L’Association : une révolution tranquille

Dossier : Défricher des voies nouvellesMagazine N°552 Février 2000
Par Jean BASTIDE

Une très longue marche

Une très longue marche

Avant 1901, l’exis­tence légale d’une asso­cia­tion découle obli­ga­toi­re­ment de sa recon­nais­sance par l’É­tat. Sous l’An­cien Régime il n’y a pas d’as­so­cia­tion pos­sible sans l’au­to­ri­sa­tion du roi. Un man­de­ment de Phi­lippe le Bel de 1305 adres­sé au pré­vôt de Paris lui enjoint de faire publier « des défenses à toutes per­sonnes de s’as­sem­bler dans Paris au-delà du nombre de cinq, soit de jour, soit de nuit, dans les lieux publics ou secrets sous peine de pri­son ». Liber­té de s’as­so­cier et capa­ci­té juri­dique sont alors inti­me­ment liées. Les lettres de patente qui auto­risent l’as­so­cia­tion lui confèrent en même temps la per­son­na­li­té morale.

L’é­dit d’A­gues­seau de 1749 rap­pelle ce régime juri­dique : « …vou­lons qu’il ne puisse être fait aucun nou­vel éta­blis­se­ment de cha­pitres, col­lèges, sémi­naires, mai­sons ou com­mu­nau­tés reli­gieuses, même sous pré­texte d’hos­pices, congré­ga­tions, confré­ries, hôpi­taux ou autres corps… de quelque qua­li­té qu’ils soient… dans toute l’é­ten­due de notre royaume… si ce n’est en ver­tu de notre per­mis­sion expresse, por­tée par nos lettres de patentes, enre­gis­trées en nos par­le­ments ou conseils supé­rieurs… décla­rons nuls tous ceux qui seraient faits à l’a­ve­nir sans avoir obte­nu nos lettres patentes… » (cité par Wal­deck-Rous­seau, 21.06.1901, JO débats, p. 115).

La prin­ci­pale rai­son d’être de cette inter­dic­tion est la volon­té de limi­ter les biens de main­morte : « …pour main­te­nir de plus en plus le bon ordre dans l’in­té­rieur de notre royaume, nous font regar­der comme un des prin­ci­paux objets de notre atten­tion les incon­vé­nients de la mul­ti­pli­ca­tion des gens de main­morte et de la faci­li­té qu’ils trouvent à acqué­rir des fonds natu­rel­le­ment des­ti­nés à la sub­sis­tance et à la conser­va­tion des familles ».

C’est cette concep­tion de la per­son­na­li­té morale qui a été reprise par la Consti­tuante ins­pi­rée des idées du siècle des Lumières, pro­fon­dé­ment indi­vi­dua­liste et donc hos­tile à toutes formes de corps inter­mé­diaires venant se glis­ser entre l’É­tat et le citoyen.

L’Em­pire, tout aus­si hos­tile, confirme cette tra­di­tion et la ren­force encore ; c’est ce que tra­duit l’a­vis du Conseil d’É­tat de 1805 : « …les éta­blis­se­ments de bien­fai­sance ne peuvent être utiles et ins­pi­rer une confiance fon­dée, quelle que soit la pure­té des inten­tions qui les ont fait naître, tant qu’ils ne sont pas sou­mis à l’exa­men de l’ad­mi­nis­tra­tion publique, auto­ri­sés, régu­la­ri­sés et sur­veillés par elle ».

