Pour une anthropologie comparée des “lieux du politique”

Dossier : Les différences culturellesMagazine N°624 Avril 2007
Par Marcel DETIENNE

La for­mule en est à la fois sim­ple et dif­fi­cile. Ne suf­fit-il pas, en effet, de se sen­tir libre envers les « dis­ci­plines », les partages étab­lis en « départe­ments », et de se mon­tr­er indif­férent aux voies rapi­des, aux « bonnes ornières » de la car­rière académique ? His­to­riens et anthro­po­logues ne sont pas inter­dits de com­mu­ni­ca­tion, ni de com­men­sal­ité. Aucun décret ne les empêche de con­cevoir des pro­jets com­muns ni même de se don­ner des formes de col­lab­o­ra­tion aus­si étroite qu’ils le souhaitent.

J’ai large­ment usé de cette liber­té depuis une ving­taine d’an­nées. Certes, de part et d’autre, il y a place pour les préjugés, mais ne suf­fit-il pas de s’en dégager en recon­nais­sant com­bi­en ils sont « utiles », sans plus ? D’emblée, les his­to­riens et les eth­no­logues qui renon­cent à rouler « dans les bonnes ornières » peu­vent décou­vrir qu’ils sont rich­es, les uns avec les autres, de cen­taines de cul­tures dif­férentes dans le temps et dans l’e­space, bonnes à expéri­menter et por­teuses de com­bi­en de ques­tions et per­spec­tives nouvelles.

Réfléchir à plusieurs

Pour une anthro­polo­gie com­parée entre his­to­riens et eth­no­logues, le pre­mier exer­ci­ce décisif c’est de réfléchir à plusieurs. Je m’ex­plique : sur ce ter­rain, le com­para­tiste doit être sin­guli­er et pluriel ; en d’autres ter­mes, il peut par­ticiper de la curiosité intel­lectuelle et de la com­pé­tence d’un ou de plusieurs autres, tout en étant le con­nais­seur act­if d’un domaine spé­ci­fique, celui qu’il a choisi au départ, que ce soit le Japon de la péri­ode Edo, une série de vil­lages du Burk­i­na Faso, les sociétés cosaques d’hi­er, des com­munes ital­i­ennes du Moyen-Âge ou une poignée de cités grec­ques de naguère.

Tra­vailler à plusieurs, à deux, trois ou qua­tre, c’est pour cha­cun être con­va­in­cu qu’il est impor­tant aus­si d’être l’an­a­lyste en pro­fondeur du ter­rain ou de la société dont cha­cun, à sa place ini­tiale, a choisi d’être l’in­ter­prète professionnel.

Le com­para­tisme que peu­vent cul­tiv­er anthro­po­logues et his­to­riens devrait être à la fois expéri­men­tal et con­struc­tif. Si notre tâche com­mune, celle des his­to­riens comme celle des eth­no­logues, est bien d’analyser les sociétés humaines et de com­pren­dre le plus grand nom­bre pos­si­ble de leurs pro­duc­tions cul­turelles, pourquoi ne pas expéri­menter, quand cela est pos­si­ble, à par­tir « d’ex­péri­ences déjà faites » ? Ce sont, en effet, des « pos­si­bles », des ori­en­ta­tions presque tou­jours dif­férentes des nôtres, et, donc, per­ti­nentes pour nous aider à réfléchir sur les choix qui ont influé sur nos pro­pres savoirs qu’ils soient d’his­to­riens ou d’anthropologues.

Expéri­menter avec des expéri­ences déjà faites, c’est aller de cul­ture en cul­ture, de vil­lage en vil­lage, de nation en nation et d’un con­ti­nent à l’autre. Au plaisir du nomade. Mais un com­para­tisme expéri­men­tal où l’homme entend expéri­menter sur l’homme, en l’oc­cur­rence sur ses pro­duc­tions cul­turelles, se doit d’être égale­ment con­struc­tif. Car ce qui est à com­par­er, ce ne sont pas des insti­tu­tions perçues a pri­ori comme sem­blables, que ce soit un notaire, un his­to­rien, la Nation, le Peu­ple ou l’É­tat, mais des con­fig­u­ra­tions sin­gulières, des ensem­bles dis­crets d’élé­ments agencés tels qu’une cri­tique interne de micro­analyse per­met de référ­er, de dis­tinguer, de suiv­re en leurs artic­u­la­tions, à charge pour les anatomistes-enquê­teurs de véri­fi­er active­ment la per­ti­nence de leurs obser­va­tions, qu’ils soient eth­no­logues ou historiens.

