Les entreprises ont changé leur manière de gérer leurs ressources humaines.

Fonctionnement de l’économie et gestion des “ressources humaines”; une cohérence à trouver

Dossier : Défricher des voies nouvellesMagazine N°552 Février 2000
Par Philippe d'IRIBARNE (55)

La capac­ité inso­lente des États-Unis à créer de l’emploi et à con­tenir le chô­mage, tout en étant qua­si­ment dépourvus de chômeurs de longue durée, a quelque chose de sur­prenant et même vex­ant. Pen­dant longtemps c’est l’Eu­rope, France com­prise, qui a pu se tar­guer de mon­tr­er l’ex­em­ple, en ayant qua­si­ment éradiqué le chô­mage, pen­dant que les États-Unis parais­saient, en la matière, le mau­vais élève de la classe. Que s’est-il passé pour que la roue tourne, et sem­ble-t-il de manière durable, et que pou­vons-nous faire ? Les experts s’interrogent.

Les rigid­ités du marché du tra­vail en Europe, le niveau, déclaré exces­sif, des salaires qui y pré­vaut, spé­ciale­ment pour les moins qual­i­fiés, le poids des prélève­ments publics sont sou­vent mis en accu­sa­tion, spé­ciale­ment par les Améri­cains, mais sans que cette vision emporte tou­jours la con­vic­tion1. Bien des choses inci­tent à penser que les inter­férences entre le fonc­tion­nement de l’é­conomie et la manière dont sont gérées les “ressources humaines” dans le quo­ti­di­en de la vie des entre­pris­es sont large­ment en ques­tion, mais les mod­èles des écon­o­mistes ne pren­nent en compte ces inter­férences que de manière extrême­ment fruste.

Prê­tant dans ce domaine un début d’at­ten­tion au cadre insti­tu­tion­nel et régle­men­taire, ils ignorent encore totale­ment ce qui relève des usages et des mœurs. Pour­tant, à con­sid­ér­er de plus près, et dans toutes leurs dimen­sions, pareilles inter­férences, on est mis sur la voie d’une com­préhen­sion plus grande de nos maux por­teuse d’une action plus efficace.

Une transformation radicale de la gestion des “ressources humaines”

Depuis trente ans, le fonc­tion­nement de l’é­conomie a bien changé. Le poids de plus en plus lourd de la con­cur­rence dans un con­texte de mon­di­al­i­sa­tion et de dérégu­la­tion, le rôle crois­sant des action­naires et la mon­tée de leurs exi­gences en matière de rentabil­ité ont pro­gres­sive­ment trans­for­mé la manière de gér­er les entre­pris­es. Et cette trans­for­ma­tion ne laisse pas inen­tamée la ges­tion de leurs “ressources humaines”.

Longtemps, les restes d’une manière “archaïque” de con­duire les entre­pris­es ont con­tribué à amor­tir les chocs provo­qués par les boule­verse­ments de l’é­conomie. Si, dans les années 50 et 60, les mod­ernisa­teurs, qui par­laient haut et fort, n’avaient à la bouche que con­cur­rence et élim­i­na­tion des formes économiques dépassées, ces formes sub­sis­taient dans une large mesure. Bien des entre­pris­es, qui restaient large­ment à l’abri à la fois d’une con­cur­rence trop rude sur leurs marchés (comme cela appa­raît bien a con­trario par con­traste avec la sit­u­a­tion actuelle) et d’ex­i­gences trop sévères de leurs action­naires, con­tin­u­aient à entretenir des instal­la­tions dépassées, des sièges soci­aux pléthoriques, des activ­ités annex­es (des can­tines à l’en­tre­tien des pelous­es) à l’ef­fi­cac­ité prob­lé­ma­tique. À tout cela s’as­so­ci­ait chez beau­coup une ges­tion haute­ment pater­nal­iste du per­son­nel, qui voulait que l’on con­serve les vieux servi­teurs, ou ceux qui pour une rai­son ou une autre étaient en dif­fi­culté, même si leur con­tri­bu­tion à l’ef­fi­cac­ité pro­duc­tive deve­nait tem­po­raire­ment ou défini­tive­ment dou­teuse. Les intéressés trou­vaient tout naturelle­ment leur place dans les activ­ités dont on attendait peu. De même les recrute­ments de jeunes n’é­taient pas tou­jours très regar­dants en matière d’ef­fi­cac­ité immé­di­ate. Ces pra­tiques, qui n’avaient rien de légale­ment oblig­a­toire, rel­e­vaient large­ment des mœurs. Con­vergeant avec les pro­tec­tions statu­taires pro­pres aux entre­pris­es publiques, elles fondaient des sortes de poli­tiques sociales invis­i­bles aux­quelles on ne prê­tait guère atten­tion, mais dont on com­mence à voir quelle place elles tenaient main­tenant qu’elles ten­dent à dis­paraître. Elles étaient loin d’être le pro­pre des entre­pris­es français­es et, en par­ti­c­uli­er, on les retrou­vait dans les entre­pris­es améri­caines2.