Jus­qu’en 1824, la recon­nais­sance d’u­ti­li­té publique (RUP), ain­si défi­nie, ne s’ap­plique qu’aux éta­blis­se­ments de bien­fai­sance ; ce n’est qu’à cette date qu’un décret l’é­lar­git aux asso­cia­tions de toute nature, car, en ver­tu des dis­po­si­tions de la loi Le Cha­pe­lier (1791), la recon­nais­sance d’u­ti­li­té publique est la seule solu­tion pour don­ner à une asso­cia­tion une exis­tence légi­time. C’est ain­si que, sous le régime anté­rieur à la loi de 1901, toute asso­cia­tion de plus de vingt membres devait obte­nir une auto­ri­sa­tion pré­fec­to­rale, laquelle ne confé­rait aucune capa­ci­té juri­dique, mais avait pour seul but de sous­traire ses membres aux dis­po­si­tions de la loi répri­mant le délit d’as­so­cia­tion non auto­ri­sée (art. 291 à 294 du code pénal).

C’est au cours des longs débats qui se déroulent au Par­le­ment en 1900 et 1901 qu’une solu­tion de rup­ture avec les prin­cipes anciens du droit public a fini par être adop­tée : les asso­cia­tions sim­ple­ment décla­rées – plus d’au­to­ri­sa­tion admi­nis­tra­tive préa­lable – béné­fi­cie­ront désor­mais du pri­vi­lège essen­tiel jusque-là obte­nu par la seule recon­nais­sance de l’É­tat, de l’ac­qui­si­tion de la capa­ci­té juridique.

Tou­te­fois, la capa­ci­té à rece­voir des libé­ra­li­tés1 res­te­ra le pri­vi­lège de la RUP, les pou­voirs publics, dans un cli­mat de « guerre reli­gieuse » ne l’ou­blions pas, gar­dant le sou­ci de la maî­trise de la consti­tu­tion des biens de main­morte et la volon­té de contrô­ler les éta­blis­se­ments de bien­fai­sance. C’est pour­quoi, au sujet des ARUP2, on parle de « grande capacité ».

En 1933, la capa­ci­té à rece­voir des libé­ra­li­tés a été éten­due aux asso­cia­tions à but exclu­sif d’as­sis­tance, de bien­fai­sance, de recherche scien­ti­fique ou médi­cale, capa­ci­té don­née pour cinq ans par arrê­té pré­fec­to­ral après enquête, et à la condi­tion que les sta­tuts com­portent des dis­po­si­tions ana­logues à celles des asso­cia­tions RUP. C’est ce que l’on appelle la « petite » capacité.

Un climat toujours hostile

Com­ment expli­quer cette per­ma­nence d’une inter­dic­tion tout au long d’un siècle qui a connu la mon­tée des autres liber­tés avec, certes, des hauts et des bas ? En 1881 c’est la liber­té de réunion et la liber­té de la presse, en 1884 la liber­té syn­di­cale qui est dis­so­ciée de la liber­té de s’as­so­cier pour laquelle il fau­dra encore attendre. Pour­quoi ? La pre­mière rai­son, nous venons d’en par­ler, c’est la crainte de voir une asso­cia­tion accu­mu­ler, compte tenu de sa per­ma­nence, des biens qui seraient sous­traits au cir­cuit éco­no­mique. Mais c’est aus­si le prin­cipe de la libre concur­rence, exi­gence de l’é­co­no­mie de mar­ché qui domine tout le XIXe siècle sur le plan éco­no­mique, qui condamne les regrou­pe­ments sur une base pro­fes­sion­nelle, car sus­cep­tibles de remettre en cause le prin­cipe du lais­ser-faire et du laissez-passer.

La seconde rai­son est d’ordre psy­cho­lo­gique : c’est la peur que les asso­cia­tions ins­pi­raient aux déten­teurs du pou­voir. Tous crai­gnaient de voir l’as­so­cia­tion uti­li­sée par ceux qu’ils consi­dé­raient comme leurs adver­saires et qui leur parais­saient faire peser une menace. C’est ce qui explique que tous les régimes qui se sont suc­cé­dé, même les plus libé­raux, se soient mon­trés extrê­me­ment réti­cents à l’é­gard de la liber­té d’association.

