Bernanos écrivant

Présence de Bernanos

Dossier : ExpressionsMagazine N°545 Mai 1999Par Gérard PILÉ (41)

Avant-propos

Le précé­dent arti­cle (décem­bre 1998) avait été con­sacré à un pre­mier et rapi­de sur­vol des Écrits de com­bat qui cou­vrent les dix dernières années (1938 à 1948) de la vie de cet écrivain hors normes, aus­si prompt à s’en­gager totale­ment au ser­vice de la France libre que soucieux après la Libéra­tion de sauve­g­arder son indépen­dance et sa lib­erté d’expression. 

Nous avons souligné l’in­ten­sité de son dia­logue avec l’his­toire qui nous rat­trape tou­jours quand nous ne l’at­ten­dons pas, sa vision épique de l’an­ci­enne France chré­ti­enne, fidèle, fière, libre, son atten­tion priv­ilégiée à celle de Louis XVI si por­teuse d’un souf­fle de libéral­isme et ouverte au monde, telle­ment plus jeune, généreuse et sûre d’elle-même que la nôtre. Ceci l’amène à juger sans par­ti pris la Révo­lu­tion, gond sur lequel tourne la porte de l’his­toire française, comme une ten­ta­tive légitime ayant mal­heureuse­ment échoué dans ses des­seins pre­miers, en appelant à une autre, défen­dant les droits et la dig­nité du pau­vre, instau­rant une véri­ta­ble fra­ter­nité entre les peuples… 

N’en sou­ri­ons pas : Bernanos était de cette race de Français plus nom­breux qu’on ne l’a dit à ressen­tir d’au­tant plus pro­fondé­ment l’hu­mil­i­a­tion de la défaite et l’abîme où était tombée sa patrie, qu’il avait une idée plus élevée de son passé, de son hon­neur, de sa voca­tion par­mi les nations. 

Ce n’est d’ailleurs pas sim­ple fan­taisie d’artiste si le sculp­teur anglais Chat­t­away, chargé de l’exé­cu­tion de son buste, fasciné par son mod­èle à la lec­ture de ses œuvres, avait pris le par­ti auda­cieux d’une fig­u­ra­tion intem­porelle, celle d’un vis­age mod­elé en forme de heaume, évo­quant sym­bol­ique­ment l’idée d’un cheva­lier des temps modernes. 

Que de lances en effet n’a-t-il pas rompues pour rétablir la vérité des faits, rap­pel­er la dimen­sion sacrée de l’homme ! 

On se pro­pose désor­mais d’ap­pro­fondir sa vision du proces­sus his­torique ayant con­duit en deux siè­cles la civil­i­sa­tion occi­den­tale au seuil d’une méta­mor­phose, d’un emballe­ment sans précé­dent où les repères devenus fugi­tifs ren­dent le futur plus imprévis­i­ble que jamais. 

Il n’est sans doute pas super­flu pour éviter tout malen­ten­du de rap­pel­er d’abord claire­ment l’e­sprit de la démarche du “chré­tien Bernanos” dans sa quête d’une intel­li­gi­bil­ité d’or­dre supérieur du cours de l’his­toire, d’un rythme spir­ituel caché dans la suc­ces­sion des événe­ments aux­quels sont plus sen­si­bles que d’autres les hommes de foi et d’amour. 

Nous avons vu qu’à ses yeux (comme à ceux du général de Gaulle d’ailleurs) la France, à tra­vers les vicis­si­tudes de son his­toire et au risque de son des­tin, était une “per­son­ne” au sens mys­tique du terme, c’est-à-dire ayant une voca­tion (voca­tus : “appelé”) sin­gulière de par­tic­i­pa­tion au des­sein mis­éri­cordieux de Dieu sur l’hu­man­ité dont il n’est peut-être pas inutile de rap­pel­er briève­ment les prémiss­es : Dieu se révèle gradu­elle­ment à Israël, petit peu­ple élu à cette fin, préféré aux “puis­sants” de la terre. La théo­phanie de l’Écri­t­ure, de Moïse au Christ, nous le présente à l’im­age d’un père envers son enfant, lui enseignant le bien et le mal, l’ad­mon­es­tant, le pré­parant patiem­ment à son rôle d’adulte respon­s­able, appelé à user de sa pleine lib­erté le moment venu. Que serait en effet cette dernière sans le retrait silen­cieux du père… espérant tou­jours le retour du “fils prodigue”. Tel est bien à son niveau d’in­tel­li­gi­bil­ité pour l’homme ce que nous livre la Bible du mys­tère de sa liberté. 

Si nous nous sommes per­mis ce rap­pel, c’est pour mieux met­tre en évi­dence la réponse implicite de Bernanos à l’in­ter­pel­la­tion obsé­dante de notre siè­cle de fer et de sang : Pourquoi Dieu, s’il existe, laisse-t-il faire ? 

Ses romans comme ses Écrits de com­bat (en par­ti­c­uli­er Les Grands Cimetières sous la lune) nous sug­gèrent la même réponse que celle magis­trale­ment résumée par un théolo­gien belge con­tem­po­rain Adolphe Gesché : Le Silence de Dieu, c’est à nous de le rompre. C’est bien ce que ne cesse de dire et de faire Bernanos quand il dénonce la pas­siv­ité de ses core­li­gion­naires (… C’est vous qui man­quez au monde…) ; les com­pro­mis­sions de l’Église espag­nole (… Je reçois les coups que je vous porte…) ; cer­tains silences trop diplo­ma­tiques… Quand il invite aus­si les chré­tiens à vivre davan­tage en com­mu­nion d’e­sprit avec Nos amis les Saints débar­rassés de leur colo­riage sulpicien, telle Thérèse de Lisieux, cette grande sainte des temps mod­ernes, elle aus­si soumise à l’épreuve de la nuit de la foi, dont il nous est rap­porté (par le béné­dictin alle­mand Jor­dan) que les Novis­si­ma Ver­ba ne quit­taient pas la table de chevet de Bernanos au Brésil. 

Si la foi et plus encore l’e­spérance sont bien, comme chez Péguy, les ressorts pro­fonds de ses écrits, ne nous y trompons pas. Bernanos est avant tout un réal­iste, scep­tique sur les spécu­la­tions de l’e­sprit, réfrac­taire aux expli­ca­tions “sur­na­turelles”. Si à ses yeux l’his­toire est réelle­ment le théâtre par excel­lence du déploiement de la lib­erté, de la rai­son et plus encore… de la dérai­son humaines, elle reste suff­isam­ment prodigue en signes vis­i­bles chargés de sens pour l’homme sans qu’il exige encore des “mir­a­cles“1.

Soyons plus explicite : il existe indu­bitable­ment une “matéri­al­ité” de l’his­toire, une causal­ité autonome des événe­ments dont la com­plex­ité échappe à notre enten­de­ment, vite décon­certé par l’ir­ra­tionnel, l’i­nat­ten­du, l’ac­ci­den­tel qui en mod­i­fient si sou­vent le cours. Il existe aus­si, sous-jacente, plus sub­tile une face “interne” ou, si l’on préfère, une “inter­face” de l’his­toire en con­tact avec la lib­erté humaine au tra­vail dans le fond plus ou moins obscur des con­sciences, toute une mat­u­ra­tion souter­raine faite de change­ments d’at­ti­tude dans les façons d’ex­is­ter au présent et de se pro­jeter dans le futur. Dans une société cou­tu­mière, rel­a­tive­ment immo­bile, la rareté des symp­tômes per­cep­ti­bles témoigne du poids des habi­tudes et d’une cer­taine léthargie de la lib­erté. Celle-ci se réveille et révèle sa pro­fondeur, la vraie dimen­sion du com­bat qui est le sien, surtout dans les phas­es cri­tiques de trans­for­ma­tion rapi­de des modes de vie, de tra­vail, mais aus­si à tra­vers des épreuves de toutes sortes, guer­res, mis­ère, cap­tiv­ité… où l’ex­cès du mal rap­pelle impérieuse­ment la néces­sité du bien. 