Le con­texte économique a pro­fondé­ment changé. Au fur et à mesure que l’in­ten­si­fi­ca­tion de la con­cur­rence et la pres­sion des action­naires sont dev­enues réal­ité, les entre­pris­es ont changé leur manière de gér­er leurs “ressources humaines” et ce mou­ve­ment se pour­suit. Avec des comptes en rouge, ou menaçant de le devenir, il s’est agi de plus en plus de pour­chas­s­er ce que les gourous du man­age­ment ont appelé “l’u­sine fan­tôme” : toutes les activ­ités qui occu­pent des gens, mais qui ne con­tribuent guère à la pro­duc­tion finale. On s’est mis à “dégraiss­er” les sièges soci­aux, on s’est livré de plus en plus à d’impi­toy­ables “analy­ses de la valeur”. Il est clair qu’il y avait de quoi faire. L’in­ten­si­fi­ca­tion de la con­cur­rence a bien joué le rôle qui lui était dévolu par les mod­ernisa­teurs, de pres­sion en faveur d’aug­men­ta­tions de pro­duc­tiv­ité. Mais, du même coup, les poli­tiques sociales invis­i­bles asso­ciées à l’ex­is­tence de ces activ­ités fan­tômes se sont vues mis­es en cause.


Les entre­pris­es ont changé leur manière de gér­er leurs ressources humaines.

Dans cette évo­lu­tion, qui est sans doute encore loin d’être achevée, car elle implique une évo­lu­tion des mœurs, de la fron­tière entre le “nor­mal”, le tolérable et le scan­daleux, qui prend du temps, ceux qui ne sont pas, ou plus, pleine­ment com­péti­tifs ont vu pro­gres­sive­ment leur des­tin se mod­i­fi­er. Les entre­pris­es se sont mon­trées de plus en plus promptes à se sépar­er de leurs élé­ments les moins per­for­mants. Ce mou­ve­ment a affec­té ceux qui, appar­tenant depuis plus ou moins longtemps à une entre­prise, ont per­du de leur com­péti­tiv­ité. Naguère mis sim­ple­ment sur la touche, tout en con­ser­vant un emploi, ils ont été de plus en plus remis sur le marché de l’emploi (ou prére­traités), soit qu’ils aient été pris indis­tincte­ment dans de vastes opéra­tions de “dégrais­sage”, soit que de telles opéra­tions aient représen­té une occa­sion de les cibler afin de s’en sépar­er. Par­al­lèle­ment les poli­tiques de recrute­ment sont dev­enues beau­coup plus sélec­tives. Cha­cun est scruté, pesé avant d’être éventuelle­ment élu ; CDD et intérim jouent le rôle de fil­tre à l’embauche, un recrute­ment ferme n’é­tant en fin de compte pro­posé qu’à ceux qui sont jugés les meilleurs. La sélec­tion ain­si opérée est d’au­tant plus stricte que les formes d’or­gan­i­sa­tion dites tay­lo­ri­ennes ten­dent à être rem­placées par d’autres formes beau­coup plus exigeantes quant aux com­pé­tences et au “savoir-être” de cha­cun. De plus, à tra­vers le développe­ment de sous-trai­tances en chaîne, un nom­bre crois­sant de postes situés dans de grandes entre­pris­es, notam­ment publiques, dont la ges­tion des hommes reste encore rel­a­tive­ment tra­di­tion­nelle, se trou­vent trans­férés dans de petites struc­tures qui, par­ti­c­ulière­ment soumis­es à la pres­sion du marché, gèrent leur per­son­nel sans trop d’é­tats d’âme.

