Haut potentiel et grandes écoles

Grandes écoles et croissance personnelle : atout ou obstacle ?

Dossier : DouanceMagazine N°762 Février 2021
Par Jérôme de DINECHIN (84)

On retrouve dans les « grandes écoles » nombre de hauts poten­tiels, enfants pré­coces, au pro­fil homo­gène ou dis­so­cié. Même si réus­sir aux concours n’est acces­sible qu’à une faible par­tie des enfants doués, cela peut, par l’adaptation que cela impose, nuire à leur estime de soi. Cet article pro­pose trois éclai­rages dans la péda­go­gie du psy­cho­logue cana­dien Jean Mon­bour­quette : l’équilibre de l’estime de soi, les croyances limi­tantes qui peuvent s’installer lors de la sco­la­ri­té et les « expé­riences som­mets » qui témoignent qu’il y a « autre chose » que le mental.

Les enfants vivent tous des appren­tis­sages fon­da­teurs comme l’expérience des sens, les émo­tions, la conscience de soi, la pos­si­bi­li­té d’action, le lan­gage, la logique, l’abstraction : tous les nour­ris­sons du monde expriment les mêmes émo­tions sur leur visage, peur, colère, joie, tris­tesse, sur­prise… Être témoin d’un enfant qui découvre ses mains, à envi­ron trois mois, est un évé­ne­ment inou­bliable : des connexions se font, qui ne dis­pa­raî­tront plus jamais. Il en est de même vers deux ans avec la décou­verte du monde de l’abstraction, où l’idée pure devient réa­li­té com­mu­ni­cable. Toutes ces per­cep­tions servent à construire une repré­sen­ta­tion de soi-même et du monde dont une par­tie s’enfouit dans l’inconscient et influence pro­fon­dé­ment notre vie. 

Les enfants à haut poten­tiel sont sou­vent capables de sai­sir très rapi­de­ment les règles sous-jacentes de ce qu’on leur explique. Avec la décou­verte du monde abs­trait, les faits maté­riels peuvent deve­nir moins inté­res­sants que leur repré­sen­ta­tion men­tale ou leur idée, et l’on peut jouer avec indé­fi­ni­ment. À plus forte rai­son dans les sciences. Dans l’esprit d’un jeune qui s’enthousiasme et réus­sit dans ces matières peuvent alors se déve­lop­per une conscience de soi puis des juge­ments ou idées sur soi-même. En voi­ci quelques exemples : « Il y a des règles cachées der­rière toute réa­li­té, et tout s’explique par ces règles » ; « Ma pen­sée est supé­rieure au maté­riel et au rela­tion­nel » ; « Ce que je vis n’est pas com­mu­ni­cable et per­sonne ne peut me com­prendre » ; « Lorsque j’atteins ma limite, c’est que je ne suis pas assez fort. »

Un manque d’« estime de soi pour sa personne »

L’estime de soi résulte de l’ensemble des juge­ments et repré­sen­ta­tions que je porte sur moi-même sous deux volets : d’un côté « pour ma per­sonne » et de l’autre « pour ma com­pé­tence » (voir enca­dré). Le moule des pré­pas insiste par­ti­cu­liè­re­ment sur la seconde forme, la com­pé­tence, par l’évaluation per­ma­nente des étu­diants sur le fon­de­ment de pro­blèmes qui ont tous une solu­tion. De plus, la pres­sion des concours rabaisse la valeur des per­sonnes à leur résul­tat chif­fré. Il est facile de com­prendre que l’estime de soi pour sa per­sonne est alors un peu en friche, et à un âge déli­cat ! Le jeune, spé­cia­le­ment lorsqu’il est agile intel­lec­tuel­le­ment, peut alors s’imaginer que, s’il ne réus­sit pas par­fai­te­ment, il est nul ; que, s’il n’est pas le meilleur, sa vie ne vaut rien. Plus tard, s’il subit un pépin pro­fes­sion­nel, il pour­ra tom­ber en dépres­sion car il n’a pas appris à s’accepter dans sa per­sonne, à se don­ner le droit de vivre même sans rien pro­duire. Durant sa sco­la­ri­té, il est donc impor­tant qu’il apprenne à s’apprécier tel qu’il est, sans se cen­su­rer, à se consi­dé­rer unique et irrem­pla­çable, à s’aimer lui-même. C’est sans doute le rôle des binets, de la cama­ra­de­rie et d’un peu d’oisiveté… Cela équi­libre l’être et l’agir.