Or, Bernanos, ce grand nomade amoureux des “routes du monde”, pas­sion­né de lib­erté, a vécu inten­sé­ment la péri­ode la plus trag­ique et la plus meur­trière de l’his­toire, celle de deux guer­res à vingt ans d’in­ter­valle. Essayons de capter sa vision de l’his­toire, en faisant abstrac­tion des préjugés que nous pou­vons avoir à son endroit voire du scep­ti­cisme dilet­tante de Paul Valéry : L’his­toire jus­ti­fie ce que l’on veut, elle n’en­seigne rigoureuse­ment rien, car elle con­tient tout et donne des exem­ples de tout.

Revenons aux Écrits de com­bat qui, on l’a déjà dit, ne se lais­sent pas résumer : réac­tions à chaud aux événe­ments ou réflex­ions plus mûries, ils se gar­dent de toute pré­ten­tion didac­tique. Jour­nal­iste ou con­férenci­er, l’au­teur, homme de con­vic­tion, se livre plus qu’il n’ar­gu­mente, en sorte que ses éclats sou­vent provo­ca­teurs peu­vent paraître super­fi­ciels et don­ner prise au doute. Com­prenons en défini­tive que ce grand intu­itif et nomade, aimant tra­vers­er l’e­space, nous sug­gère cer­tains chem­ine­ments, priv­ilégiés à ses yeux, lais­sant libre cha­cun de s’y engager avec son pro­pre regard. Voici ceux que nous avons sélec­tion­nés, par­mi d’autres, comme bases de départ de nos investigations. 

Le cap­i­tal­isme et le total­i­tarisme ne sont que deux aspects de la pri­mauté de l’économique…
… Les démoc­ra­ties sont déjà des dic­tatures économiques…
Par un para­doxe étrange, c’est au nom du libéral­isme que le cap­i­tal­isme nais­sant sac­ri­fi­ait l’homme libre à ce même impi­toy­able déter­min­isme des choses que nous dénonçons dans le marx­isme. En faisant de la société une sim­ple machine à pro­duire, il la vidait par exténu­a­tion des forces spir­ituelles indis­pens­ables pour la main­tenir à un cer­tain niveau d’humanité…
… Le cap­i­tal­isme a été jusqu’i­ci le meilleur et le plus effi­cace instru­ment de la total­i­tari­sa­tion du monde.

Nous fixe­rons ensuite notre atten­tion sur un long extrait d’une con­férence pronon­cée par Bernanos aux “Ren­con­tres inter­na­tionales de Genève” le 12 sep­tem­bre 1946 après qu’il eut tra­ver­sé l’Alle­magne, ses villes effon­drées, sa pro­fonde nuit. L’an­cien com­bat­tant de la Pre­mière Guerre mon­di­ale ne nour­rit aucune haine con­tre le peu­ple alle­mand dont il a appris à estimer les qual­ités (out­re la langue, la cul­ture, une sen­si­bil­ité à la musique de Wag­n­er…). Dans cette con­férence alors très suiv­ie, Bernanos essaie de répon­dre à la ques­tion suiv­ante : Com­ment la vieille civil­i­sa­tion de l’Eu­rope a‑t-elle pu se laiss­er con­t­a­min­er, se ren­dre com­plice de l’émer­gence en son sein d’une telle contre-civilisation ? 


Au Brésil : J’écris dans les salles des cafés ain­si que j’écrivais jadis dans les wag­ons de chemin de fer, pour ne pas être dupe de créa­tures imag­i­naires, pour retrou­ver d’un regard jeté sur l’in­con­nu qui passe, la juste mesure de la joie ou de la douleur.
Les Grands Cimetières sous la lune) 


J’ai vu le spec­tre de l’Eu­rope. J’ai vu le spec­tre de l’an­ci­enne chré­tien­té. L’Alle­magne était une espèce de chré­tien­té, la Prusse en a fait une nation armée. Hitler a fait de cette nation armée une masse irré­sistible, un bloc d’airain si com­pact que, pour le bris­er, l’Eu­rope s’est peut-être brisée elle-même… Et main­tenant nous com­prenons très bien que l’Alle­magne eût pu être sauvée par une poignée d’hommes libres dont l’ex­em­ple et le mar­tyre eussent empêché de se soud­er la masse alle­mande lorsqu’il en était temps encore. Le monde ne sera sauvé que par des hommes libres, en par­lant ain­si je reste fidèle à la tra­di­tion de l’Eu­rope, je rends témoignage à la tra­di­tion de mon pays qui ne fut pas seule­ment au cours des siè­cles la rai­son lucide mais le cœur enflam­mé de l’Europe. 

… Si grands que soient les crimes de l’Alle­magne, je ne crois pas qu’il soit digne de son passé, des ser­vices ren­dus par elle à la civil­i­sa­tion d’en rejeter sur ce peu­ple la respon­s­abil­ité tout entière. Je ne par­le pas ain­si en vue de favoris­er l’avène­ment de la ” bonne Alle­magne ” dont on pré­tend réveiller les bons instincts grâce à la représen­ta­tion du film de Char­lot (allu­sion au Dictateur). 

J’ai tou­jours pen­sé dès avant 1914 que l’Alle­magne présen­tait des symp­tômes d’une forme par­ti­c­ulière­ment grave, d’une forme suraiguë de la per­ver­sion uni­verselle, qu’elle avait même large­ment dépassé la péri­ode d’in­cu­ba­tion, pour la rai­son sans doute qu’elle offrait moins de résis­tance au mal.p

L’Alle­magne est une chré­tien­té man­quée, je veux dire plus man­quée que les autres, une chré­tien­té anormale… 

Elle n’est pas le péché de l’Eu­rope mais celui du monde mod­erne tout entier… où les peu­ples s’y cor­rompent l’un après l’autre… 

L’Eu­rope chré­ti­enne s’est déchris­tian­isée. Ce phénomène n’échap­pait pas aux obser­va­teurs… Devenus déjà pro­fondé­ment étrangers à l’e­sprit du chris­tian­isme, entêtés à n’y voir qu’une morale, ils notaient avec soulage­ment que le nom­bre des dél­its n’aug­men­tait pas d’une manière sen­si­ble. À sup­pos­er que la reli­gion fût encore utile à la répres­sion des mau­vais instincts, le péril ne sem­blait pas très pres­sant et d’ailleurs il ne parais­sait guère devoir pren­dre la société au dépourvu. 

… Les man­i­fes­ta­tions du mal ne furent pas celles que l’on attendait… 

… L’an­i­mal total­i­taire, l’an­i­mal de proie tour à tour bour­reau ou sol­dat, con­struc­teur ou démolis­seur, faiseur d’or­dre ou de chaos, tou­jours prêt à croire ce qu’on lui dit, à exé­cuter ce qu’on lui com­mande, est une espèce lente à venir. Il lui faut pour naître un cer­tain cli­mat d’a­n­ar­chie et comme de dés­in­té­gra­tion intel­lectuelle. Les policiers étaient à leurs postes pour réfrén­er tout mou­ve­ment révo­lu­tion­naire venu des bas-fonds. L’É­tat prodiguait des mil­liards dans le but de combler le plus rapi­de­ment pos­si­ble par l’in­struc­tion oblig­a­toire le vide lais­sé dans les cerveaux libérés des antiques croy­ances superstitieuses… 

La révo­lu­tion n’é­tait pas dans les bas-fonds, elle était dans ces milieux où l’homme du XIXe siè­cle ne croy­ait voir que des amis de l’or­dre, des bien­fai­teurs… Com­ment se serait-il méfié des philosophes ? (… Hegel et Marx) 

… L’ex­pan­sion prodigieuse de l’URSS est un pro­duit de la cul­ture alle­mande exportée en Russie, ayant trou­vé dans l’e­sprit absolu de Hegel et l’homme social de Marx un instru­ment à la mesure de son ambi­tion dévo­rante, de son sens ver­tig­ineux du per­pétuel devenir, de l’URSS qui s’ef­force en ce moment de jeter les bases d’un monde nou­veau. Il ne s’ag­it pas de con­damn­er Hegel et Marx, parce qu’ils sont de grands Alle­mands, mais le fait que l’im­mense Russie avec ses ressources inépuis­ables se soit organ­isée selon les con­cep­tions de Marx et de Hegel doit nous paraître un événe­ment beau­coup plus impor­tant que la défaite mil­i­taire nazie… 

Hegel, Marx, c’est sans sur­prise que nous voyons désign­er ces deux philosophes, surtout le sec­ond, comme ayant joué un rôle essen­tiel dans la genèse des deux total­i­tarismes ayant fail­li sub­ver­tir l’Eu­rope et sa vieille civil­i­sa­tion. Mais il faut, nous dit Bernanos, remon­ter plus haut et élargir notre champ de vision : toutes les idéolo­gies met­tant l’homme au ser­vice de l’é­conomie et lui accor­dant une pri­mauté absolue sont his­torique­ment par­entes et présen­tent des dan­gers ana­logues, plus ou moins fla­grants et vis­i­bles, pour la lib­erté humaine, men­acée par la main­mise des États ou de l’ar­gent sur les activités. 