Les activ­ités de tous niveaux ont été affec­tées par ce mou­ve­ment. La remise en cause des poli­tiques sociales invis­i­bles, sous l’ef­fet de l’aug­men­ta­tion de la pres­sion con­cur­ren­tielle et des exi­gences des action­naires, ne con­cerne pas seule­ment les activ­ités “bas de gamme” et les tra­vailleurs les moins qual­i­fiés. Elle affecte tous ceux qui, quelle que soit leur qual­i­fi­ca­tion (fussent-ils ingénieurs haute­ment diplômés), offrent à leurs employeurs, à un moment ou à un autre, un rap­port qual­ité-prix peu favorable.

Certes, les recon­ver­sions mas­sives aux­quelles con­duit ce mou­ve­ment ne sont pas sans précé­dent. Dans la péri­ode de très faible chô­mage qui a mar­qué les “trente glo­rieuses”, la con­trac­tion de l’a­gri­cul­ture a con­duit à pareilles recon­ver­sions. Mais ceux qui ont alors quit­té le monde agri­cole n’ont pas eu de mal à trou­ver place dans une indus­trie en expan­sion qui leur ouvrait les bras, sans trop faire de tri. Et ceux pour qui pareille recon­ver­sion était prob­lé­ma­tique ont pu con­tin­uer à “bricol­er” dans des exploita­tions archaïques, ou dans des restes archaïques d’ex­ploita­tions mod­ernisées. Cha­cun trou­vait plus facile­ment sa place.

Des réactions diverses selon les pays

Partout, du fait de cette évo­lu­tion des pra­tiques des entre­pris­es, ce qu’il est con­venu d’ap­pel­er le marché de l’emploi se rap­proche de plus en plus d’un véri­ta­ble marché, régi par la loi de l’of­fre et de la demande, où cha­cun de ceux qui désirent trou­ver ou garder un emploi est amené à ne devoir compter que sur son poten­tiel marc­hand tel qu’il est éval­ué à chaque instant (sit­u­a­tion qui mar­que tra­di­tion­nelle­ment les mon­des du sport ou du spec­ta­cle). Mais ce mou­ve­ment est plus ou moins pronon­cé selon les lieux ; gér­er les hommes comme un fac­teur de pro­duc­tion ordi­naire ne manque pas de pos­er quelques ques­tions humaines, et les répons­es que les divers pays ten­tent d’ap­porter à ces ques­tions n’ont rien d’u­ni­forme ; en par­ti­c­uli­er, la France a réa­gi très dif­férem­ment des États-Unis.

La réac­tion améri­caine, et dans une bonne mesure anglaise, est large­ment de tir­er toutes les con­séquences, dans la ges­tion des hommes, de cette évo­lu­tion du fonc­tion­nement de l’é­conomie. Les pou­voirs publics comme les offreurs et deman­deurs d’emploi acceptent sans guère de réti­cences que le marché règne de plus en plus en matière de ges­tion des “ressources humaines” comme en matière de ges­tion des biens et ser­vices. Cha­cun, de plus en plus payé “à son prix”, est invité à devenir “entre­pre­neur de lui-même” et à faire ce qu’il faut pour être “employ­able”. Une entre­prise peut affich­er sans com­plex­es qu’elle ne veut recruter et garder que les meilleurs3. Pen­dant que les mieux armés voient leurs gains s’en­v­ol­er, ceux des moins armés bais­sent et les iné­gal­ités s’ac­crois­sent4. De mul­ti­ples emplois se créent dans les ser­vices marchands, avec des salaires à la hau­teur de ce que le marché est prêt à pay­er, c’est-à-dire faibles.