Quant aux posi­tions des répu­bli­cains qui pro­clament vingt ans plus tôt la liber­té de réunion et de la presse, ils ont une rai­son sup­plé­men­taire pour s’op­po­ser : ils ne retrouvent pas la liber­té d’as­so­cia­tion dans l’hé­ri­tage de 1789. Ce n’est donc pas une liber­té dont ils se sentent les garants et les res­pon­sables, comme de celles qui sont ins­crites dans la Décla­ra­tion des droits de l’homme.

Cer­tains y ver­ront encore une rai­son plus terre-à-terre : les répu­bli­cains ne sont peut-être pas fâchés de pou­voir uti­li­ser, contre ceux qu’ils consi­dèrent comme leurs adver­saires, les armes que l’in­ter­dic­tion de l’as­so­cia­tion leur pro­cure et la pos­si­bi­li­té de faire dis­soudre, par l’ad­mi­nis­tra­tion, celles des asso­cia­tions qu’ils jugent dan­ge­reuses pour eux. En effet, l’ar­ticle 291 du code pénal est lar­ge­ment appli­qué en 1890 et en 1898 à toutes les asso­cia­tions poli­tiques anti­ré­pu­bli­caines, natio­na­listes et conservatrices.

Mais si l’on tarde encore à aban­don­ner cette arme, c’est que l’on craint aus­si que cet aban­don pro­fite à ceux que l’an­ti­clé­ri­ca­lisme de cette époque consi­dère comme des enne­mis par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reux de la loi qui, en contra­dic­tion avec tous ses prin­cipes, impose aux congré­ga­tions un régime qui équi­vaut pra­ti­que­ment à l’interdiction.

Une sacrée revanche

Avec la loi de 1901, c’est le régime de l’au­to­ri­sa­tion préa­lable qui dis­pa­raît, régime qui était la néga­tion de la liberté.
Si cette loi a connu quelques ava­tars au cours du XXe siècle, tout par­ti­cu­liè­re­ment avec la loi de 1939 sur les asso­cia­tions étran­gères qui a heu­reu­se­ment dis­pa­ru en 1981, on ne peut pas­ser sous silence, alors que la menace du réta­blis­se­ment de l’au­to­ri­sa­tion admi­nis­tra­tive pesait lour­de­ment, la déci­sion fon­da­trice du Conseil consti­tu­tion­nel du 16 juillet 1971 :
elle consacre la liber­té d’as­so­cia­tion au niveau le plus éle­vé de toutes les règles juri­diques, le niveau constitutionnel.

L’in­ci­dent pro­vo­ca­teur d’une déci­sion aus­si fon­da­men­tale, c’est Simone de Beau­voir qui en est à l’origine.

Si elle n’a­vait pas déci­dé de recons­ti­tuer Les amis de la cause du peuple, M. Mar­cel­lin, ministre de l’In­té­rieur, n’au­rait pas don­né ordre au pré­fet de police de refu­ser le récé­pis­sé de dépôt des sta­tuts ; ce refus n’au­rait pas été annu­lé par le tri­bu­nal admi­nis­tra­tif ; cette annu­la­tion n’au­rait pas entraî­né le dépôt d’un pro­jet de loi et son vote par le Par­le­ment ; le Pré­sident du Sénat n’au­rait pas sai­si le Conseil consti­tu­tion­nel ; lequel n’au­rait pas pu prendre une déci­sion aus­si fon­da­trice des libertés.

Car, et c’est un aspect pour le moins sur­pre­nant, c’est la liber­té d’as­so­cia­tion qui a entraî­né avec elle, à ce niveau de la Consti­tu­tion, les autres liber­tés fondamentales.

C’est ain­si que Simone de Beau­voir, il n’est pas inter­dit de lire l’his­toire de cette façon, a pro­vo­qué la déci­sion véri­ta­ble­ment fon­da­trice de la pro­tec­tion consti­tu­tion­nelle des droits fon­da­men­taux dans l’his­toire de la Répu­blique française !

