Pour une économie qui lie sans enchaîner

Dossier : Défricher des voies nouvellesMagazine N°552 Février 2000Par : Entretien avec Patrick Viveret

Keynes avait raison

X‑Action : La revue Trans­ver­sales s’ar­rête sou­vent sur le para­doxe d’une éco­no­mie de l’a­bon­dance qui compte de plus en plus de défa­vo­ri­sés. Com­ment expli­quer et éclai­rer ce paradoxe ?

Patrick Vive­ret : L’é­co­no­mie est actuel­le­ment domi­nante, mais elle est inca­pable de se sub­sti­tuer au lien social, qui se dis­tend de plus en plus. Dans ses « Pers­pec­tives éco­no­miques pour nos petits-enfants », der­nier cha­pitre de ses Essais sur l’é­co­no­mie et la mon­naie, J.M. Keynes consta­tait déjà en 1930 : Sauf catas­trophe majeure, la richesse glo­bale à la fin du siècle sera mul­ti­pliée par huit. Sa pré­dic­tion était pro­phé­tique, car elle s’est réa­li­sée mal­gré la catas­trophe majeure de la Seconde Guerre mon­diale. Glo­ba­le­ment, les pro­blèmes de pro­duc­tion, de moins en moins impor­tants, deviennent seconds der­rière les ques­tions essen­tielles : « Pour­quoi vivons-nous ? Que fait-on des hommes ? » L’é­co­no­mie devrait être désor­mais, ajou­tait Keynes, une dis­ci­pline comme la den­tis­te­rie : essen­tielle en situa­tion cri­tique, elle est mar­gi­nale dans la vie courante.

Les condi­tions objec­tives de la pro­duc­tion se trouvent atteintes, et les rap­ports des hommes entre eux deviennent donc prio­ri­taires. Pour­tant, crainte ou désar­roi, l’é­co­no­mie garde une place domi­nante, fon­dée sur l’ob­ses­sion d’une crois­sance conti­nue. Celle-ci, mal­gré la pro­duc­tion crois­sante de richesses, n’a pas mis fin à la misère : l’é­cart entre les plus pauvres et les plus riches sur la pla­nète, qui était de 1 à 30 en 1960, est pas­sé de 1 à 82 en 1995. La crois­sance cherche bien plu­tôt à satis­faire une sorte de loi de nature, qui n’a plus de rai­son d’être. En créant les condi­tions de l’a­bon­dance, elle est prise à son propre piège, qui conduit à mar­gi­na­li­ser l’é­co­no­mie elle-même.

Une économie vide de sens

On peut com­pa­rer cette évo­lu­tion à un phé­no­mène de régres­sion infan­tile, où l’on voit des adultes angois­sés se rac­cro­cher à des réflexes d’en­fants. Inca­pables d’af­fron­ter les grandes angoisses dues aux muta­tions de notre temps, les col­lec­ti­vi­tés humaines se fabriquent des repères sur des bases péri­mées, autour de l’ob­ses­sion de la pro­duc­tion : la pro­duc­ti­vi­té est deve­nue une véri­table reli­gion. Mais, alors que l’a­dulte angois­sé se tourne vers la psy­cha­na­lyse, la socié­té occi­den­tale soigne sa dépres­sion ner­veuse col­lec­tive par la guerre éco­no­mique, qui aggrave encore la dif­fi­cul­té. Nous sommes, en réa­li­té, confron­tés à une guerre éco­no­mique mon­diale, dont les causes sont beau­coup plus sociales et cultu­relles que pro­pre­ment éco­no­miques. D’où l’hy­po­thèse de Keynes, reprise sous une autre forme par Georges Bataille et d’autres acteurs, sur les racines psy­chiques de ce phé­no­mène paradoxal.

Le citoyen, créateur de sens

Ni les révo­lu­tions, ni les solu­tions toutes faites ne peuvent chan­ger cet état de choses : obsé­dées par l’i­dée de l’ordre, elles mènent à tous les tota­li­ta­rismes. Il faut une sorte de conver­sion, qui nous concerne tous. Les entre­prises elles-mêmes en ont conscience, puisque leur propre stra­té­gie prend main­te­nant en compte des consi­dé­ra­tions éthiques.

Si l’a­na­lyse est com­plexe, la stra­té­gie à défi­nir ne l’est pas moins. Je pense à un » réfor­misme radi­cal » : un sou­ci de réforme qui repère les objets de trans­for­ma­tion, reste dis­po­nible, se laisse sur­prendre par les évé­ne­ments ; mais un réfor­misme radi­cal et non empi­rique, qui prenne les évé­ne­ments à la racine, sans négli­ger leur com­plexi­té. À socié­té com­plexe, il faut des stra­té­gies fines.