Est-ce à dire que toute préoc­cu­pa­tion sociale, tout désir d’aider ceux que le jeu pur et dur du marché met en dif­fi­culté, dis­paraît alors ? Pas for­cé­ment, mais que, lorsqu’elles sont présentes, ces préoc­cu­pa­tions elles-mêmes se coulent dans cette logique ; on le voit bien en par­ti­c­uli­er chez Tony Blair, lorsqu’il veut amender la poli­tique de l’ère Thatch­er. Il ne s’ag­it pas d’en­traver le libre jeu du marché du tra­vail mais, grâce à de la for­ma­tion et du coach­ing, d’armer ceux qu’il a ten­dance à écras­er pour qu’ils puis­sent s’y mon­tr­er plus per­for­mants5. Cela doit per­me­t­tre d’aider à amélior­er la sit­u­a­tion de ceux qui dis­posent de peu d’atouts ain­si que de remet­tre au tra­vail ceux que le marché a rejetés et qui sont ten­tés de se réfugi­er dans une “cul­ture de l’assistance”.

La réaction française, variable selon les secteurs d’activité6, est bien différente

Certes la déter­mi­na­tion du sort qui échoit à cha­cun, et en par­ti­c­uli­er du niveau du poste qu’il occupe et de son salaire, est là aus­si régie de plus en plus par une logique de marché. Ain­si les con­di­tions d’in­ser­tion de ceux qui sor­tent de l’ap­pareil édu­catif, jadis forte­ment régies par des fac­teurs pure­ment statu­taires, telles la cor­re­spon­dance entre un niveau de diplôme et une posi­tion dans une grille d’une con­ven­tion col­lec­tive, le sont de plus en plus par des fac­teurs de per­for­mances per­son­nelles telles que les employeurs les appré­cient. Les écarts se creusent entre ceux qui ont en principe la même “qual­i­fi­ca­tion”. Ceci est spec­tac­u­laire par exem­ple pour les for­ma­tions ter­ti­aires de niveau inter­mé­di­aire : dans une même pro­mo­tion issue d’un BTS de secré­tari­at de direc­tion, quelques diplômées dotées par ailleurs de solides atouts vont occu­per effec­tive­ment un tel poste pen­dant que bien d’autres seront vendeuses. Le MEDEF incite à s’é­carter, dans la ges­tion du per­son­nel, d’une logique de qual­i­fi­ca­tions accor­dant une grande place au statut lié à un par­cours sco­laire, au prof­it d’une logique de “com­pé­tences” liées à des per­for­mances dans l’en­tre­prise. La part vari­able du salaire tend à croître, pen­dant que la rémunéra­tion des dirigeants donne une place crois­sante aux stock-options. Pen­dant ce temps la pri­vati­sa­tion des entre­pris­es publiques s’ac­com­pa­gne d’une remise en cause des statuts tra­di­tion­nels. Mais l’ac­cep­ta­tion de cette évo­lu­tion ren­con­tre de sérieuses limites.

On voit sub­sis­ter, tant de la part des pou­voirs publics que de celle de la pop­u­la­tion, de mul­ti­ples man­i­fes­ta­tions d’un refus de voir le marché déter­min­er la valeur de cha­cun. Les poli­tiques sociales cherchent à met­tre en place des bar­rières capa­bles de pro­téger ceux que son libre jeu con­duirait à des sit­u­a­tions qui parais­sent inac­cept­a­bles. Le niveau du SMIC est vive­ment défendu, même si cer­tains s’in­quiè­tent de ses effets sur l’emploi. Ain­si lorsque, avec le CIP (Con­trat d’in­ser­tion pro­fes­sion­nelle), il a été ques­tion de met­tre en place une sorte de “SMIC jeunes” de niveau plus faible que le SMIC ordi­naire, l’am­pleur du mécon­tente­ment pop­u­laire a fait reculer le gou­verne­ment. L’u­til­i­sa­tion du tra­vail tem­po­raire est lim­itée et on par­le de le tax­er. Même quand l’en­tre­prise est en dif­fi­culté, les baiss­es de salaire, dev­enues mon­naie courante aux États-Unis, sont dif­fi­ciles à obtenir ; on l’a bien vu à Air France. Partout les “droits acquis” sont énergique­ment défendus.