Une loi devenue désuète ?

Au cours des vingt der­nières années, et plus par­ti­cu­liè­re­ment encore à l’ap­proche de la com­mé­mo­ra­tion du cen­te­naire de la loi, pour des motifs divers et par­fois contra­dic­toires, des voix favo­rables à sa révi­sion se font entendre. Certes, le contexte a pro­fon­dé­ment chan­gé. Mais de là à par­ler comme cer­tains le font aisé­ment de loi désuète, inadap­tée à la légis­la­tion socio­cul­tu­relle et socio-éco­no­mique contem­po­raine, inadap­tée encore, bien que ce pro­blème mérite la plus grande atten­tion, à la lutte contre les nou­veaux mou­ve­ments sec­taires qui connaissent depuis quelques années des déve­lop­pe­ments pré­oc­cu­pants, c’est un pas que nous ne sou­hai­tons pas franchir.

Nous n’a­vons jamais été convain­cus par les argu­ments des uns et des autres mal­gré la sin­cé­ri­té de cer­taines inten­tions. Car aucune des rai­sons invo­quées ne sau­rait jus­ti­fier la révi­sion d’une loi qui, ne l’ou­blions pas, confère, en pre­mier, à l’as­so­cia­tion son carac­tère et son fon­de­ment essen­tiels, c’est-à-dire la liber­té, et cette liber­té ne serait-elle pas la plus haute jus­ti­fi­ca­tion de l’association ?

Lors du col­loque orga­ni­sé conjoin­te­ment par le CNVA et l’As­sem­blée natio­nale à l’oc­ca­sion du 90e anni­ver­saire de la loi, le pro­fes­seur de droit Jean Rive­ro s’ex­pri­mait ain­si : Il ne sau­rait y avoir de limite d’âge pour les liber­tés. Une loi de 90 ans doit gar­der tout son dyna­misme et sa vita­li­té lorsque c’est une liber­té qu’elle consacre. Et le pro­fes­seur Didier Maus spé­cia­liste du droit consti­tu­tion­nel d’a­jou­ter à pro­pos de ceux qui sont enclins à la réforme : Une des grandes carac­té­ris­tiques, un des grands avan­tages de la loi de 1901 est jus­te­ment de ne pas conte­nir grand-chose.

C’est un bien, croyons-nous, qu’il nous appar­tient de préserver.

L’association est un contrat

À sa nais­sance, la liber­té d’as­so­cia­tion revêt deux aspects : la liber­té indi­vi­duelle de tous ceux qui entendent se grou­per, c’est la liber­té de créa­tion de l’association.
La seconde liber­té, ce n’est plus celle de l’in­di­vi­du, c’est la liber­té du groupe qui implique que lui soient accor­dés les moyens indis­pen­sables pour atteindre son objet.

Or la loi de 1901 met l’ac­cent sur la pre­mière, c’est-à-dire sur l’as­pect indi­vi­duel de s’as­so­cier, ce qu’in­dique bien son inti­tu­lé qui n’est pas « loi sur la liber­té d’as­so­cia­tion », mais « loi rela­tive à la conven­tion d’as­so­cia­tion ». C’est bien un contrat qui relève du droit civil qui fonde l’as­so­cia­tion, un contrat qui jouit de la même liber­té qu’un contrat de droit pri­vé. Et cette liber­té ne connaît que deux limites : confor­mé­ment aux droits des contrats c’est le res­pect des lois de la Répu­blique et d’une cer­taine mora­li­té ; la seconde limite, elle, est inhé­rente à la notion même d’as­so­cia­tion : l’in­ter­dic­tion de la pour­suite d’un but lucra­tif par les asso­ciés, c’est-à-dire le non-par­tage des béné­fices et le dés­in­té­res­se­ment de ses diri­geants, ce qui dis­tingue fon­da­men­ta­le­ment l’as­so­cia­tion de la socié­té de capitaux.