Des croyances personnelles limitantes

Les repré­sen­ta­tions inté­rieures des jeunes tau­pins HP, par exemple celles citées plus haut, peuvent aus­si deve­nir des croyances per­son­nelles, pas tou­jours inof­fen­sives. Elles contiennent une part d’orgueil soli­taire et un pos­sible déses­poir qui rap­pellent la soli­tude du héros incom­pris d’Alfred de Vigny. La for­ma­tion humaine et mili­taire de l’X, et c’est une de ses forces, ou la vie elle-même ont le mérite de faire sor­tir de la pen­sée concep­tuelle : citons l’activité phy­sique, les ami­tiés, l’enseignement, le fonc­tion­ne­ment d’équipe et le lea­der­ship. Tout cela ramène au réel et aux dif­fé­rentes dimen­sions de la per­sonne humaine. Mais par­fois ce n’est pas suf­fi­sant. Jean Mon­bour­quette invite ain­si à revi­si­ter nos croyances pour voir si elles sont limi­tantes et à les refor­mu­ler si néces­saire de manière plus juste et posi­tive : mes croyances ne contiennent-elles pas des affir­ma­tions impli­cites et fausses ? Sont-ce des véri­tés abso­lues, puis-je trou­ver un contre-exemple ? D’où cela me vient-il ? Qu’est-ce que cela me fait si j’affirme l’inverse ? Dans nos exemples ci-des­sus, les phrases pour­raient être vala­ble­ment trans­for­mées en : « Il y a sou­vent des règles cachées, mais tout ne s’explique pas par des règles » ; « Je peux me sen­tir bien dans mes pen­sées ET dans le monde maté­riel ou rela­tion­nel, cela s’apprend » ; « Je peux par­ta­ger ce que je vis, com­ment je le vis, et faire confiance » ; « Lorsque j’atteins ma limite, c’est qu’il y a des limites à tout être humain, et cela me rap­proche des autres. » Ces croyances for­mu­lées autre­ment condui­ront à de nou­veaux appren­tis­sages et à une crois­sance dans l’estime de soi.


Augmenter son estime de soi

Pour Jean Mon­bour­quette, l’estime de soi résulte des per­cep­tions et juge­ments que j’entretiens sur moi-même. Ils ne sont pas indé­pen­dants des per­cep­tions et juge­ments que les autres me ren­voient ou ont pu me ren­voyer sur moi-même dans mon pas­sé. Mais ils n’acquièrent de la valeur que par le cré­dit que je leur accorde, et la manière dont je les ai inté­grés dans ma construc­tion per­son­nelle, y com­pris incons­ciente. La confiance en soi, sou­vent confon­due avec l’estime de soi, n’en est qu’une consé­quence. Ain­si, une affir­ma­tion de soi exces­sive, voire écra­sante, est géné­ra­le­ment le signe exté­rieur d’une basse estime de soi.

L’estime de soi com­prend deux volets, com­plé­men­taires, l’estime de soi pour sa per­sonne, son être, et l’estime de soi pour sa com­pé­tence, son agir. 

Estime de soi pour sa personne

  • Se recon­naître le droit de vivre 
  • Être conscient d’être une per­sonne unique et irremplaçable 
  • Accep­ter tous les aspects de sa vie 
  • Se consi­dé­rer aimé et s’aimer soi-même

Estime de soi pour sa compétence

  • Croire en sa capa­ci­té d’apprendre
  • Accep­ter son niveau de com­pé­tence sans se com­pa­rer à d’autres
  • Savoir se valo­ri­ser à la suite de ses suc­cès, si petits soient-ils 
  • Cher­cher sa mis­sion et vou­loir la réaliser

Si l’estime de soi pour sa per­sonne est haute, et celle pour sa com­pé­tence basse, cela don­ne­ra des pro­fils où l’on évi­te­ra de faire : séduc­tion, mani­pu­la­tion, pas­si­vi­té, irres­pon­sa­bi­li­té… Dans le cas contraire, où l’estime de soi pour sa per­sonne est basse et celle pour sa com­pé­tence haute, on cher­che­ra à se prou­ver en per­ma­nence sa valeur par la fixa­tion d’objectifs de plus en plus éle­vés et la com­pa­rai­son aux autres : chal­lenge, sur­ac­ti­vi­té, tout ou rien, manque de vie intérieure…