Le coût d’un manque de cohérence entre la gestion de l’économie et celle du social

Cette ren­con­tre d’une ges­tion des entre­pris­es de plus en plus inspirée par une fidél­ité sans faille à une logique marchande et d’une approche du social mar­quée par la défense des statuts et des droits acquis est lourde de con­séquences. Certes, tous ceux à qui la cou­tume, les luttes sociales ou l’ex­is­tence de min­i­ma régle­men­taires per­me­t­tent, s’ils ont un emploi et le gar­dent, de béné­fici­er d’un salaire supérieur à leur stricte valeur marchande sont à cer­tains égards mis à l’abri d’une logique pure et dure de la marchan­dise. Mais la con­di­tion restric­tive s’ils ont un emploi et le gar­dent est en la matière essen­tielle. Car, pro­tégés sur le plan du salaire (et plus large­ment de leur posi­tion), ils sont mis en péril sur celui de l’emploi7.

Certes le secteur pub­lic est là, qui offre la pro­tec­tion d’un statut. Et les con­cours admin­is­trat­ifs de niveau mod­este, qui per­me­t­tent d’ac­céder à une sit­u­a­tion (fac­teur, agent des douanes, pom­pi­er) qui met à l’abri des pres­sions du marché, sont l’ob­jet d’un engoue­ment sans précé­dent, avec une mul­ti­pli­ca­tion des can­di­da­tures de sur­diplômés (tels des bac + 5 pour des con­cours niveau bac). Mais cette con­cur­rence fait juste­ment qu’il est dif­fi­cile d’y rentrer.

L’ex­is­tence de ce type de sit­u­a­tion voue cer­tains à un chô­mage de longue durée, voire défini­tif. De plus, ce qui est en ques­tion n’est pas seule­ment la répar­ti­tion d’un vol­ume d’emplois qui ne serait pas affec­té par ces phénomènes. La con­struc­tion même de l’ap­pareil pro­duc­tif et à tra­vers elle le nom­bre d’emplois qui sont offerts sont con­cernés8.

Si les activ­ités marchan­des à faible qual­i­fi­ca­tion sont loin de se dévelop­per en France comme elles le font aux États-Unis, cela n’est pas sans rap­port tant avec le coût du tra­vail peu qual­i­fié qu’avec la sig­ni­fi­ca­tion sociale de ces activ­ités dans un con­texte français9. On ne trou­ve pas sur le marché du tra­vail un per­son­nel qui per­me­t­trait de les dévelop­per dans des con­di­tions de pro­duc­tiv­ité et de coût en rap­port avec l’é­tat de la demande.

En fin de compte, les pra­tiques, qu’elles relèvent des poli­tiques sociales ou des mœurs qui ont pour objet d’éd­i­fi­er des bar­rières empêchant les employeurs de ramen­er cha­cun à sa valeur marchande, ont des effets bien dif­férents de celles qui ont pour objet de l’aider à aug­menter cette valeur. Inter­dis­ant d’être employés dans des con­di­tions indignes, elles ten­dent, dans une économie haute­ment con­cur­ren­tielle, à aban­don­ner à l’ab­sten­tion des employeurs poten­tiels ceux qui ne seraient employ­ables qu’à de telles conditions.