Un exemple nous en est don­né par l’exis­tence des » mon­naies plu­rielles « . Un sémi­naire récem­ment orga­ni­sé par Trans­ver­sales, et dont le numé­ro 58 de la revue rend compte en détail, montre la varié­té des expé­riences conduites jus­qu’i­ci en la matière. Tech­ni­que­ment par­lant, elles ont toutes été des réus­sites : les sys­tèmes d’é­changes locaux (SEL), les réseaux de troc en Argen­tine, les banques du temps ita­liennes, le sys­tème amé­ri­cain des time dol­lar, et autres. Je me per­mets de citer l’é­di­to­rial de la revue : Nés pour l’es­sen­tiel d’un dys­fonc­tion­ne­ment majeur de nos éco­no­mies qui creusent les inéga­li­tés et rendent une por­tion crois­sante de la popu­la­tion insol­vable, ces mou­ve­ments rendent d’a­bord des ser­vices émi­nents dans le domaine de la réin­ser­tion et de la lutte contre la pau­vre­té. C’est au nom de la recon­nais­sance de cette fonc­tion qu’ils ont pu béné­fi­cier jus­qu’i­ci d’une com­pré­hen­sion glo­ba­le­ment intel­li­gente de pou­voirs publics et de la Banque de France.

La muta­tion contem­po­raine est tout à la fois géo­po­li­tique, tech­no­lo­gique, cultu­relle et sociale. Elle est en outre sys­té­mique, car ses causes et effets inter­agissent pour engen­drer de nou­veaux bou­le­ver­se­ments, por­teurs d’es­poirs mais aus­si de régres­sions. Pour pen­ser ensemble tous ces élé­ments, il faut une capa­ci­té d’a­na­lyse et d’ac­tion, qui lie d’un même mou­ve­ment une logique de résis­tance et une capa­ci­té dyna­mique d’an­ti­ci­pa­tion et de soli­da­ri­té. Telle est l’am­bi­tion de Trans­ver­sales Science/Culture et du Groupe de réflexion inter et trans­dis­ci­pli­naire (GRIT), qui comptent dix ans d’exis­tence. En par­te­na­riat avec les forces scien­ti­fiques, cultu­relles, sociales, civiques et poli­tiques qui adhèrent à la pers­pec­tive d’un huma­nisme renou­ve­lé, la revue cherche à jouer un rôle d’é­clai­rage, de défri­chage et d’anticipation.

Le Centre inter­na­tio­nal Pierre Men­dès-France (CIPMF) est, au-delà des cou­rants et des cli­vages, un lieu de ren­contres et de débats entre inno­va­teurs et déci­deurs qui dési­rent maî­tri­ser les effets de la mon­dia­li­sa­tion, et offrir une alter­na­tive aux sen­ti­ments de peur ou d’im­puis­sance. Il entend publier, sous forme de cahiers, les résul­tats de ses tra­vaux. Un pre­mier cycle de cahiers veut pré­ci­ser les pro­blèmes majeurs de la pla­nète et les points de consen­sus ou de dis­sen­sion. Un deuxième cycle vou­drait pro­po­ser des pistes concrètes pour un renou­vel­le­ment de l’ac­tion politique.

Adresse com­mune : Mai­son Gre­nelle, 21, bou­le­vard de Gre­nelle, 75015 Paris.
Trans­ver­sales : 01.45.78.34.05. CIPMF : 01.45.78.34.03.
Fax com­mun : 01.45.78.34.02.

Mais des blo­cages d’ordre fédé­ral, juri­dique, poli­tique en ont impo­sé l’ar­rêt – par­fois tem­po­raire (la banque suisse WIR fonc­tionne tou­jours et donne satis­fac­tion). Si la mon­naie jouait son rôle de faci­li­ta­teur d’é­changes, il n’y aurait pas d’in­sol­vables (sauf cas patho­lo­giques). Mais, comme l’ont mon­tré André Orléan et Michel Agliet­ta dans leur livre La vio­lence de la mon­naie, celle-ci est ambi­va­lente. Elle est à la fois fac­teur de paci­fi­ca­tion et d’é­change, et vec­teur de vio­lence et de domination.

