Pourquoi la psychiatrie devrait-elle s’intéresser aux personnes particulièrement intelligentes ?

Dossier : DouanceMagazine N°762 Février 2021
Par Bruno FALISSARD (82)

Pen­dant long­temps les hommes se sont com­pa­rés sur la base de leur force phy­sique, ça n’est presque plus le cas. Aujourd’hui c’est l’intelligence qui prime. Que pré­fé­rez-vous pour votre enfant : un QI à 130 avec un phy­sique un peu ché­tif ou un QI à 70 avec les muscles d’un cultu­riste ? Je crois connaître la réponse la plus fré­quente, réponse d’ailleurs congruente avec les attentes de la socié­té : en moyenne, elle valo­rise finan­ciè­re­ment bien plus les fonc­tions cog­ni­tives que la force physique.

Si l’intelligence a une telle impor­tance, on est en droit de s’étonner qu’il soit tou­jours aus­si dif­fi­cile de la défi­nir. En 1921 une revue de psy­cho­lo­gie répu­tée a deman­dé à dix-sept psy­cho­logues tra­vaillant dans le domaine de don­ner une défi­ni­tion de l’intelligence, la varié­té des points de vue s’est révé­lée impres­sion­nante. L’expérience a été renou­ve­lée en 1986, la conclu­sion n’a chan­gé en rien. Le sujet est tel­le­ment sen­sible, il inter­pelle à un tel point le nar­cis­sisme de cha­cun que toute ten­ta­tive de défi­ni­tion déclenche inévi­ta­ble­ment la polémique.

Définir et mesurer l’intelligence

Il faut pour­tant bien défi­nir ce dont on dis­cute, nous uti­li­se­rons ici la défi­ni­tion qui relève du sens com­mun : « L’intelligence c’est l’aptitude à sur­mon­ter des dif­fi­cul­tés. » C’est peut-être parce qu’il a per­çu la dif­fi­cul­té qu’il y a à défi­nir l’intelligence que, pour la mesu­rer, le psy­cho­logue sta­tis­ti­cien Charles Spear­man va ren­ver­ser la for­mu­la­tion du pro­blème en pro­po­sant, en 1904, une approche for­melle encore uti­li­sée aujourd’hui. Il va pos­tu­ler que les cor­ré­la­tions obser­vées entre les notes obte­nues par les enfants à l’école s’expliquent par l’existence d’une et d’une seule variable sous-jacente non direc­te­ment mesu­rable. Plus pré­ci­sé­ment, il va faire l’hypothèse que, condi­tion­nel­le­ment à cette variable non direc­te­ment mesu­rable, les notes des enfants sont sta­tis­ti­que­ment indé­pen­dantes. En linéa­ri­sant ce condi­tion­ne­ment, il va abou­tir au modèle d’analyse fac­to­rielle (ici à un fac­teur), qui per­met d’estimer la variable latente en fonc­tion des pro­fils de notes. Grâce à cette pirouette, il est désor­mais pos­sible de mesu­rer indi­rec­te­ment l’intelligence : elle est une simple moyenne pon­dé­rée des scores obte­nus aux épreuves qui la déter­mine. Au pas­sage, c’est peut-être ce qui jus­ti­fie l’usage intui­tif et inten­sif des sacro-saintes moyennes que nous avons tous vues au bas de nos bul­le­tins scolaires.


Charles Spearman (1863−1945)

Psy­cho­logue anglais, célèbre par ses recherches en matière d’analyse fac­to­rielle, Spear­man fut pro­fes­seur de 1911 à 1931 à l’University Col­lege de Londres. Il publia notam­ment : The Nature of Intel­li­gence and the Prin­ciples of Cog­ni­tion (1923) ; The Abi­li­ties of Man (1927) ; Psy­cho­lo­gy Down the Ages (1937). Le nom de Spear­man reste atta­ché à la créa­tion de l’analyse fac­to­rielle des apti­tudes. (Sources : Ency­clopæ­dia Universalis).