Suiv­ons le chem­ine­ment de la pen­sée de Bernanos telle qu’elle se fait jour et mûrit dans sa retraite brésili­enne. Il n’ig­nore rien des orig­ines anglo-sax­onnes du matéri­al­isme économique. L’au­teur de la Let­tre aux Anglais leur rap­pelle seule­ment des faits ayant mar­qué un tour­nant his­torique où ils ont joué un rôle de pio­nniers. Il n’en fait pas pour autant grief à nos voisins d’outre-Manche puisque dans le même temps il remet le sort de sa patrie entre leurs mains. 

L’idéolo­gie alle­mande, encore con­fuse au début du XIXe siè­cle, va se trou­ver devant ce fait accom­pli et en tir­er la leçon, c’est-à-dire l’as­sim­i­l­er, le théoris­er à sa manière, l’in­té­gr­er par antic­i­pa­tion au sein d’un nation­al­isme en puis­sance. Ce sera la tâche de Hegel, auteur d’un impres­sion­nant sys­tème philosophique appelé à servir de référence qua­si incon­tourn­able à tous ses suc­cesseurs : sorte de fresque panoramique pré­ten­dant cou­vrir tout le champ des grandes ques­tions : religieuses, sociales, poli­tiques, de droit, d’esthé­tique, etc., et surtout leur apporter des répons­es pra­tiques en sacral­isant le rôle de l’É­tat, tuteur de l’in­di­vidu, guide suprême de sa destinée. 

Après Hegel, se récla­mant des mêmes textes fon­da­teurs de l’é­conomie du futur, mais en tirant des con­clu­sions en apparence diamé­trale­ment opposées vient Marx. Ce dernier, comme on le sait, ne voit d’autre alter­na­tive à la con­fis­ca­tion par le “cap­i­tal” de la plus-val­ue du tra­vail, que l’ap­pro­pri­a­tion col­lec­tive pure et sim­ple des moyens de pro­duc­tion et le ren­verse­ment de “l’É­tat bour­geois” qui cau­tionne cette aliénation. 

L’ob­jet de cet arti­cle est d’es­say­er d’y voir plus clair et de mieux mesur­er le crédit à accorder au diag­nos­tic for­mulé par Bernanos, tout en prenant bien con­science du car­ac­tère ingrat de cet exa­m­en qui oblige à chang­er totale­ment de reg­istre, à courir un risque vis-à-vis des lecteurs dont beau­coup ne sont peut-être pas loin de partager l’avis de Bernanos avouant un jour de las­si­tude : Les penseurs assom­ment, surtout quand il s’ag­it de Hegel si étranger à notre cul­ture et à notre con­cep­tion de la civilisation. 

Faisons observ­er incidem­ment que ces mod­estes réflex­ions peu­vent nous aider par­al­lèle­ment à mieux com­pren­dre le désar­roi actuel de nos parte­naires européens d’outre-Rhin dans leur quête d’i­den­tité cul­turelle (cf. La Jaune et Rouge de jan­vi­er 1998). 

Du libéralisme “utopique” au capitalisme

… Apporter le bon­heur sous la seule forme qu’ils
con­nais­sent de lui, les marchandises…

Let­tre aux Anglais 

Tous ceux qui s’in­téressent à l’his­toire de l’é­conomie poli­tique se sou­vi­en­nent de l’anec­dote du dia­logue entre Ques­nay et le dauphin (le futur Louis XVI) se plaig­nant de la dif­fi­culté d’as­sumer la charge royale : 

« Eh bien que feriez-vous donc si vous étiez roi ?
— Mon­sieur, je ne ferais rien.
— Et qui gouvernerait ?
— Les lois. » 

Quelles lois ? En pre­mier lieu, aux yeux des phys­iocrates, les lois toutes faites, celles de l’har­monie naturelle ren­dant inutile voire nuis­i­ble la médi­a­tion poli­tique entre les hommes. Les rap­ports entre les hommes ne sont-ils pas fon­da­men­tale­ment régis par le besoin et l’in­térêt con­cil­iés dans le marché, étranger par sa nature à la sphère du poli­tique, capa­ble d’au­tonomie grâce au mécan­isme autorégu­la­teur des prix2.

En réal­ité la mon­tée du cre­do libéral au cours du XVIIIe siè­cle français était déjà per­cep­ti­ble dans L’e­sprit des lois de Mon­tesquieu prô­nant les ver­tus du com­merce comme moyen d’adoucir les mœurs et de favoris­er la paix.

Tur­got allait met­tre à l’or­dre du jour la libéra­tion pro­gres­sive du com­merce intérieur freiné et renchéri par une cas­cade archaïque de douanes, péages, bar­rières d’oc­troi tan­dis que la libre cir­cu­la­tion du tra­vail était entravée, tant d’un emploi à un autre que d’un lieu à un autre (surtout en Angleterre). On sait que sa dis­grâce avait mis fin à cette volon­té réformatrice. 

L’idée de marché est bien à la base de l’his­toire de la moder­nité, étant moins un con­cept économique qu’une reven­di­ca­tion d’au­tonomie très vite perçue comme la voie priv­ilégiée de l’é­man­ci­pa­tion de la société civile vis-à-vis du pou­voir politique. 

C’est en réal­ité aux écon­o­mistes anglais et surtout écos­sais que l’on doit l’ap­pro­fondisse­ment et la dif­fu­sion de ces idées nou­velles : Hume, Stew­art, God­win Paine…, Adam Smith, plus par­ti­c­ulière­ment à ce dernier, auteur du célèbre livre Recherch­es sur la nature et les caus­es de la richesse des nations (1776). Smith n’in­vente rien mais éla­bore une claire syn­thèse des idées de ses prédécesseurs écos­sais et aus­si français (tels Ques­nay, Dupont de Nemours, Can­til­lon, Tur­got, Con­dorcet…). Cet ouvrage inau­gur­al d’une nou­velle et véri­ta­ble Sci­ence de la richesse (seule­ment traduit en français en 1800) va con­naître en Europe occi­den­tale un suc­cès extra­or­di­naire, exercer une influ­ence déci­sive sur l’ori­en­ta­tion des idées au siè­cle suiv­ant à la fois des écon­o­mistes et des philosophes, inspi­rant plus spé­ciale­ment Hegel et Marx comme nous le verrons. 

Bor­no­ns-nous ici à soulign­er quelques points essen­tiels chez Smith. D’abord son optique réduc­trice du marché aux seuls échanges de biens matériels, fruits du labeur surtout manuel3, approche résul­tant d’un choix éthique délibéré : Smith oppose le tra­vail ” pro­duc­tif ” au tra­vail ” impro­duc­tif “, bous­cu­lant ain­si une hiérar­chie tra­di­tion­nelle des valeurs et des util­ités sociales. 

… Le sou­verain par exem­ple ain­si que tous les autres mag­is­trats… Quelques-unes des pro­fes­sions les plus graves et les plus impor­tantes, quelques-unes des plus friv­o­les doivent être rangées dans cette même classe : les ecclési­as­tiques, les gens de loi, les médecins, les gens de let­tres de toute espèce ain­si que les comé­di­ens, les farceurs, les musi­ciens, les chanteurs, les danseurs d’opéra… 

On imag­ine le beau scan­dale provo­qué par un tel ren­verse­ment des préséances dans les upper class­es, out­rées de se retrou­ver en si petite com­pag­nie et, comble d’in­so­lence, par­mi les parasites. 

