemen­tiers auto­mo­biles nous ont déclaré que leurs usines européennes les plus per­for­mantes en ter­mes de pro­duc­tiv­ité se trou­vent pour l’un en Hon­grie, pour l’autre en Pologne…

Idée reçue n° 4 : « Il faut utiliser les usines dans les pays à bas coûts pour les produits en fin de vie »

Aujour­d’hui encore, cer­tains sou­ti­en­nent que lancer directe­ment de nou­velles lignes de pro­duits dans des usines situées dans des pays à bas coûts con­stitue un risque inac­cept­able. La maîtrise des procédés et des process n’y serait pas aus­si bonne que dans les usines « his­toriques » du groupe, les ingénieurs n’y seraient pas assez per­for­mants, la qual­ité serait insuff­isam­ment présente dans les men­tal­ités. Ain­si, au sein du dis­posi­tif indus­triel, les usines des pays à bas coûts ne seraient des­tinées à recevoir que les pro­duits en fin de vie, fab­riqués sur des équipements plus ou moins obsolètes.

Cette approche, là encore, trou­ve très vite ses lim­ites : de nom­breuses entre­pris­es réus­sis­sent à trou­ver des ingénieurs d’ex­cel­lente qual­ité dans des pays à bas coûts. Au con­traire, sou­vent con­fron­tées à un chô­mage endémique, les autorités locales font preuve d’une adap­ta­tion exem­plaire en ter­mes de for­ma­tion. Plusieurs des entre­pris­es que nous avons pu ren­con­tr­er en Pologne, en République tchèque ou en Slo­vaquie ont établi des parte­nar­i­ats avec les uni­ver­sités locales de manière à dis­pos­er des for­ma­tions et des tal­ents adap­tés à leurs besoins spécifiques.

S’il faut, bien enten­du, du temps pour trans­fér­er le savoir-faire néces­saire à la maîtrise du lance­ment de nou­veaux pro­duits, il s’ag­it de gér­er con­ven­able­ment une tran­si­tion et non d’un hand­i­cap structurel.

Enfin, un cer­tain nom­bre d’en­tre­pris­es, notam­ment des équipemen­tiers auto­mo­biles, ayant ten­té une telle approche par le passé l’ont vite aban­don­née pour deux raisons :

 le principe de trans­fér­er des lignes de pro­duc­tion en fonc­tion du cycle de vie du pro­duit génère des sur­coûts importants ;
 il est dif­fi­cile de motiv­er le per­son­nel d’une usine dans de telles conditions.

Si l’on trou­ve encore aujour­d’hui quelques usines fonc­tion­nant suiv­ant cette « philoso­phie », celles que nous avons vis­itées sont loin de con­stituer des « Best prac­tices » et ten­dent fort heureuse­ment à devenir l’exception.

On vient de le voir, la plu­part des idées reçues en ter­mes d’im­plan­ta­tion dans des pays à bas coûts ne résis­tent ni à l’analyse ni à l’épreuve des faits. Certes, il ne faudrait pas pour autant en déduire que tout pro­jet d’im­plan­ta­tion est économique­ment jus­ti­fié et que la mise en œuvre ne com­porte pas de risque. Des échecs exis­tent encore aujour­d’hui. Ils sont liés par­fois à des choix stratégiques erronés (pari sur des marchés locaux sures­timés, pro­jec­tions économiques erronées…) et, assez fréquem­ment, à des erreurs dans la mise en œuvre (manque de pré­pa­ra­tion, plan­ning irréal­iste, sous-esti­ma­tion des spé­ci­ficités locales…).

Quoi qu’il en soit, ces échecs ne sauraient servir de pré­texte à des con­clu­sions à l’emporte-pièce quant au bien-fondé de la démarche.

En effet, sou­vent brandies face au spec­tre de la désin­dus­tri­al­i­sa­tion, ces idées reçues ne ser­vent générale­ment qu’à se voil­er la face dans un con­texte con­cur­ren­tiel glob­al, mou­vant et difficile.

Au con­traire, les entre­pris­es qui réus­sis­sent sont celles qui, lucides et respon­s­ables, évi­tent les com­bats d’ar­riè­re-­garde et essaient d’an­ticiper et de con­cili­er intel­ligem­ment les oppor­tu­nités offertes par la glob­al­i­sa­tion avec le main­tien de leur implan­ta­tion historique.

À tra­vers une analyse factuelle et détail­lée des lois économiques de l’entre­prise, de ses marchés présents et futurs, de ses réal­ités et con­traintes opéra­tionnelles ces entre­pris­es parvi­en­nent à repenser leur organ­i­sa­tion, leurs process et leurs marchés dans une per­spec­tive globale.

Loin de tout a pri­ori… et de toute idée reçue !

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