Analyse factorielle à un facteur ou multifactorielle

La ques­tion cen­trale qui va alors han­ter plus d’un siècle de recherche en psy­cho­mé­trie sera de savoir si oui ou non les scores obte­nus à des épreuves tra­di­tion­nel­le­ment asso­ciées à l’intelligence sont com­pa­tibles avec un modèle d’analyse fac­to­rielle à un fac­teur. La réponse à cette ques­tion fait tou­jours l’objet de dis­cus­sion. Pour cer­tains, il existe, au moins en pre­mière approxi­ma­tion, un fac­teur g qui cor­res­pond à cette variable latente unique et c’est ce fac­teur g qui est esti­mé numé­ri­que­ment par les fameuses mesures de QI (quo­tient intel­lec­tuel). Pour le dire sans plus de détours, selon ces auteurs, non seule­ment cela a du sens de consi­dé­rer un concept glo­bal et syn­thé­tique cor­res­pon­dant à ce que le sens com­mun dénomme l’intelligence, mais, en plus, il est géné­ra­le­ment pos­sible de mesu­rer scien­ti­fi­que­ment cette intel­li­gence (dans cer­tains cas c’est cepen­dant impos­sible du fait du carac­tère trop hété­ro­gène des réponses aux épreuves). Pour d’autres spé­cia­listes, au contraire, l’approximation à un fac­teur n’est défi­ni­ti­ve­ment pas tenable, le modèle fac­to­riel d’intelligence doit être mul­ti­di­men­sion­nel. Mais quelles dimen­sions pro­po­ser ? De nom­breuses pro­po­si­tions vont être faites : intel­li­gence émo­tion­nelle, créa­trice, col­lec­tive, etc. Toutes sont assez sédui­santes sur le prin­cipe, notam­ment parce que cha­cun pour­ra s’y retrou­ver et qu’il n’est désor­mais plus pos­sible de clas­ser les indi­vi­dus selon leur intel­li­gence, ce qui était consi­dé­ré comme peu cha­ri­table, voire inepte, par beau­coup. Fina­le­ment, tout cela condui­ra à quelques beaux suc­cès de librai­rie, mais à bien peu de publi­ca­tions scien­ti­fiques réel­le­ment convaincantes.

“Une tendance à l’introspection
et à la perception aiguë des problèmes
du monde.”

L’émergence du surdoué et de sa souffrance

Mal­gré toutes les cri­tiques qui ont entou­ré sa construc­tion, le QI, la mesure du fac­teur g, a connu un suc­cès consi­dé­rable qui ne se dément que très peu aujourd’hui. Le QI est même deve­nu un mot du voca­bu­laire cou­rant. Cer­tains auteurs font l’hypothèse que c’est la démo­cra­ti­sa­tion de cette nou­velle mesure, d’allure scien­ti­fique, dans le contexte eugé­nique de la pre­mière moi­tié du XXe siècle, qui a été à l’origine des notions d’enfants « doués », « sur­doués » ou à « haut poten­tiel » comme on doit les appe­ler aujourd’hui. Les notions d’enfant pro­dige ou de génie pré­coce exis­taient déjà depuis fort long­temps, mais elles ne cor­res­pon­daient pas à des construc­tions sociales ayant pignon sur rue, avec par exemple la ques­tion du dépis­tage de ces enfants et la néces­si­té de leur pro­po­ser des écoles spécialisées.

En paral­lèle avec l’émergence du phé­no­mène social de l’enfant à haut poten­tiel, une ques­tion appa­rem­ment para­doxale est appa­rue : ces enfants seraient en souf­france du fait de leur intel­li­gence supé­rieure. Le para­doxe vient bien sûr du fait qu’il est a prio­ri béné­fique d’être intel­li­gent : si l’intelligence, c’est l’aptitude à sur­mon­ter ses dif­fi­cul­tés, plus vous êtes intel­li­gents, moins vous avez de dif­fi­cul­tés ; où est le pro­blème ? Le pro­blème vien­drait d’une ten­dance à l’introspection et à la per­cep­tion aiguë des pro­blèmes du monde et de l’humanité, ce qui serait sus­cep­tible d’entraîner de la souf­france, voire d’authentiques troubles psychiatriques.

Existe-t-il une maladie de l’intelligence ?

L’interrogation est légi­time, les réponses vont être néan­moins embar­ras­sées. Il existe de nom­breuses études d’épidémiologie psy­chia­trique dans les­quelles le QI des per­sonnes inter­ro­gées a été esti­mé ; elles trouvent dans leur très grande majo­ri­té que, s’il existe un lien entre QI et psy­cho­pa­tho­lo­gie, ce lien est plu­tôt favo­rable : un haut QI conduit à un risque plus faible de trouble. Alors pour­quoi ce tumulte socié­tal autour de la souf­france des enfants (et adultes) à haut poten­tiel ? Le génie, pour qui en prin­cipe tout est don­né, a lui aus­si son far­deau à por­ter… Ça n’est pas si simple, mais nous devons quit­ter à ce stade le domaine des don­nées scien­ti­fiques pour entrer dans celui des obser­va­tions cli­niques et une plus grande pru­dence s’impose donc désormais.

En consul­ta­tion, il est exact que l’on ren­contre de temps en temps des jeunes pour les­quels le motif du ren­dez-vous est une détresse pré­sen­tée comme direc­te­ment liée à leur intel­li­gence hors norme. Ils sont dif­fé­rents et cette dif­fé­rence les fait souf­frir, on les amène donc chez un psy­chiatre. Est-ce bien raisonnable ?

Comment évaluer un trouble dû à l’intelligence ?

