Pourquoi sommes-nous devenus écocides ?

Dossier : Croissance et environnementMagazine N°627 Septembre 2007
Par Dominique BOURG


© YANN ARTHUS-BERTRAND/LA TERRE VUE DU CIEL

À compter des années cinquante, l’im­pact de nos activ­ités sur la planète a changé d’échelle. Toutes les courbes qui retra­cent nos activ­ités sont dev­enues expo­nen­tielles : qu’il s’agisse de la déforesta­tion, de l’ar­ti­fi­cial­i­sa­tion des sols, de la pres­sion exer­cée sur la ressource eau douce, de la con­som­ma­tion d’én­ergie fos­sile aus­si bien que de l’ensem­ble des flux de matières, sans oubli­er bien sûr la démographie.

La crois­sance des activ­ités humaines sem­ble ne plus avoir de bornes. Or, cette déné­ga­tion de toute espèce de lim­ite ne date nulle­ment de l’après-guerre, elle con­stitue au con­traire le moteur de la moder­nité. Tout sem­ble s’être passé comme si nous nous étions ingéniés, grosso modo depuis Bacon, à con­stru­ire un pro­gramme de trans­gres­sion tous azimuts des limites.

La pre­mière des lim­ites que nous avons cher­ché à trans­gress­er est celle que la nature impose à nos activ­ités. Avec Fran­cis Bacon la fonc­tion du savoir change, il appa­raît désor­mais comme la con­di­tion du pou­voir sur la nature : « La fin qui est pro­posée à notre sci­ence, écrivait le Chance­li­er dans l’Instau­ra­tio magna, n’est plus la décou­verte d’ar­gu­ments, mais de tech­niques, non plus de con­cor­dances avec les principes, mais des principes eux-mêmes, non d’ar­gu­ments prob­a­bles, mais de dis­po­si­tions et d’indi­ca­tions opéra­toires. C’est pourquoi d’une inten­tion dif­férente suiv­ra un effet dif­férent. Vain­cre et con­train­dre : là-bas, un adver­saire par la dis­cus­sion, ici la nature par le travail. »

Le pou­voir ain­si con­quis doit nous per­me­t­tre de détourn­er à notre prof­it les lois de la nature : « Notre Fon­da­tion, proclame le Père de la Mai­son de Salomon, genre de CNRS avant la let­tre, insti­tu­tion clé de La Nou­velle Atlantide, a pour Fin de con­naître les Caus­es, et le mou­ve­ment secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Em­pire Humain en vue de réalis­er toutes les choses pos­si­bles. » Dans le Dis­cours de la Méth­ode, Descartes dis­cerne quant à lui dans la physique nais­sante la promesse de « l’in­ven­tion d’une infinité d’ar­ti­fices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les com­mod­ités qui s’y trou­vent ». Autrement dit, la physique devait nous per­me­t­tre de sor­tir de la « val­lée de larmes » à laque­lle nous avait con­damnés la malé­dic­tion divine proférée au sor­tir de l’E­den : « Mau­dit soit le sol à cause de toi ! À force de peines tu en tir­eras sub­sis­tance tous les jours de ta vie. Il pro­duira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton vis­age tu mangeras ton pain, » (Gen III, 17–19).

La démoc­ra­tie elle-même est le fruit de cette obses­sion de la trans­gres­sion. Avec le principe de la sou­veraineté pop­u­laire, comme l’a mon­tré Bertrand de Jou­venel dans Du Pou­voir, les Mod­ernes ont pen­sé un pou­voir sans bornes, ne con­nais­sant d’autre lim­ite que lui-même. Et l’on ne saurait à cet égard con­fon­dre la démoc­ra­tie athéni­enne et la démoc­ra­tie mod­erne. S’il y a bien dans les deux cas une affir­ma­tion de l’au­tonomie de la Cité, de sa capac­ité à se don­ner ses pro­pres lois, c’est toute­fois dans un con­texte éminem­ment dif­férent. La démoc­ra­tie antique n’a pas pour des­sein de déloger les dieux de l’Olympe et elle s’in­scrit au sein d’un cos­mos fini qui impose son ordre aux dieux comme aux hommes ; d’où le refus de l’hubris, de la démesure. La démoc­ra­tie mod­erne est en revanche insé­para­ble d’un effort d’ar­rache­ment à la tutelle d’un dieu infi­ni et tout-puis­sant, au sein d’un cos­mos désor­mais muet et insen­sé. « Come, let us march against the pow­er of heav­en, écrivait déjà Mar­lowe, le con­tem­po­rain de Bacon, And set black stream­ers in the fir­ma­ment, To sig­ni­fy the slaugh­ter of the gods. » (Allons, mar­chons con­tre les puis­sances du ciel, Et plan­tons des ban­deroles noires sur le fir­ma­ment, Pour sig­ni­fi­er le mas­sacre des dieux). Ce pourquoi il n’a pas seule­ment résulté de l’af­fir­ma­tion de l’au­tonomie du poli­tique la démoc­ra­tie mod­erne, mais égale­ment son autre, le total­i­tarisme. Total­i­tarisme dont Han­nah Arendt car­ac­téri­sait pré­cisé­ment l’essence par le mou­ve­ment continu.