Tout cela veut-il dire qu’il faut imiter les Améri­cains ou les Anglais, et en par­ti­c­uli­er qu’il n’est pas de salut pour la gauche française en dehors d’une con­ver­sion à un cer­tain “blairisme” ? Nulle­ment. Même “à vis­age humain”, une société con­stru­ite autour d’une économie vouée à une ver­sion pure et dure d’une économie de marché peut dif­fi­cile­ment éviter d’être sans mer­ci pour les faibles.

Mais cela veut dire qu’il faut savoir ce que l’on veut et ne pas se mas­quer le prix de poli­tiques inco­hérentes. Si, à l’ex­péri­ence, les Français per­sis­tent et sig­nent dans leur con­ver­sion à une ges­tion de l’é­conomie rad­i­cale­ment vouée à la con­cur­rence et au pou­voir des action­naires, il faut qu’ils soient con­scients des effets que cela a sur la ges­tion des entre­pris­es, et des con­séquences douloureuses qu’il faut en tir­er sur le plan des poli­tiques sociales si l’on veut sor­tir d’une sit­u­a­tion de chô­mage mas­sif. S’ils étaient effec­tive­ment con­scients de tout cela, l’al­légeance au marché de la majorité d’en­tre eux résis­terait-elle ? L’his­toire per­met d’en douter10.

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1. EC/DGV — OECD/DEELSA sem­i­nar : Wages and employ­ment, Euro­pean Com­mis­sion, 1999. Per­spec­tives de l’emploi de l’OCDE, juin 1999.
2. Mari­na v. N. Whit­man, “Glob­al com­pe­ti­tion and the chang­ing rôle of the Amer­i­can cor­po­ra­tion”, The Wash­ing­ton quar­ter­ly, Spring 1999.
3. Cf., par exem­ple, les pro­pos de Jacques Welch, prési­dent de Gen­er­al Elec­tric, rap­portés dans Busi­ness Week, 24 mars 1997.
4. Aux États-Unis, l’é­cart entre les revenus des 10 % les plus payés et des 10 % les moins payés a plus que dou­blé depuis 1977, Inter­na­tion­al Her­ald Tri­bune, 6 sep­tem­bre 1999.
5. Cf. le man­i­feste pub­lié le 8 juin 1999 par MM. Blair et Schröder, où il est dit notam­ment : “Les soci­aux-démoc­rates mod­ernes veu­lent trans­former le filet de sécu­rité com­posé par les acquis soci­aux en un trem­plin pour la respon­s­abil­ité individuelle.”
6. Jean-Louis Bef­fa, Robert Boy­er, Jean-Philippe Touf­fut, Les rela­tions salar­i­ales en France ; État, entre­pris­es, marchés financiers, Notes de la Fon­da­tion Saint-Simon, juin 1999.
7. Philippe d’Irib­arne, Le chô­mage para­dox­al, PUF, 1990.
8. Phénomène qu’ap­préhen­dent mal les études économétriques clas­siques por­tant sur les effets sur l’emploi de l’ex­is­tence d’un salaire min­i­mum. D’une part ces études ne pren­nent en compte que les effets de la régle­men­ta­tion, non ceux des mœurs. D’autre part il faut bien dis­tinguer en la matière des effets à court terme et des effets à long terme, qui intè­grent l’adap­ta­tion des pra­tiques de con­som­ma­tion, voire des modes de vie, dans leurs effets récipro­ques avec le développe­ment de l’of­fre de biens et services.
9. Cf. les travaux de Thomas Piket­ty. Il n’ex­iste pas de con­sen­sus sur la part, dans l’ex­is­tence de cette sit­u­a­tion, d’ex­pli­ca­tions que l’on qual­i­fie par­fois de pure­ment économiques (coût du tra­vail ; en fait celui-ci n’est pas indépen­dant de fac­teurs soci­aux et cul­turels) et de fac­teurs directe­ment soci­aux et culturels.
10. L’his­toire a déjà con­nu des moments de mise en œuvre rad­i­cale d’une économie de marché, mise en œuvre qui, à l’ex­péri­ence, a con­duit à des retours en arrière ; Karl Polanyi, La grande trans­for­ma­tion, Gal­li­mard, 1983.

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