L’É­tat est par excel­lence, aux yeux de Smith, la sphère de dis­si­pa­tion de la richesse, c’est pourquoi son rôle doit être lim­ité au strict néces­saire : C’est donc une sou­veraine incon­séquence et une extrême pré­somp­tion de la part des princes et des min­istres que de pré­ten­dre sur­veiller l’é­conomie des particuliers…

Smith est par­ti­c­ulière­ment sévère pour les monar­chies absolues qu’il juge paralysantes. Il con­damne le mod­èle ” colo­nial ” dont l’Eu­rope pour­suit le développe­ment, prô­nant à long terme le marché économique mon­di­al con­férant aux peu­ples une iden­tité com­mune au-delà des divi­sions ter­ri­to­ri­ales. En tout état de cause, il appelle à la créa­tion d’une véri­ta­ble société de marché, l’É­tat devant lim­iter son inter­ven­tion à la défense de la société con­tre les actes de vio­lence, à pro­téger ses mem­bres con­tre l’in­jus­tice, pro­mou­voir la créa­tion des infra­struc­tures de trans­port (routes, ponts, ports)… enfin édu­quer la jeunesse pour lut­ter con­tre les poi­sons de l’en­t­hou­si­asme et de la superstition.

Toute­fois, plus prag­ma­tique que les phys­iocrates, Smith ne s’il­lu­sionne pas out­re mesure sur les ver­tus de ” la main invis­i­ble “, déplo­rant que le gou­verne­ment civ­il, en tant qu’il a pour objet la sûreté des pro­priétés, est dans la réal­ité insti­tué pour défendre les rich­es con­tre les pau­vres. Aveu implicite de la dif­fi­culté de par­venir à l’ef­face­ment des class­es sociales comme à assur­er une par­faite trans­parence et flu­id­ité du marché. En out­re quelle gageure que la dis­so­lu­tion du poli­tique en le can­ton­nant dans la tâche de veiller à ce qu’il ne se réveille pas, en un mot, se renonce à lui-même ! 

Limi­tons-nous pour le moment aux réal­ités français­es au lende­main de la Révo­lu­tion très mar­quée par l’e­sprit des phys­iocrates : l’É­tat devait rester en dehors des rela­tions entre indi­vidus pré­ten­du­ment “libres et égaux”, ce qui sig­nifi­ait, au plan économique, ne pas faire obsta­cle aux lib­ertés d’en­tre­pren­dre, d’embaucher, comme à la libre cir­cu­la­tion des marchandises. 

La Con­ven­tion, allant jusqu’au bout de cette logique, abolis­sait les cor­po­ra­tions, mesure sur-le-champ très mal accueil­lie, provo­quant de vio­lentes réac­tions chez les arti­sans et com­pagnons, très attachés à leurs mutuelles de sol­i­dar­ité. On sait l’épi­logue, si lourd de con­séquences à terme : la loi Le Chape­lier4 frap­pant d’il­lé­gal­ité (sous peine de mort) grèves et créa­tions d’as­so­ci­a­tions de défense d’in­térêts privés. Mais que revendi­quaient au juste les “manou­vri­ers” ? Au min­i­mum, que leurs salaires soient ajustés au coût de la vie, aux besoins de l’homme et non aux esti­ma­tions arbi­traires des riches. 

On ne pou­vait mieux s’y pren­dre pour favoris­er au siè­cle suiv­ant “le cap­i­tal­isme sauvage”, dom­i­na­tion du faible par le fort, au nom d’un pseu­do-ordre naturel, avec en prime la bonne con­science bour­geoise d’avoir la loi pour soi. On le vit notam­ment avec l’impi­toy­able répres­sion en 1831 de la révolte des canuts de Lyon. Com­ment s’é­ton­ner si, dans l’imag­i­naire du petit peu­ple laborieux des villes man­u­fac­turières, l’É­tat fait désor­mais fig­ure d’op­presseur aux côtés de la bour­geoisie d’affaires. 

Le moment est venu d’une pre­mière mise au point. Le XIXe siè­cle voit se brouiller, se dégrad­er l’im­age du libéral­isme “utopique” rêvé par les écon­o­mistes du siè­cle des Lumières. En lieu et place du libéral­isme et de ses pré­ten­dues ver­tus naturelles, la société indus­trielle du XIXe siè­cle développe un mod­èle étranger à cette représen­ta­tion, dom­iné par un cap­i­tal­isme dur lui prê­tant son masque et le défig­u­rant. C’est même en vain que l’on chercherait des points com­muns. Com­prenons que le cap­i­tal­isme n’est nulle­ment l’aboutisse­ment d’un pro­jet idéologique, d’une “utopie”, mais tout sim­ple­ment la résul­tante de pra­tiques socio-économiques : une classe sociale, les cap­i­tal­istes, con­trôle l’é­conomie, générale­ment de con­nivence avec le pou­voir, gérant le tra­vail humain au mieux de ses intérêts pro­pres5.

Cette équiv­oque va avoir la vie dure (comme son corol­laire : être antilibéral, c’est être ant­i­cap­i­tal­iste ou vice-ver­sa) et con­forter Marx dont le social­isme, lui aus­si “utopique”, c’est-à-dire con­sti­tué de théories non encore mis­es à l’épreuve des réal­ités, va con­naître un pres­tige grandissant. 

De Hegel à Marx

Nul philosophe plus que Hegel n’a été dévoré par l’am­bi­tion de pro­mou­voir un ” sys­tème com­plet ” où tout serait dit dans l’or­gan­i­sa­tion du savoir et nul n’est apparu en son temps aus­si près du but. Le résul­tat n’en est pas moins énig­ma­tique et déroutant. Le meilleur pactise avec le pire, quoi d’é­ton­nant que son œuvre se soit prêtée à des lec­tures par­tielles ou par­tiales, des cri­tiques con­tra­dic­toires, n’ait inspiré des philoso­phies opposées, en résumé une œuvre aux mul­ti­ples facettes et faut-il le dire équiv­oque, heur­tant une cer­taine cul­ture française dans son exi­gence de clarté et de mesure.

Hegel est typ­ique­ment alle­mand et c’est pré­cisé­ment en cela que réside l’in­térêt qui lui est porté ici. 

Nous avons d’abord con­staté que la plu­part des ” philosophes ” s’in­téres­sant à Hegel nég­li­gent ou més­es­ti­ment l’at­ten­tion priv­ilégiée qu’il porte de bonne heure aux prob­lèmes con­crets socio-économiques de son temps, lesquels ont exer­cé une influ­ence déci­sive sur la genèse de sa pensée. 

Aujour­d’hui des écon­o­mistes et des his­to­riens (en par­ti­c­uli­er Pierre Rosan­val­lon) n’hési­tent pas à voir en lui le pio­nnier de la philoso­phie économique et sin­gulière­ment le pre­mier à avoir eu une per­cep­tion claire des défis socio-économiques de la moder­nité. C’est sur cet aspect assez mécon­nu que s’ou­vre ce mod­este essai de mise en per­spec­tive d’une œuvre com­plexe, étrangère à notre cul­ture nationale, nous l’avons ordon­né autour de trois axes d’ex­plo­ration liés au thème général de la lib­erté humaine. 

La perception hégélienne du libéralisme économique

Bril­lant pro­duit du “Stift”, le pres­tigieux sémi­naire protes­tant de Tübin­gen, le jeune Hegel, peu con­va­in­cu de sa voca­tion de pas­teur, s’en­gage comme pré­cep­teur à Berne6. C’est dans cette austère cité helvé­tique, entre 1793 et 1796, qu’il décou­vre les écon­o­mistes écos­sais, en par­ti­c­uli­er Smith qui lui révèle sa pro­pre pas­sion pour l’é­conomie. Le voilà gag­né à l’idée que les espoirs de réal­i­sa­tion de l’u­ni­versel comme de la reven­di­ca­tion de la lib­erté poli­tique reposent dans la société de marché et c’est avec ent­hou­si­asme qu’il salue l’avène­ment d’une nou­velle ère fondée sur la médi­a­tion général­isée des besoins, du tra­vail et de sa division. 