Prendre le temps d’analyser

On l’a com­pris mais il faut le répéter tant les préjugés sont puis­sants : il ne s’ag­it pas d’établir une ou des typolo­gies de la Nation ou la « cité », non plus que de dessin­er la mor­pholo­gie de telle insti­tu­tion, réper­toriée dans un de nos dic­tio­n­naires des sci­ences sociales. Pra­ti­quer un com­para­tisme con­struc­tif et expéri­men­tal entre his­to­riens et eth­no­logues, c’est d’abord pren­dre le temps de s’asseoir et d’analyser de façon cri­tique des notions et des caté­gories qui sou­vent ont beau­coup chem­iné, sans jamais con­naître une sorte de micro­analyse con­ceptuelle. Pour s’es­say­er à con­stru­ire des « com­pa­ra­bles », il n’est pas décon­seil­lé de choisir un point de départ, une « entrée » qui pour­rait être une caté­gorie ou une notion. Elle ne devrait être, de préférence, ni trop locale, ni trop générale. Un exem­ple pour­rait éclair­er une telle approche.

Prêter atten­tion à l’incomparable
Il est essen­tiel d’expérimenter afin de con­stru­ire la com­para­i­son en décou­vrant des « com­pa­ra­bles» ; la voie la plus sûre pour s’y exercer passe par une atten­tion vive à de « l’incomparable ». Je n’entends pas incom­pa­ra­ble dans le sens triv­ial et louangeur de ce qui est « hors du com­mun » ou « mag­nifique ». Il y a « incom­pa­ra­ble » quand il y a « dis­so­nance », quand, par exem­ple, une société, une cul­ture ne sem­ble faire aucune place à une insti­tu­tion, une con­fig­u­ra­tion que le sens com­mun tient pour naturelle et nor­male. Ou bien quand un sys­tème de pen­sée, une cul­ture croisée au pas­sage, une société dite « étrangère » sem­ble ne pas offrir une caté­gorie « obvie », l’obvie de notre sens commun.

Naguère, il m’avait sem­blé promet­teur d’in­ter­roger la notion de « fon­da­tion », entre his­to­riens de Rome, african­istes, japon­isants, indi­an­istes ou hel­lénistes, tous curieux de savoir, sans le dire à voix haute, « qu’est-ce donc qu’un site, un lieu ? »

Ques­tion tournée vers quelque chose d’à la fois con­cret et général. Cer­taines dis­so­nances, apparues dans la réflex­ion com­mune, nous ont con­duit, plus ou moins vite, à nous deman­der ce que nous met­tions dans « fon­da­tion-fonder » qui pour­rait être une façon spé­ci­fique d’être dans un « lieu », d’habiter un « site », ou, plus large­ment, d’être dans l’e­space. Il est alors apparu que la notion de « fon­da­tion » sem­blait impli­quer la sin­gu­lar­ité d’un espace, mar­qué par un nom, des traits par­ti­c­uliers, une lim­ite assignée dans un espace plus vaste. Ensuite qu’elle se référait à un com­mence­ment dans le temps, dans une his­toire, dans une chronolo­gie ; avec quelque chose comme un événe­ment ini­tial, isolé, sail­lant sinon solennel.

La « fon­da­tion » de notre sens com­mun inter­rogé sem­blait exiger un début sig­ni­fi­catif en attente d’un procès his­torique. Quand nous pen­sons à « fonder », ne faisons-nous pas référence à un acte, à des gestes, voire à un rit­uel, à un céré­mo­ni­al insé­para­ble d’un indi­vidu (qu’il se nomme Romu­lus ou Clo­vis) qui serait à l’o­rig­ine du lien avec ce lieu, voire de l’en­racin­e­ment dans ce lieu-là, déjà devenu unique ?

Pour met­tre au jour les pré­sup­posés du verbe « fonder », il fal­lait percevoir les dis­so­nances pro­duites par cer­taines sociétés, comme, par exem­ple, que l’Inde védique refuse étrange­ment de don­ner forme à un site, tan­dis qu’elle val­orise les ver­tus nomades d’une aire sac­ri­fi­cielle qui appa­raît comme un authen­tique non-lieu. Ou encore le Japon insu­laire qui cul­tive une pri­mor­dial­ité sans rup­ture à tra­vers une espèce de « créa­tion con­tin­uée » de ce que nous sem­ble dire « fonder ». Deux sociétés, sans doute par­mi d’autres, qui provo­quaient le choc d’un « incom­pa­ra­ble » en même temps qu’elles ouvraient la voie au ques­tion­nement de nos caté­gories les plus famil­ières, celles dont l’év­i­dence n’en finit pas de nous aveugler.