Une esquisse de stratégie

Que peut-on faire pour lever les blo­cages ? Avant tout, deman­der aux pou­voirs en place, qu’ils soient publics ou pri­vés, une atti­tude de « réac­ti­vi­té posi­tive ». En 1930, la rigi­di­té des pou­voirs publics a fait échouer des solu­tions qui auraient pu atté­nuer la crise. La sou­plesse des entre­prises, comme l’ex­plique Robert Reich au cours d’une entre­tien récem­ment publié dans Le Monde, doit être aus­si béné­fique aux sala­riés qu’à l’employeur. Et le « désac­cord fécond » que nous pra­ti­quons à la rédac­tion de Trans­ver­sales est une alter­na­tive à la vio­lence. C’est d’ailleurs pour­quoi je ne crois pas trop aux théo­ries com­plètes, « clefs en mains ».

Il faut aus­si mon­trer que d’autres voies sont pos­sibles. Le sys­tème, je l’ai dit, est plus mal­léable qu’il n’y paraît ; il pré­sente des inter­stices dont on peut tirer par­ti. Micro­soft, qui a com­men­cé comme un gag d’une bande de copains, a com­pris que le pira­tage de ses logi­ciels était le meilleur moyen d’as­su­rer leur dif­fu­sion : ce n’é­tait pas de la logique éco­no­mique clas­sique. Et, le jour où Apple a vou­lu faire les choses dans les règles, elle a failli en périr. L’a­ve­nir de telles entre­prises dépend, pour une part, de leur capa­ci­té de ne pas se prendre au sérieux.

Le modèle qui marche le mieux relève de ce que j’ap­pel­le­rai les « coopé­ra­tions ludiques ».

Enfin, les citoyens doivent se prendre eux-mêmes en mains – sur­tout dès lors que l’É­tat, trop rigide, tend à se désen­ga­ger. Il existe beau­coup de « nou­velles places publiques », « d’es­paces dépol­lués », répon­dant à une logique dont les médias ont peine à rendre compte. Ain­si en est-il, par exemple, de la petite ville de Par­the­nay (Deux-Sèvres), dont les habi­tants dia­loguent sur Inter­net, et dont le maire incite à déve­lop­per l’in­no­va­tion sociale et civique. La rela­tion entre per­sonnes devient fon­da­men­tale, sous peine de soli­tude et de ver­tige, aux­quels on tente d’é­chap­per en se refa­bri­quant des contraintes du tra­vail. La citoyen­ne­té active devient un impé­ra­tif : les ques­tions de socié­té sont main­te­nant plus com­plexes qu’au len­de­main de la guerre, elles sont désor­mais trans­ver­sales et plu­ri­dis­ci­pli­naires. Les mou­ve­ments doivent inté­grer l’ex­per­tise et l’in­tel­li­gence col­lec­tive. On ne pèse plus sur les déci­deurs qu’a­vec de bons dos­siers, ce qui est assez nou­veau. Les éco­lo­gistes sur la ques­tion de l’en­fouis­se­ment des déchets, le mou­ve­ment ATTAC avec son conseil scien­ti­fique et son auto­for­ma­tion interne l’ont bien compris.

X‑Action : Que pro­po­se­riez-vous, pour conclure ?

Patrick Vive­ret : Il me paraît néces­saire d’en appe­ler à une sorte de mobi­li­sa­tion des citoyens, par tous moyens d’ex­pres­sion et en tous lieux. Je crois plus à la créa­ti­vi­té de la base qu’aux remises en ques­tion chez la plu­part des élites, trop mar­quées par un mode de vie et de pen­sée dont elles ne croient pas pos­sible de sor­tir. Et il faut agir vite, d’au­tant plus que les risques de catas­trophes existent : en témoignent le sur­en­det­te­ment des ménages amé­ri­cains, ou la situa­tion en Rus­sie. Mais, au-delà du pes­si­misme qui para­lyse, nous devons avoir l’am­bi­tion d’être acteurs pour sur­mon­ter la crise. L’ex­pres­sion chi­noise du mot « crise » uti­lise les deux idéo­grammes « dan­ger » et « oppor­tu­ni­té » : sage conseil qui devrait nous tenir en alerte pour nous gar­der de l’un et nous sai­sir de l’autre.

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Gérard Dréanrépondre
29 novembre 2008 à 12 h 25 min

des mots pour ne rien dire
Cet article, comme la plu­part des pro­duc­tions de son auteur, est un ramas­sis de slo­gans creux indigne d’être publié dans cette revue.
Je pro­pose que la fenêtre de nota­tion étende les choix pos­sibles à « zéro étoile » et à une à cinq poubelles.

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