Séduit par le con­cept de “la main invis­i­ble” qu’il traduit en “ruse de la rai­son”, il ne tarde pas à se ren­dre compte que les bien­faits atten­dus ne sont pas au ren­dez-vous et qu’il y a loin du mod­èle à la réalité : 

— le marché, loin d’at­ténuer les iné­gal­ités entre les class­es sociales, les accroît, loin de réduire la pau­vreté, il l’étend ;
— des déséquili­bres ten­dan­ciels ou cir­con­stan­ciels (change­ments, inno­va­tions…) appa­rais­sent, qui ne se résor­bent pas spontanément ;
— si la divi­sion du tra­vail en accélérant l’en­richisse­ment est glob­ale­ment béné­fique, à l’in­verse elle devient source d’al­ié­na­tion pour les tra­vailleurs qu’elle asservit étroitement. 

En résumé le marché détru­it en même temps qu’il con­stru­it la société, la livre au jeu de mécan­ismes aveu­gles, généra­teurs de sous-con­som­ma­tion dans les class­es défavorisées. 

Com­ment remédi­er à de tels dysfonctionnements ? 

— Impos­er aux rich­es d’en­tretenir les pau­vres est une fausse solu­tion qui revient à les exclure sociale­ment au mépris de leur dignité.
— Faire de l’É­tat le dis­pen­sa­teur, l’or­gan­isa­teur du tra­vail est un retour en arrière vers un archaïque esclavagisme, néga­teur du tra­vail libre, une renon­ci­a­tion à l’é­panouisse­ment de la société civile, selon le “sens de l’histoire”. 

Dans les Principes de la philoso­phie du droit (1821) Hegel admet l’u­til­ité d’un cer­tain inter­ven­tion­nisme de l’É­tat, pour remédi­er par exem­ple aux con­flits d’in­térêts entre pro­duc­teurs et con­som­ma­teurs, mais com­ment pal­li­er tant d’aléas comme ceux d’o­rig­ine extérieure aux­quels sont con­fron­tées de grandes branch­es d’in­dus­trie ? Il est sig­ni­fi­catif à cet égard de le voir récuser caté­gorique­ment Fichte, pro­mo­teur en 1800 de la thèse L’État com­mer­cial fer­mé, seule voie sus­cep­ti­ble à ses yeux d’as­sumer l’é­gal­ité économique dans la société. 

Or Hegel refuse la fatal­ité de la pau­vreté, de l’ex­clu­sion : un peu­ple, une nation aban­don­nant à leur sort les plus défa­vorisés est un monde qui se mutile, un indi­vidu qui n’a pas sa place dans la société est un exilé “hors de l’histoire”. 

Les effets per­vers du marché étant irré­ductibles, il n’ex­iste à ses yeux qu’une seule issue : les inté­gr­er et les dépass­er. N’est-il pas dans la nature des choses que la société civile soit poussée au-delà d’elle-même à s’ex­téri­oris­er dans la recherche de nou­veaux con­som­ma­teurs et à faire de la “guerre économique” sa pro­pre affaire. 

Con­stru­ite dans le libéral­isme sur le refoule­ment du poli­tique, la société civile, par­v­enue à un stade avancé, est ain­si ramenée par ce détour au poli­tique mais dans un espace géo­graphique hors du cadre étroit des fron­tières de sou­veraineté, par sa propen­sion naturelle à se pro­jeter à l’ex­térieur en un mot à ray­on­ner (notons incidem­ment l’ad­mi­ra­tion vouée par Hegel au mod­èle économique et cul­turel de la Grèce antique). Cette approche nous four­nit la pre­mière occa­sion de saisir la dialec­tique hégéli­enne dans son orig­i­nal­ité, que l’on per­siste à con­sid­ér­er à tort comme ayant servi de mod­èle à Marx alors que ce dernier l’a récusée formelle­ment. Cette dialec­tique ne se con­forme pas en effet au mod­èle didac­tique usuel (thèse — antithèse — syn­thèse, ter­mes d’ailleurs absents chez Hegel). 

Notre philosophe ne pense pas la con­tra­dic­tion comme le ren­verse­ment d’une propo­si­tion en son con­traire : l’in­verse n’est chez lui qu’une autre forme du même, l’un annonce tou­jours le retour de l’autre, va et vient indéfi­ni tant que le moyen terme, l’équili­bre au point médi­an, la réc­on­cil­i­a­tion des extrêmes font défaut. 

Le “système” hégélien

On ne peut ici faire l’é­conomie d’un min­i­mum d’ex­pli­ca­tions sur ce qui con­stitue le cœur de sa philoso­phie7. Hegel entend au départ affranchir la philoso­phie de la ten­ta­tion de faire de la con­science, présence immé­di­ate au réel et à nous-même, l’o­rig­ine et la référence du savoir. À son com­mence­ment, nous dit-il, il y a le lan­gage qui nous assu­jet­tit à son ordre, nous fait accéder à l’in­tel­li­gi­ble. Il est réflex­ion de la nature en esprit par sa méta­mor­phose en l’idée, mais si l’idée sur­git dans la nature c’est qu’à sa source il y a réflex­ion de l’être en idée. Notre lan­gage et sa logique sont ain­si appar­en­tés au logos absolu qu’ils cherchent à traduire dans notre esprit. 

Le pro­pos de la philoso­phie hégéli­enne va être de mon­tr­er que seul est valide le dis­cours con­tenant toute la Révéla­tion chré­ti­enne, la “réal­ité” n’ayant de sens qu’au niveau de l’u­nité de l’essence8 et de l’ex­is­tence. Adver­saire déclaré de l’athéisme, Hegel a des paroles très dures à l’en­con­tre des philosophes des Lumières dont il désavoue la lutte, au nom du ratio­nal­isme, con­tre la reli­gion, tout en mar­quant ses pro­pres dis­tances vis-à-vis du mys­ti­cisme et du sen­ti­men­tal­isme religieux comme du piétisme. En réal­ité, l’âme inquiète de Hegel a per­du con­fi­ance dans l’Église infidèle à sa mis­sion réc­on­cil­i­atrice : ne reproche-t-il pas à l’Église catholique ses dérives dans l’ex­téri­or­ité et aux Églis­es réfor­mées d’avoir dilué la foi dans une intéri­or­ité sub­jec­tiviste, volatil­isant ain­si l’u­nité de l’Église. Or Hegel est tout le con­traire d’un réfor­ma­teur, d’un “nou­veau Luther” (comme on l’a par­fois incon­sid­éré­ment qual­i­fié), il entend qu’elle soit mise en sit­u­a­tion d’ac­com­plir la mis­sion irrem­plaçable qui est la sienne car l’homme sans Dieu reste impuissant. 

Il appar­tient dès lors à l’É­tat laïc9, mais non séparé de l’Église con­sid­érée comme un corps inter­mé­di­aire, d’ac­com­plir dans son ordre pro­pre la logique absolue du chris­tian­isme. Certes l’É­tat sin­guli­er dans son esprit nation­al n’est pas l’É­tat mon­di­al dans une vision escha­tologique, du moins est-il l’é­tape incon­tourn­able. Notons incidem­ment que Marx dans La ques­tion juive sou­tien­dra la même idée que Hegel, de non-sépa­ra­tion de l’Église et de l’É­tat (sous-enten­du “l’É­tat bour­geois” actuel) des­tinés à dis­paraître en même temps. 

Essayons de mieux suiv­re le philosophe dans sa démarche singulière. 