Un siècle de réalisations considérables

À l’ap­proche du cen­tième anni­ver­saire de la loi, il m’est appa­ru impor­tant de tra­cer les grandes lignes de ce qui a pré­cé­dé son vote tar­dif et de sou­li­gner les quelques ava­tars sur­ve­nus au cours de ce siècle, dont le der­nier, qui s’est retour­né contre ses auteurs. La ques­tion qui vient immé­dia­te­ment à l’es­prit : cette liber­té, qu’a-t-elle pro­duit depuis bien­tôt cent ans, en termes de bien com­mun et de ser­vice de l’in­té­rêt général ?

S’il n’existe pas de réponse exhaus­tive à pareille ques­tion, quelques chiffres nous per­met­tront de com­prendre le bou­le­ver­se­ment qui a été ren­du pos­sible à par­tir du vote de 1901.

Tout d’a­bord, et ceci peut sur­prendre, mal­gré la longue attente et le dif­fi­cile accou­che­ment de la loi, le « boum asso­cia­tif » n’a pas été immédiat.
Le nombre des asso­cia­tions enre­gis­trées les pre­mières années ne dépas­sait pas quelques cen­taines par an. Au cours des années 20, le chiffre de deux mille était atteint, mais c’est au cours des années 50 que le déve­lop­pe­ment s’est accé­lé­ré avec la créa­tion de quelque cinq mille asso­cia­tions par an.
Si au début des années 70 le chiffre de 20 000 était dépas­sé, c’est à la créa­tion de plus de 60 000 que l’on assiste depuis le début des années 90.

C’est dire que le mou­ve­ment s’est pro­di­gieu­se­ment accé­lé­ré au cours des trente der­nières années, même si aujourd’­hui il tend à se sta­bi­li­ser. Ces élé­ments sta­tis­tiques sont la démons­tra­tion de l’in­té­rêt crois­sant de nos contem­po­rains pour cette forme d’or­ga­ni­sa­tion pour entre­prendre que consti­tue l’as­so­cia­tion. Ils sont aus­si révé­la­teurs du for­mi­dable vivier d’in­no­va­tions et d’i­ni­tia­tives drai­nées par cet outil juridique.

Cepen­dant, ces élé­ments ne per­mettent qu’une approche approxi­ma­tive de la réa­li­té du parc asso­cia­tif en acti­vi­té, car cha­cun sait que s’il y a obli­ga­tion de décla­rer l’as­so­cia­tion à la pré­fec­ture pour qu’elle dis­pose de la capa­ci­té juri­dique3, la même obli­ga­tion n’existe pas au moment de la dis­so­lu­tion, ou, ce qui est aus­si fré­quent, de l’a­ban­don de l’ac­ti­vi­té et de la mort lente sans dissolution.

La diver­si­fi­ca­tion des sec­teurs au sein des­quels les asso­cia­tions – d’a­bord diri­gées et ani­mées prin­ci­pa­le­ment par des béné­voles – inter­viennent, tous les sec­teurs de l’ac­ti­vi­té sociale, éco­no­mique et cultu­relle sont cou­verts, autant que la crois­sance et la com­plexi­té de leurs acti­vi­tés ont conduit la plu­part des asso­cia­tions les plus influentes à une forte professionnalisation.

Plu­sieurs études uni­ver­si­taires, et plus récem­ment celles de l’IN­SEE, abou­tissent à des résul­tats voi­sins, c’est le chiffre de 750 à 800 000 asso­cia­tions en acti­vi­té qui semble s’imposer.

C’est ain­si qu’au­jourd’­hui le pay­sage asso­cia­tif ne s’est pas uni­que­ment den­si­fié, il est deve­nu plus com­plexe et plus diversifié.