Ce pro­gramme de trans­gres­sion ne se borne pas aux seuls domaines sci­en­tifiques, tech­niques et poli­tiques. Une intolérance dif­fuse aux normes morales est en effet un des traits des sociétés mod­ernes ; ces mêmes sociétés n’ont d’ailleurs eu de cesse de pro­duire toutes sortes de ten­ta­tives de délégiti­ma­tion de la morale : au nom des class­es sociales, du ressen­ti­ment, du bio­cen­trisme, etc. L’esthé­tique mod­erne est aus­si pour l’essen­tiel une esthé­tique de la trans­gres­sion des canons antérieurs. Le sport pro­fes­sion­nel se présente comme un mou­ve­ment indéfi­ni de trans­gres­sion des lim­ites du corps humain. Tous ces débor­de­ments ont nour­ri et nour­ris­sent le mou­ve­ment général d’une crois­sance économique elle-même conçue comme un procès et un pro­grès sans fin. Et c’est ce type de crois­sance qui aboutit aux courbes expo­nen­tielles des flux de matières et aux risques globaux qui en découlent.

Com­ment dès lors com­pren­dre la facil­ité avec laque­lle le fonde­ment tech­no-économique de notre civil­i­sa­tion, pour­tant destruc­teur, se soit si aisé­ment dif­fusé ? Com­ment com­pren­dre qu’une civil­i­sa­tion aus­si orig­i­nale, fruit d’une his­toire par­ti­c­ulière, ait pu phago­cyter aus­si rapi­de­ment d’autres civil­i­sa­tions, mil­lé­naires et plus équilibrées ?

Rap­pelons que la place prise par les échanges et la pro­duc­tion, et celle prise par leur sup­port et moteur tech­nologiques, ne dis­posent d’au­cun répon­dant dans quelque civil­i­sa­tion que ce soit. L’un des traits les plus prég­nants de la moder­nité est en effet le rôle qu’ont fini par exercer les objets et autres dis­posi­tifs tech­niques au sein de nos exis­tences, au point que le cours de ces dernières finit par dépen­dre plus de leur fia­bil­ité que de la con­stance d’autrui. Les autres civil­i­sa­tions se dis­tin­guaient au con­traire par l’équili­bre qu’elles ménageaient entre leurs dimen­sions religieuses, artis­tiques, famil­iales, sociales, poli­tiques, écologiques, économiques, techniques.
Il en est peut-être ain­si parce que la moder­nité occi­den­tale a con­duit avec l’es­sor des tech­nolo­gies à l’hy­per­tro­phie du fonde­ment même de notre human­ité, à savoir notre apti­tude tech­ni­ci­enne comme j’ai cher­ché à le mon­tr­er dans L’Homme-arti­fice (Gal­li­mard, 1996).

Il n’en reste pas moins urgent de redonner un sens et un cadre à nos savoir-faire, de repos­er la ques­tion des lim­ites, en ter­mes écologiques, mais pas seule­ment, égale­ment par rap­port au pou­voir que nous sommes en passe d’ac­quérir sur notre pro­pre nature, de nous inter­roger à nou­veau sur les fins que nous enten­dons pour­suiv­re col­lec­tive­ment. Il importe de ne plus lim­iter l’in­ter­ro­ga­tion sur les fins à nos seuls choix indi­vidu­els et d’a­ban­don­ner le cours de nos choix col­lec­tifs aux seuls automa­tismes du marché et du pro­grès, c’est-à-dire de la croy­ance selon laque­lle les inno­va­tions sont par déf­i­ni­tion béné­fiques au plus grand nombre.

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