Quelle idée se fait Hegel de l’homme et de son des­tin en cette péri­ode de furie guer­rière inau­gu­rant les temps nou­veaux ? Il est dans la nature de l’homme, nous dit-il, d’aspir­er à ce qu’elle ne peut être pleine­ment, à un absolu hors de son atteinte ren­dant sa con­science mal­heureuse. Cette impuis­sance con­géni­tale est à la source de sa démesure et de sa vio­lence, seule­ment tem­pérées par la peur de la mort qui désarme l’homme, le pous­sant à la soumis­sion. Cette dialec­tique du maître et de l’esclave, qui entraîne la lutte entre indi­vidus et entre nations, n’of­fre d’autres issues que le divorce ou la réc­on­cil­i­a­tion. Seule l’in­ter­ven­tion his­torique de l’In­car­na­tion est déci­sive, accom­plis­sant la pleine ratio­nal­ité qui est réc­on­cil­i­a­tion de l’homme avec “l’ab­solu” face à la van­ité de ses efforts, tant que Dieu ne vient pas lui-même à lui. L’In­car­na­tion, événe­ment cen­tral de l’his­toire, tranche ain­si défini­tive­ment le prob­lème du sens de l’his­toire, et il est étrange, soit dit incidem­ment, que Hegel soit tou­jours con­sid­éré comme le philosophe par excel­lence du “sens de l’his­toire”, lui qui s’est gardé d’en éla­bor­er un quel­conque sché­ma (comme le fera Auguste Comte par exemple). 

À ses yeux, l’his­toire, à tra­vers ses ten­sions, ses con­flits, est l’éveil pro­gres­sif de “l’E­sprit du Monde” réfléchissant sur ses activ­ités, sa spé­ci­ficité, s’él­e­vant par degrés vers la con­science de lui-même. Ce rap­port de l’homme avec l’Ab­solu, ou logique de son des­tin au cœur de son sys­tème philosophique, repose sur une con­cep­tion orig­i­nale de “l’Ab­solu” qu’il expose en mobil­isant toutes les sub­tiles ressources de son génie dialec­tique dans un ouvrage décisif, La Sci­ence de la logique (rédigé entre 1812 et 1816 à Nurem­berg où il enseigne la philoso­phie et dirige le Gym­nase). Hegel s’y emploie ni plus ni moins à uni­fi­er, en un tout cohérent, logique et ontolo­gie fon­da­men­tale (traitées en deux­ième par­tie de l’ou­vrage) ren­dant ain­si indis­tinctes philoso­phie spécu­la­tive et théolo­gie de la Révéla­tion et donc indis­cern­ables philosophes et théolo­giens, pré­ten­dant résoudre par là du même coup le prob­lème philosophique de la Vérité. 

Sous le cou­vert d’une aspi­ra­tion à l’u­nité, une telle fusion prive de leurs spé­ci­ficités deux dis­ci­plines d’e­sprit très dif­férent, nuit à l’u­ni­ver­sal­ité de la philoso­phie (vis-à-vis des autres reli­gions par exemple). 

Tir­er une his­toire sainte, de la foi seule comme l’a fait remar­quer le philosophe chré­tien Jean Gui­t­ton (qui vient de nous quit­ter) par­lant de Hegel, n’est pas l’his­toire aux yeux des croy­ants, qui est une his­toire vraie mais sur­na­turelle.

Une telle atti­tude nous paraît en pré­fig­ur­er d’autres, com­pa­ra­bles, dénon­cées par Bernanos : 

  • voy­ant dans l’in­té­grisme religieux une réac­tion psy­cho­tique à une foi dévi­tal­isée de plus en plus portée à l’in­tolérance ne fût-ce que pour se ras­sur­er elle-même ; 
  • ou diag­nos­ti­quant : Les total­i­tarismes pré­ten­dent résoudre vos prob­lèmes, en réal­ité ils les sup­pri­ment.

“L’État hégélien”

On a déjà noté l’in­ci­dence sur la pen­sée hégéli­enne des pre­miers désen­chante­ments prodigués par son temps : le fias­co des aspi­ra­tions libérales de la Révo­lu­tion française, le con­tre-mod­èle du nou­veau monde économique, l’im­puis­sance de l’Église divisée à endiguer l’athéisme. Une dernière décep­tion le mar­que et non la moin­dre : le con­stat de l’im­puis­sance de l’Alle­magne à se con­stru­ire en État. 

Or Hegel ne cache pas son admi­ra­tion pour Napoléon10. (On ne man­quera pas de le lui reprocher.) Ce fils de la Révo­lu­tion ne met-il pas fin à l’a­n­ar­chie, à la guerre civile engen­drées par une révo­lu­tion man­quée. Ne réc­on­cilie-t-il pas la nation française avec elle-même, ne réha­bilite-t-il pas l’Église, mais dans le cadre d’un strict con­cor­dat imposé à l’Église de Rome, humil­iée en la per­son­ne de Pie VII (ce qui prob­a­ble­ment n’est pas pour déplaire à un luthérien). 

Enfin le génie organ­isa­teur de Napoléon, son sens poli­tique de l’u­ni­versel, son ambi­tion de fédér­er l’Eu­rope sus­ci­tent son admiration. 

Com­ment l’épopée napoléoni­enne, qui mon­tre la voie, ne raviverait-elle pas dans une âme alle­mande le vieux rêve d’u­nité, sym­bol­isé par le Saint Empire romain ger­manique (dis­sous en 1806 par Napoléon) ? 

Ce rêve lanci­nant d’une Alle­magne unifiée du nord au sud va désor­mais con­forter sa théorie de l’É­tat perçu comme expres­sion d’une volon­té col­lec­tive, le lieu priv­ilégié de réal­i­sa­tion de l’u­nité intime de l’u­ni­versel et de l’in­di­vidu­el car c’est seule­ment dans les rela­tions inter­na­tionales que se con­dense le jeu le plus mobile des pas­sions, des intérêts, des buts, des tal­ents, des ver­tus, de la vio­lence

L’É­tat prussien ne pou­vait rester indif­férent au ray­on­nement d’un tel philosophe. À peine est-il nom­mé tit­u­laire de la chaire pres­tigieuse de Hei­del­berg que l’U­ni­ver­sité de Berlin l’ap­pelle en 1817 où, comblé d’hon­neurs offi­ciels, il acquiert une audi­ence iné­galée auprès des étu­di­ants, du monde intel­lectuel et politique. 

En sacral­isant de la sorte l’É­tat, en dis­til­lant cette nou­velle idol­âtrie si con­traire à l’hu­man­isme chré­tien ou sim­ple­ment en prô­nant cette alter­na­tive à la pen­sée libérale Hegel engageait l’âme alle­mande sur une pente des plus dan­gereuses, réveil­lant dans son obscur tré­fonds de vieux démons tapis. 

Que, han­té par la réal­i­sa­tion de l’u­nité alle­mande, il en ait déposé par avance les morceaux épars au pied de la Prusse, seule capa­ble à ses yeux de les soud­er les uns aux autres, on est prêt à l’ad­met­tre, mais qu’un esprit aus­si lucide, soucieux d’un monde plus humain, dis­ci­ple par ailleurs de l’Église, place dans l’É­tat (sous-enten­du alle­mand) toutes ses espérances de l’ac­com­plisse­ment de l’u­ni­versel dans un avenir indéfi­ni, quel dia­bolique retourne­ment (dialec­tique) du denier de l’É­vangile à l’ef­figie de César ! 

L’hégélian­isme, théori­sa­tion d’un nou­veau mes­sian­isme, va désor­mais présider au des­tin de l’Alle­magne, inspir­er en sous-sol (sa philoso­phie est large­ment divul­guée) sa poli­tique, sa vie sociale et cul­turelle, en un mot son des­tin mais aus­si par voie de con­séquence celui de l’Eu­rope et du monde (A 1). 

Déga­geons suc­cincte­ment quelques-uns de ses traits les plus mar­quants. L’in­di­vidu en Alle­magne s’en remet à l’É­tat, s’i­den­ti­fie, se fonde en lui pour son devenir, son accom­plisse­ment. L’É­tat qui lui tient implicite­ment le lan­gage suiv­ant, très bien résumé par Georges Bernanos : 

Lais­sez-nous juger à votre place du bien et du mal… Don­nez-nous votre âme une fois pour toutes…

(À cet égard l’al­liance tra­di­tion­nelle “du trône et de l’au­tel” dans les États luthériens alle­mands con­stitue un ter­rain prop­ice.) Ce pater­nal­isme, cette sorte de tutorat, exer­cé par l’É­tat sur l’in­di­vidu implique un engage­ment réciproque en sorte que le rôle social de l’É­tat s’in­scrit naturelle­ment par­mi les devoirs de ce dernier en com­plé­ment de sa mis­sion éducatrice. 