Mais, au fait, qu’est-ce qu’un malade psy­chia­trique, qu’est-ce qu’une mala­die psy­chia­trique ? Un malade psy­chia­trique est un « humain en rup­ture dans son exis­tence du fait d’une souf­france qu’il res­sent comme inté­rieure à lui-même et non pas pro­je­tée sur le corps qu’il habite ». Une mala­die psy­chia­trique cor­res­pond quant à elle à un ensemble de symp­tômes retrou­vés régu­liè­re­ment chez des malades psy­chia­triques. Les mala­dies psy­chia­triques, comme toutes les mala­dies, sont des construc­tions pro­po­sées par les méde­cins. Ces construc­tions sont vali­dées par l’expérience ou la sta­tis­tique, elles doivent per­mettre de déci­der d’une thé­ra­peu­tique et de des­si­ner un pro­nos­tic. En toute rigueur, si de nom­breuses per­sonnes viennent consul­ter car elles sont en souf­france du fait de leur intel­li­gence éle­vée, si ces per­sonnes pré­sentent des signes et symp­tômes sou­vent ren­con­trés ensemble (inter­ro­ga­tions sur l’existence, sen­ti­ment de dif­fé­rence, de malaise au sein du groupe, etc.), alors pour­quoi pas ? Il est théo­ri­que­ment pos­sible de consi­dé­rer une nou­velle forme de trouble psy­chia­trique liée à une intel­li­gence très éle­vée. Le pro­blème c’est qu’aujourd’hui aucune don­née ne vient vali­der l’existence de ce nou­veau trouble et que la pra­tique cli­nique invite à consi­dé­rer ce type de demande de soin sous un tout autre angle.

Discerner les troubles associés à l’intelligence

La grande majo­ri­té des enfants ayant un QI éle­vé ne s’en plaignent jamais et ne s’en plain­dront jamais, bien au contraire. Ils réus­sissent à l’école, les ensei­gnants sont ravis et les parents très fiers, aucun pro­blème. Certes ils s’ennuient de temps en temps, car une classe avance à la vitesse des élèves dans la moyenne. Mais, comme ils sont intel­li­gents, ils ont appris à s’occuper sans que cela ne se voie trop et le soir grâce à Wiki­pé­dia, ou quand arrive le moment de l’université ou des classes pré­pa­ra­toires, ils sont enfin dans l’univers qu’ils atten­daient. Cer­tains enfants ont un QI éle­vé, mais ils ont autre chose et c’est là que se situe le cœur du pro­blème. En pra­tique deux grandes situa­tions se ren­contrent : leur intel­li­gence est asso­ciée, induite ou poten­tia­li­sée soit par des par­ti­cu­la­ri­tés autis­tiques soit par une incroyable rapi­di­té d’exécution. Un psy­chiatre par­le­ra alors de TDAH (trouble du défi­cit de l’attention avec ou sans hyper­ac­ti­vi­té), ADHD en anglais (Atten­tion Defi­cit Hyper­ac­ti­vi­ty Disor­der). En effet, l’autisme ou l’hyperactivité peuvent conduire à l’émergence d’un sujet par­ti­cu­liè­re­ment brillant, mais dont la brillance est inha­bi­tuelle et poten­tiel­le­ment pro­blé­ma­tique. Un sujet autiste sera com­plè­te­ment à côté des règles qui régissent impli­ci­te­ment les rela­tions entre les humains. Un hyper­ac­tif sera épui­sant, voire désa­gréable du fait d’une spon­ta­néi­té exces­sive. Au total, nous rece­vons en consul­ta­tion des patients qui nous sont ame­nés pour une pro­blé­ma­tique de haut poten­tiel, mais le pro­blème n’est pas celui-là et il est dif­fi­cile de le faire com­prendre, car autisme ou hyper­ac­ti­vi­té sont des mots moins agréables à entendre que douance ou haut potentiel.

“Certains enfants ont un QI élevé, mais ils ont autre chose
et c’est là que se situe le cœur du problème.”

Être intelligent ou être différent

Pour conclure, l’intelligence en soi n’est pas un pro­blème, bien au contraire. Notam­ment parce que nos socié­tés valo­risent l’intelligence au même titre que la force phy­sique l’était il y a long­temps de cela. Être dif­fé­rent, en revanche, peut être source de dif­fi­cul­tés car les socié­tés se construisent à par­tir de ce qu’ont en com­mun celles et ceux qui les consti­tuent. Être dif­fé­rent, c’est donc sou­vent se retrou­ver mis à l’écart avec toute la souf­france que cela peut repré­sen­ter. Quand on est dif­fé­rent et intel­li­gent, les choses se com­pliquent, la socié­té ne sait plus sur quel pied dan­ser : faut-il accep­ter ou reje­ter cet indi­vi­du ? Face à cette situa­tion inex­tri­cable et mal pen­sée, la patho­lo­gi­sa­tion du haut poten­tiel en tant que telle est une impasse car elle ne voit pas le pro­blème où il est. Recon­nais­sons une fois pour toutes qu’il n’est pas si simple d’accepter les dif­fé­rences. À par­tir de là, nous pour­rons sûre­ment avan­cer en étant plus efficaces. 


Références :

  • Fabian Gué­no­lé (2018). Études psy­cho­pa­tho­lo­giques quan­ti­ta­tives d’enfants intel­lec­tuel­le­ment sur­doués : asso­cia­tions avec l’inhomogénéité intel­lec­tuelle. Thèse de doc­to­rat de l’Université Paris-Saclay. 
  • Bru­no Falis­sard, Soi­gner la souf­france psy­chique des enfants, Odile Jacob, 2020, Paris.

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