Quand on sait qu’en matière d’emplois les asso­cia­tions repré­sentent un effec­tif supé­rieur à la branche du bâti­ment ou de l’in­dus­trie auto­mo­bile – quelque 800 000 équi­va­lents temps plein pour 1 300 000 sala­riés, 4,2 % de l’emploi total en France -, on mesure le che­min par­cou­ru depuis le début du siècle4.

Mais ces chiffres ne sau­raient cacher cette autre réa­li­té qui est la diver­si­té : sur les 800 000 asso­cia­tions, à peine 15 % d’entre elles sala­rient au moins une per­sonne, c’est dire que l’é­cra­sante majo­ri­té n’est diri­gée et ani­mée que par des béné­voles5.

Le poids éco­no­mique du sec­teur sani­taire et social est de loin le plus impor­tant puis­qu’il repré­sente à lui seul plus de 50 % des sala­riés : 136 500 pour le sani­taire, répar­tis dans 12 500 asso­cia­tions, 310 000 pour le social dans 82 500 asso­cia­tions. La culture et les loi­sirs comp­tant un peu moins de 100 000 sala­riés. La masse finan­cière gérée par les asso­cia­tions attein­drait quelque 217 mil­liards, soit 3,3 % du pro­duit inté­rieur brut. Quant à l’es­ti­ma­tion très approxi­ma­tive de la valo­ri­sa­tion finan­cière du béné­vo­lat, elle est esti­mée à 74 mil­liards, ce qui ramène le poids éco­no­mique des asso­cia­tions à un chiffre voi­sin de 291 mil­liards de francs.

Sur les res­sources glo­bales du sec­teur asso­cia­tif, nous nous bor­ne­rons à ne citer que deux chiffres signi­fi­ca­tifs : 60 % en pro­ve­nance des pou­voirs publics et des ins­ti­tu­tions sociales (plan natio­nal et local), alors que 7 % seule­ment pro­viennent des dons6.

.Ces quelques chiffres nous per­mettent de mieux appré­hen­der le mou­ve­ment asso­cia­tif d’au­jourd’­hui : sa réa­li­té éco­no­mique ne fait plus de doute, au point que cer­tains s’in­ter­rogent par­fois – pour ce qui concerne notam­ment les asso­cia­tions ges­tion­naires – s’il ne faut pas les clas­ser par­mi les entre­prises ou encore par­mi les admi­nis­tra­tions (rôle des finan­ce­ments publics).

Cette inter­ro­ga­tion intro­duit la ques­tion essen­tielle concer­nant l’as­so­cia­tion, c’est celle de sa spé­ci­fi­ci­té. Entre­prise, oui, au sens éty­mo­lo­gique d’en­tre­prendre des actions, obéis­sance aux règles de la micro-éco­no­mie, notam­ment de la loi comp­table concer­nant les obli­ga­tions et les seuils pour le com­mis­saire aux comptes, mais aus­si au sens du droit du tra­vail, l’as­so­cia­tion est une entre­prise qui a la res­pon­sa­bi­li­té totale de l’employeur.

On pour­rait mul­ti­plier les fac­teurs de rap­pro­che­ment, mais gar­dons-nous d’ou­blier que si l’as­so­cia­tion ges­tion­naire est bien une entre­prise au sens éty­mo­lo­gique, elle se dis­tingue fon­da­men­ta­le­ment de l’en­tre­prise de capi­taux dont la fonc­tion est de pro­duire de la plus-value, car c’est une socié­té de per­sonnes qui ne repose pas sur l’ap­port de capi­taux ni sur des liens patri­mo­niaux, mais sur des liens de soli­da­ri­té entre cha­cun de ses membres, et de ceux-ci, avec leur envi­ron­ne­ment. C’est ce que l’on appelle la non-lucrativité.

L’association et son projet

Mais ce qui la dis­tingue encore, au regard du bien com­mun, c’est son pro­jet et la méthode démo­cra­tique pour le mettre en œuvre, c’est dire sa capa­ci­té à mobi­li­ser des bonnes volon­tés et des forces militantes.