Ce n’est pas par hasard si Las­salle, le pre­mier fon­da­teur du social­isme alle­mand, sera “hégélien” et nation­al­iste incon­di­tion­nel, béné­fi­ciant de ce fait du fidèle sou­tien de Bis­mar­ck. Après la dis­pari­tion en 1831 de Hegel, vic­time du choléra, sa doc­trine et ses pro­jets vont entr­er dans leur pre­mière phase d’accomplissement. 

List, ani­ma­teur de l’As­so­ci­a­tion générale des indus­triels et com­merçants alle­mands, insti­ga­teur du Zol­lvere­in (réal­isé en 1834), auteur en 1840 de son Sys­tème nation­al d’é­conomie poli­tique, tout en restant fidèle à la ligne définie par Hegel, accentue sa dis­tance à l’é­gard de Smith, dont il con­teste les hypothès­es cos­mopo­lites d’une représen­ta­tion du monde étrangère aux réal­ités présentes, igno­rant la nation comme cadre iden­ti­taire priv­ilégié : l’é­conomie poli­tique doit admet­tre le pri­mat absolu de cette dernière et la servir. 

Récu­sant toute vision théorique, List ne voit dans l’é­conomie qu’une prax­is, un art n’ayant d’autre ambi­tion que de con­serv­er et amélior­er l’é­tat économique de la nation en fonc­tion des cir­con­stances et du con­texte géopoli­tique : le libre-échange ne vaut que si les con­di­tions s’y prê­tent, ce qui n’est présen­te­ment pas le cas où la supré­matie indus­trielle anglaise n’of­fre à l’Alle­magne d’autre choix que le protectionnisme. 

Cette dernière par la suite ne s’é­cartera jamais de la ligne de sub­or­di­na­tion étroite de l’é­conomie au poli­tique pour le meilleur comme pour le pire, ain­si lors de l’évic­tion fatidique en 1937 du doc­teur Schacht, défenseur mal­heureux face aux bel­li­cistes nazis d’une “autre politique”. 

Marx

La lib­erté pour quoi faire ?
Lénine

Par un para­doxe étrange et générale­ment mécon­nu Adam Smith et sa Richesse des nations, source his­torique par excel­lence de la pen­sée libérale, sont tout autant et même davan­tage11 à l’o­rig­ine de l’éd­i­fi­ca­tion de la pen­sée marx­iste. En effet, Marx ne cache pas sa dette envers Smith, se recon­naît en lui, se réfère à divers­es repris­es à ses analy­ses con­sid­érées comme “sci­en­tifiques”, définis­sant le tra­vail pro­duc­tif comme s’échangeant immé­di­ate­ment con­tre le cap­i­tal. Com­ment ne souscrirait-il pas à sa dénon­ci­a­tion du par­a­sitisme éta­tique et social, de tous ceux qui tirent abu­sive­ment prof­it du tra­vail des autres, com­ment ne ferait-il pas siens des apho­rismes tels que : Un par­ti­c­uli­er s’en­ri­chit à employ­er une mul­ti­tude d’ou­vri­ers fab­ri­cants, il s’ap­pau­vrit à entretenir une mul­ti­tude de domes­tiques12.

L’avenir, “la marche de l’his­toire” est bien, con­for­mé­ment à la vision de Smith, à l’é­man­ci­pa­tion de la société civile de la tutelle de l’É­tat dont il met par ailleurs la légitim­ité en cause du fait de sa col­lu­sion avec le “cap­i­tal”.

Il faut bien voir le peu de con­sid­éra­tion portée par Marx aux lead­ers de l’é­man­ci­pa­tion ouvrière en France. Les idées fouriéristes, les excen­tric­ités du “père suprême” Enfan­tin avaient davan­tage amusé qu’alar­mé la bour­geoisie louis-philip­parde. N’y avait-il pas tou­jours eu des rêveurs de jus­tice sociale (Annexe 2) ! Le réveil sera rude à la révo­lu­tion de 1848 révéla­trice de la puis­sance du mou­ve­ment ouvri­er nais­sant en passe d’in­ter­na­tion­al­i­sa­tion. Marx ne pactise donc guère avec le social­isme français si tein­té de mutu­al­isme, d’in­di­vid­u­al­isme, voire d’a­n­ar­chisme (seuls les proud­honiens rejoin­dront son mou­ve­ment en 1862) avec ses for­mu­la­tions inadap­tées à la con­di­tion ouvrière et dépourvues de mes­sian­isme. Son flair poli­tique, son tem­péra­ment de pro­pa­gan­diste et d’ag­i­ta­teur lui représen­tent que seule une reli­gion nou­velle est capa­ble de mobilis­er les mass­es. La lutte des class­es lui parais­sant impens­able en dehors d’une représen­ta­tion nou­velle de la société en marche, Marx con­stru­it un vaste sys­tème opposant le matéri­al­isme athée aux “super­sti­tions religieuses” d’un autre âge. 

Sup­posant le lecteur instru­it de la pen­sée marx­iste, bor­no­ns-nous ici à soulign­er l’athéisme rad­i­cal qui l’in­spire, hors duquel on ne peut com­pren­dre sa con­fon­dante pré­ten­tion de sci­ence de l’homme, “d’ab­solu de l’his­toire”. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si l’un de ses apol­o­gistes les plus notoires, Sartre, ait été inspiré par un sujet tel que “l’être et le néant”. Les reli­gions ne sont aux yeux de Marx (comme à tant de ses con­tem­po­rains) qu’une alié­na­tion tran­si­toire, un moment de l’his­toire. La nature du phénomène religieux, comme man­i­fes­ta­tion d’une détresse ontologique fon­da­men­tale, lui échappe com­plète­ment et pour cause : le sen­ti­ment intime, la décou­verte que fait l’homme de son intéri­or­ité, d’une altérité irré­ductible face à ses sem­blables, n’est à ses yeux qu’une illu­sion de l’ego. Seule, la société autrement dit l’ensem­ble des rap­ports soci­aux con­stitue sa réal­ité exis­ten­tielle, à la lim­ite l’homme spir­ituel n’ex­iste que col­lec­tif. Si le marx­isme, comme d’autres doc­trines total­i­taires, opère un retourne­ment com­plet de l’in­di­vid­u­al­isme, il ne fait en réal­ité que le trans­pos­er au niveau col­lec­tif, cen­sé inté­gr­er toutes les poten­tial­ités indi­vidu­elles, pari des plus incon­sid­érés faisant bon marché du rôle essen­tiel joué dans la créa­tion et le pro­grès, par la lib­erté indi­vidu­elle en action. Un tel change­ment de niveau sous son altru­isme appar­ent n’ar­rache d’ailleurs pas l’homme à l’idée que l’in­di­vid­u­al­iste impéni­tent se fait de sa per­son­ne : se pren­dre pour sa fin dernière. 

Par­mi les mul­ti­ples con­séquences qu’en tire Marx (l’abo­li­tion de tout ce qui favorise l’al­ié­na­tion de l’homme : la pro­priété privée, etc.) retenons surtout sa cri­tique de la Déc­la­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen qui pose le principe de la lib­erté de cha­cun sans nuire à autrui. Ces droits con­fondent aux yeux de Marx l’é­man­ci­pa­tion de l’homme avec sa trans­for­ma­tion en bour­geois, con­sécra­tion de la divi­sion entre le tra­vailleur et le citoyen. Tenons-nous en à ces quelques remar­ques suff­isam­ment révéla­tri­ces de ce qui nous paraît être la carence fon­da­men­tale du marx­isme : son anthro­polo­gie réduc­tion­niste, à la lim­ite déshu­man­isante, et l’on com­prend la per­plex­ité de Camus avouant : Je n’ai jamais très bien com­pris la lib­erté chez Marx. (Il est vrai, ajoutait-il, que je l’ai appris dans la mis­ère.)

Conclusion

Hégélian­isme, marx­isme, telles sont les deux grandes idéolo­gies motri­ces de l’his­toire en marche, léguées à notre siè­cle par le précédent. 