Les repré­sen­ta­tions et juge­ments liés à ces aspects de l’estime de soi sont dif­fé­rents : com­ment je me vois, par exemple dans mon aspect phy­sique, ou com­ment je visua­lise mes pro­chains objec­tifs ; de quelle manière je me cri­tique dans mon dia­logue inté­rieur, ou je m’encourage pour entre­prendre, ma pos­ture phy­sique quand j’aborde quelqu’un ou ma gnaque pour atteindre ce que je sou­haite. La bonne nou­velle est qu’il est pos­sible d’augmenter son estime de soi, en uti­li­sant des stra­té­gies adap­tées, pour arri­ver à une saine affir­ma­tion de soi dans le res­pect d’autrui.

Cela demande néan­moins de prendre conscience des juge­ments que j’entretiens sur moi-même, de l’effet néfaste de cer­taines méta­phores de vie ou croyances, et du cou­rage pour vou­loir changer.


Les états de conscience supérieurs

Le tra­vail sur nos croyances, le déve­lop­pe­ment per­son­nel, pour effi­caces et valo­ri­sants qu’ils soient, butent inévi­ta­ble­ment sur des limites : limites de ma mémoire, de ma force, de mon intel­li­gence, de ma volon­té, non-maî­trise de mes émo­tions, etc. Plus que d’autres, les HP peuvent se deman­der : « Qu’est-ce qui alors donne de la valeur à mes actions ou à ma per­sonne ? », « N’y a‑t-il pas autre chose qui donne du sens ? » Or il arrive que nous fas­sions l’expérience d’états de conscience supé­rieurs, qui arrivent comme par sur­prise. Hen­ri Poin­ca­ré (X1873) décrit dans L’invention mathé­ma­tique le moment où, mon­tant sur le mar­che­pied d’un omni­bus à Cou­tances, il prit conscience que les trans­for­ma­tions per­met­tant de défi­nir les fonc­tions fuch­siennes étaient iden­tiques à celles de la géo­mé­trie non-eucli­dienne : « L’idée me vint…, sans que rien des pen­sées anté­rieures parût m’y avoir pré­pa­ré. » Abra­ham Mas­low a tra­vaillé sur la ques­tion de ces « expé­riences som­mets ». Elles peuvent être de nature scien­ti­fique, artis­tique, spor­tive, mys­tique ou onto­lo­gique (liée à l’être), en com­mu­nion avec la nature… Lorsqu’elles arrivent, on a l’impression que le temps s’arrête, que l’on est pro­fon­dé­ment uni­fié avec ce que vous entoure, que tout semble simple, lim­pide, har­mo­nieux, on a envie de dire merci…

“La formation humaine et militaire de l’X
a le mérite de faire sortir de la pensée conceptuelle. ”

Les expé­riences som­mets sont par­mi d’autres approches un che­min pour accé­der à une nou­velle phase de crois­sance per­son­nelle, ce que C. G. Jung, le grand psy­cha­na­lyste zuri­chois, a appe­lé indi­vi­dua­tion : deve­nir plei­ne­ment soi-même en accord avec notre Soi, qui détient notre véri­table iden­ti­té au cœur de notre incons­cient. Mais pour y accé­der, il faut admettre qu’il existe autre chose que notre mental.

Le mur de la rationalité

Pour des HP reçus en grandes écoles, le filtre de la pen­sée concep­tuelle a pu conduire à construire un mur de la ratio­na­li­té bien ras­su­rant. Ne pour­rait-on pas ten­ter un pari pas­ca­lien et regar­der derrière ?

D’abord, par une prise de conscience de nos repré­sen­ta­tions inté­rieures, cer­taines tapies dans notre incons­cient mais qui se révèlent dans des réac­tions qui nous sur­prennent nous-mêmes, ou à tra­vers des mani­fes­ta­tions cor­po­relles, car le corps ne ment pas. Ensuite par une visite de nos croyances et méta­phores per­son­nelles que nous pou­vons sou­mettre à la ques­tion : « Es-tu vraie, ou es-tu là pour me ras­su­rer ? » Enfin par l’acceptation d’une cer­taine forme de trans­cen­dance, de souffle de vie qui vient de l’intérieur ou arrive sous forme de coïn­ci­dences, ce qu’on appelle la syn­chro­ni­ci­té. Tout un che­min de décou­verte où l’on peut être uti­le­ment accompagné.

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