Si l’on se réfère à la période de l’a­près-guerre, le mou­ve­ment asso­cia­tif appa­raît comme l’ac­com­pa­gna­teur des évo­lu­tions pro­fondes de la socié­té française.
Qu’il s’a­gisse des congés payés et du rôle consi­dé­rable joué par le tou­risme social au cours des années 50 notam­ment, de l’é­pa­nouis­se­ment des jeunes dans les mou­ve­ments de jeu­nesse dont le scou­tisme, de la pro­mo­tion de la per­sonne, du civisme, de la citoyen­ne­té et de l’ac­cès aux res­pon­sa­bi­li­tés au sein des mou­ve­ments d’é­du­ca­tion popu­laire, du déve­lop­pe­ment du sport pour tous dans des mil­liers de clubs, de l’ac­cès à la culture, de l’ac­tion sociale, de l’ac­cueil des per­sonnes en dif­fi­cul­té, des asso­cia­tions de consom­ma­teurs, de défense de l’en­vi­ron­ne­ment, du tiers-monde, des asso­cia­tions d’in­ser­tion et de lutte contre la pau­vre­té, des radios locales, des asso­cia­tions de déve­lop­pe­ment local et d’aide aux per­sonnes âgées… à chaque étape, dans ces mul­tiples domaines, les asso­cia­tions ont lar­ge­ment démon­tré leur capa­ci­té à être en prise directe avec la société.

C’est pour­quoi elles sont aus­si le reflet, le miroir, et sou­vent sont à l’a­vant-garde, parce que leur forme d’or­ga­ni­sa­tion est souple et qu’elles s’a­daptent aux réa­li­tés les plus diverses de notre his­toire sociale. À l’é­coute de la socié­té, pré­sentes sur le ter­rain, là où se consti­tue la demande sociale, elles ont voca­tion à la por­ter, à la faire connaître, mais aus­si à appor­ter des réponses concrètes.

À regar­der de près les pré­misses de la loi contre les exclu­sions, il n’est pas néces­saire d’être grand spé­cia­liste des ques­tions sociales pour consta­ter que, sans le mou­ve­ment asso­cia­tif et son constant com­bat opi­niâtre pour faire recon­naître l’ac­cès aux droits pour tous et le devoir de soli­da­ri­té vis-à-vis des plus dému­nis, le che­mi­ne­ment légis­la­tif, même s’il fut très long et chao­tique, n’au­rait vrai­sem­bla­ble­ment pas abouti.

Les pou­voirs publics l’ont si bien com­pris, sur­tout depuis les années de crise éco­no­mique, d’un chô­mage crois­sant et d’une pau­vre­té galo­pante, qu’ils ne cessent de pas­ser com­mande aux asso­cia­tions parce qu’ils ont repé­ré chez elles des savoir-faire et une proxi­mi­té avec les pro­blèmes réels des gens que ni l’ad­mi­nis­tra­tion, encore moins le sec­teur com­mer­cial, ne sont capables de développer.

C’est ce qui explique les chiffres de par­ti­ci­pa­tion finan­cière de l’É­tat et des col­lec­ti­vi­tés dans le finan­ce­ment des asso­cia­tions. Tout irait pour le mieux si la ten­ta­tion per­ma­nente des « finan­ceurs » ne consis­tait pas à pas­ser com­mande comme ils le font dans le cadre des mar­chés publics à un pres­ta­taire de ser­vice, sans égard pour la spé­ci­fi­ci­té du pro­jet associatif.

Recon­naître ce pro­jet et sa spé­ci­fi­ci­té, c’est consi­dé­rer que la méthode asso­cia­tive, qui repose sur le débat et la déci­sion col­lec­tive prise démo­cra­ti­que­ment, apporte une « plus-value » en termes d’hu­ma­ni­té, de citoyen­ne­té et de res­pon­sa­bi­li­té. Si l’as­so­cia­tion n’est pas en situa­tion de jus­ti­fier « ce plus », à quoi bon faire appel à elle ?