Elles pré­par­ent le ter­rain aux deux entre­pris­es hégé­moniques insen­sées aux­quelles vont se livr­er con­cur­rem­ment l’Alle­magne et l’URSS avec les résul­tats cat­a­strophiques que l’on sait. 

Comme le souligne Bernanos, c’est bien l’Alle­magne qui a été au cœur de cette tragédie dont l’Eu­rope pour sa part n’a pas fini de ressen­tir les séquelles. Mais notre pays ne porte-t-il pas aus­si sa part de respon­s­abil­ité et d’im­prévoy­ance ? C’est ce que nous nous efforcerons de dégager à la suite de Bernanos dans un prochain arti­cle. Nous y ver­rons à quel point les idées dom­i­nantes, tant au niveau des opin­ions que des décideurs poli­tiques (plus ou moins en inter­ac­tion d’ailleurs) sont la plu­part du temps déphasées avec les réal­ités et néces­sités poli­tiques car tel est bien l’un des grands enseigne­ments de l’his­toire. Si elle se joue telle­ment de nos juge­ments et prévi­sions c’est peut-être parce que nous ne savons pas la déchiffr­er : au lieu d’y pla­quer nos mod­èles ne devri­ons-nous pas plutôt en tir­er des leçons de sagesse et d’hu­mil­ité sachant qu’on ne la brusque pas impuné­ment, que l’é­conomie est faite pour l’homme et non l’inverse… 

________________________________________________
1. La seule allu­sion à un mir­a­cle dans son œuvre romanesque (Sous le soleil de Satan) est le réc­it de l’échec de l’abbé Donis­san exigeant de Dieu le retour à la vie d’un enfant.
2. Dans son livre Free to choose, Mil­ton Fried­man (Nobel, 1976), l’un des grands apôtres mod­ernes du libéral­isme, on peut lire : Les prix émer­gent des trans­ac­tions volon­taires entre acheteurs et vendeurs… sont capa­bles de coor­don­ner l’activité de mil­lions de per­son­nes dont cha­cune ne con­naît que son pro­pre intérêt sans qu’il soit néces­saire que les gens se par­lent ni qu’ils s’aiment.
3. Approche jugée vite inac­cept­able par les écon­o­mistes du XIXe siè­cle qui auront à cœur de “ rec­ti­fi­er le tir ” et d’approfondir le con­cept de la valeur.
4. Pas­sant out­re à l’hostilité de Robe­spierre à une telle mesure. Est-il besoin de rap­pel­er que cette loi ne fut rap­portée qu’en 1864 pour le droit de grève, 1884 pour le droit syn­di­cal et 1901 pour le droit d’association.
5. Qu’il se réclame d’idéologies var­iées ne change rien à son prag­ma­tisme fon­da­men­tal : si par exem­ple Richard Cob­den et les man­u­fac­turi­ers de Man­ches­ter veu­lent l’entrée en fran­chise de droits des céréales étrangères, c’est avant tout pour leur per­me­t­tre de moins pay­er leurs ouvri­ers. Reprocher au cap­i­tal­isme, comme on le fait sou­vent, de fail­lir aux principes du libéral­isme, de ne pas réalis­er son pro­gramme, n’est en con­séquence qu’un faux procès ajoutant à la confusion.
6. Et non à Berlin comme on peut le lire dans cer­tains ouvrages.
7. Con­seil­lons par exem­ple au lecteur intrépi­de, désireux d’approfondir Hegel sans trop s’y inve­stir, de se reporter au sub­stantiel arti­cle que lui con­sacre l’Ency­clo­pe­dia Uni­ver­salis. Rel­a­tive­ment clair dans l’ensemble, il n’en requiert pas moins deux ou trois “ lectures ”.
8. Toute la philoso­phie alle­mande de Leib­niz à Hei­deg­ger (Sein und Zeit, “ l’être et le temps ”) reste en quelque sorte sus­pendue à la quête ontologique, celle de “ l’Être ”.
9. Sou­venons-nous ici de l’appui des “ Princes ” dont ont béné­fi­cié Luther et la Réforme en Alle­magne du Nord et du Cen­tre. Cette sorte de tutorat va sub­sis­ter par la suite sans don­ner lieu à des heurts ou des diver­gences sérieuses.
10. Il n’est d’ailleurs pas le seul en Alle­magne, c’est ain­si que Goethe reste attaché jusqu’à la fin de sa vie à la Légion d’honneur dont l’avait hon­oré Napoléon. Si la Prusse hait Napoléon qui l’a vain­cue et humil­iée, il n’en va pas de même pour les États du sud de la Con­fédéra­tion du Rhin, qu’il a su ménager.
11. Tel est le point de vue bien argu­men­té par Pierre Rosan­val­lon (déjà cité) dans son ouvrage, Le libéral­isme économique, et aus­si du philosophe Michel Hen­ry dans son essai Marx, tome II, “ Une philoso­phie de l’économie ” (Gal­li­mard, 1976).
12. Que de chemin par­cou­ru depuis L’esprit des lois de Mon­tesquieu por­tant sur le même phénomène un autre regard : Si les rich­es ne dépen­saient pas beau­coup les pau­vres mour­raient de faim.

Annex­es

(A 1) On ne saurait sous-estimer l’in­flu­ence de ” l’hégélian­isme ” comme mou­ve­ment de pen­sée à la fois philosophique et poli­tique, en Alle­magne bien sûr où son règne va être longtemps incon­testé mais aus­si dans les pays anglo-saxons. 

En philoso­phie religieuse, deux courants vont se dessin­er, l’un “ ortho­doxe ” appliqué à jus­ti­fi­er la com­pat­i­bil­ité du sys­tème hégélien avec le chris­tian­isme, l’autre matéri­al­iste et athée sou­tenant la thèse du “mythe ” de la Révéla­tion. C’est surtout par l’accueil favor­able de ses thès­es sur l’État que l’influence de Hegel sur la pen­sée poli­tique va laiss­er son empreinte dans l’histoire. N’en don­nons pour le moment qu’un exem­ple. Au grand Con­seil fas­ciste, on était “ hégélien ” à l’exemple de l’un de ses mem­bres les plus influ­ents, com­pagnon de la pre­mière heure du mou­ve­ment, Gio­van­ni Gen­tile, pro­fesseur de philoso­phie et un temps min­istre de l’Éducation nationale (il sera fusil­lé en 1944). Mais para­doxale­ment un autre hégélien Croce, ami de ce dernier, de ten­dance libérale, jouera un rôle poli­tique dans l’après-fascisme.

(A 2) Ren­dons ici jus­tice à Auguste Comte (dont nous a entretenus dans cette revue, en juin-juil­let 1998 et jan­vi­er 1999, notre cama­rade Bruno Gen­til) de ne pas s’être lais­sé bercer d’illusions. Pour lui la solu­tion du prob­lème social ne con­siste nulle­ment dans le ren­verse­ment de l’ordre établi car on ne saurait met­tre la char­rue avant les boeufs c’est-à-dire ouvrir l’accès au pou­voir à un pro­lé­tari­at non pré­paré aux respon­s­abil­ités, d’où sa croisade con­tre l’ignorance. Avec l’avènement du régime indus­triel, il faut fonder l’enseignement des ouvri­ers. Comte ne cesse de dénon­cer l’inertie des Cham­bres et du Min­istère pour tout ce qui con­cerne l’enseignement du peu­ple, leur dédain pour sa par­tic­i­pa­tion aux avan­tages soci­aux en pro­por­tion de l’importance de ses travaux.

La République vivra lorsque les cer­ti­tudes pos­i­tivistes seront la foi des pro­lé­taires. Comte n’approuve les répub­li­cains que s’ils sont paci­fistes et non dém­a­gogues. À ses yeux comme le résume si bien son biographe Gouhi­er La véri­ta­ble révo­lu­tion n’est pas celle du “ grand soir ” mais celle des cours du soir. Très mar­qué par l’esprit de Comte, Napoléon III va s’attaquer avec suc­cès avec son min­istre Vic­tor Duruy à la mod­erni­sa­tion de l’enseignement.

Poster un commentaire