À moins que ce ne soit pour des rai­sons éco­no­miques, certes non négli­geables mais pas à la hau­teur des enjeux, l’ap­port du béné­vo­lat contri­buant à réduire les coûts des ser­vices ren­dus. Si ce phé­no­mène devait se déve­lop­per, nous assis­te­rions pro­gres­si­ve­ment à la bana­li­sa­tion de l’ac­ti­vi­té asso­cia­tive et pro­gres­si­ve­ment à la perte de sens, tout au moins pour celles qui ten­draient à oublier les fon­de­ments sur les­quels elles reposent : le pro­jet collectif.

À l’ap­proche du cen­te­naire du vote de la loi, pro­cé­der à l’in­ven­taire de la contri­bu­tion asso­cia­tive en matière de liber­té, de pro­grès social, de déve­lop­pe­ment des soli­da­ri­tés et du civisme, de prise de res­pon­sa­bi­li­té, de res­pect des droits… consti­tue un devoir de mémoire essen­tiel pour pen­ser le néces­saire rebond des asso­cia­tions pour le XXIe siècle.

Certes, comme toutes les acti­vi­tés humaines, le monde asso­cia­tif a été par­fois secoué et mal­me­né par des pra­tiques peu conformes à ses tra­di­tions et à sa voca­tion. Ce ne sont pas ces ava­tars aus­si déplo­rables que cho­quants parce que contra­dic­toires avec les valeurs du mou­ve­ment asso­cia­tif, ses res­pon­sables sont les pre­miers à les condam­ner, qui sau­raient frei­ner l’en­ga­ge­ment des bonnes volon­tés pour le ser­vice du bien com­mun. Notre socié­té dite déve­lop­pée a trop besoin d’hommes et de femmes de toutes ori­gines, ayant la volon­té d’un enga­ge­ment tour­né vers les autres.

La soli­da­ri­té n’est-elle pas une des condi­tions essen­tielles du « mieux vivre ensemble » pour des hommes libres ?

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1. Le terme de libé­ra­li­té est plus conforme que l’ex­pres­sion « dons et legs » : depuis la loi du 23.07.87 toutes les asso­cia­tions peuvent rece­voir des dons manuels sans for­ma­li­té par­ti­cu­lière. Seules les dona­tions, por­tant trans­fert de pro­prié­té et néces­si­tant un acte authen­tique, sont réser­vées aux asso­cia­tions RUP.
2. Asso­cia­tion recon­nue d’u­ti­li­té publique.
3. Par essence, on peut appré­hen­der avec une plus grande impré­ci­sion encore les asso­cia­tions dites de « fait » qui relèvent de la même loi puis­qu’elles ne font pas l’ob­jet d’une décla­ra­tion. Il faut sou­li­gner que pour les trois dépar­te­ments du Bas-Rhin, Haut-Rhin et Moselle c’est la réfé­rence à la loi locale de 1908 qui s’im­pose et que la décla­ra­tion doit se faire devant le tri­bu­nal d’instance.
4. Au cours des quinze der­nières années l’emploi asso­cia­tif a connu une crois­sance moyenne annuelle de plus de 4 %, ce qui consti­tue un record.
5. Nous citons ici les résul­tats des études conduites par Édith Archam­bault, pro­fes­seur d’é­co­no­mie à l’u­ni­ver­si­té Paris I, Le sec­teur sans but lucra­tif, Paris, Éco­no­mi­ca, 1996.
6. Dans le Royaume-Uni où la tra­di­tion asso­cia­tive remonte au XVIe siècle, les fonds publics ne dépassent guère 30 %, mais la fis­ca­li­té des dons est plus géné­reuse que chez nous et le mécé­nat se pra­tique depuis longtemps.

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