L’é­tape suiv­ante, pour le dire briève­ment, a con­duit à décou­vrir que « fonder » devait être une manière spé­ci­fique de quelque chose comme « ter­ri­to­ri­alis­er » ou « faire du ter­ri­toire ». Le temps était venu de se déplac­er entre une série de sociétés qui sem­blaient toutes « faire du ter­ri­toire », tan­tôt en se ser­vant de « fonder » (avec cer­taines de ses com­posantes), tan­tôt en en faisant pure­ment et sim­ple­ment l’é­conomie ce qui oblig­eait anthro­po­logues et his­to­riens, réfléchissant de con­cert, à se deman­der le plus hon­nête­ment du monde ce que voulait dire « faire son trou », ou encore « com­ment être autochtone ? com­ment être nation­al ? ». Une manière peut-être inso­lite de met­tre à la ques­tion la con­fig­u­ra­tion de « l’his­toric­ité-his­to­ri­al­ité », de con­fron­ter les dif­férentes espèces du genre « his­toire nationale », ou encore de s’ap­procher hardi­ment du « mys­tère de l’i­den­tité nationale » dans l’Eu­rope contemporaine.

Un pareil com­para­tisme n’est pas en quête de théorie. Sa méthode est de pra­tique, il se veut péde­stre, marche à l’aven­ture, s’a­muse à débus­quer le nation­al dans le bon­heur de faire son trou, et pourquoi pas, d’une « fon­da­tion » à l’autre, d’une cité au vil­lage suiv­ant, il se plaît à décou­vrir des lieux que l’on pour­rait appel­er « du poli­tique ». Encore un mot imposé par nos occu­pants de tou­jours. Donc excel­lent pour expéri­menter, comme nous l’avons indiqué, et, d’abord, bon à mon­nay­er pour entrevoir une part de ce qui est con­den­sé dans une notion assez exten­si­ble de nos sociétés : la « démocratie ».

Les débuts de la démocratie

Le sens com­mun n’en démord pas. Le ou la « poli­tique » est tombé du ciel, un beau jour très pré­cisé­ment dans le jardin de Péri­clès, et sous la forme mirac­uleuse et authen­tifiée de la démoc­ra­tie. On l’ap­prend à l’é­cole et dans les familles : des Grecs à nous, « nous » au cœur de l’Oc­ci­dent, c’est une his­toire linéaire, elle com­mence avec les authen­tiques citoyens d’Athènes, elle passe par la révo­lu­tion améri­caine, puis par la révo­lu­tion française jusqu’à nos sociétés occi­den­tales, si forte­ment con­va­in­cues qu’elles ont reçu la mis­sion uni­verselle de con­ver­tir les autres à la vraie reli­gion de la « démocratie ».

La gent hel­léniste avec ses académi­ci­ennes et ses his­to­riens à rosette n’avait aucun intérêt à faire savoir qu’il y a eu dans la Grèce entre le VII­Ie et le IVe siè­cles des cen­taines de cités autonomes qui ont expéri­men­té de très nom­breuses manières « d’être ensem­ble », de penser les « affaires com­munes » et d’in­stituer des « lieux du poli­tique ». La même gent hel­léniste n’a pas sou­vent mon­tré une grande curiosité pour l’en­quête com­par­a­tive qui pou­vait met­tre en ques­tion le priv­ilège de la Grèce orig­inelle et les valeurs de la civil­i­sa­tion dont ils étaient les garants et sont tou­jours les gar­di­ens exemplaires.

Depuis deux siè­cles, les débuts de la « démoc­ra­tie » occu­pent une place impor­tante dans la mémoire des Améri­cains et des Européens. Le plus sou­vent sous la forme étriquée d’un dia­logue entre Athènes et nous. Or nous savons, nous his­to­riens, poli­tistes et anthro­po­logues qu’il y a de par le monde et dans son his­toire de mul­ti­ples com­mence­ments de quelque chose comme « du poli­tique » avec, diri­ons-nous, une sorte de voca­tion « démoc­ra­tique ». Il suf­fit d’évo­quer le mou­ve­ment des Com­munes ital­i­ennes entre le XIe et le XIIIe siè­cles ; les com­mu­nautés cosaques entre le XIVe et le XVIIe siè­cles ; celles des chanoines séculiers de l’Oc­ci­dent chré­tien ; l’Éthiopie du Sud, au pays des Ochol­lo, ou, en Afrique encore, des sociétés Sénoufos de Côte-d’Ivoire, aus­si bien que les moines boud­dhistes dans le Japon médié­val. Les com­para­tistes de bonne volon­té dis­posent d’un immense chantier, à peine entre­pris ces dernières années.

Privilégier le concret

Au moins peut-on indi­quer com­ment faire une anthro­polo­gie com­parée des « lieux du poli­tique ». D’abord, priv­ilégi­er des manières con­crètes et par­tir de formes sim­ples : des manières con­crètes, par exem­ple, de s’assem­bler. Dans une série de sociétés, il est pos­si­ble d’ob­serv­er com­ment des représen­ta­tions des affaires com­munes se façon­nent à tra­vers les pra­tiques d’un vouloir s’assem­bler. Par­tir de formes sim­ples, observ­er des pra­tiques de com­mence­ments, tra­vailler sur des micro­con­fig­u­ra­tions, c’est assuré­ment mieux pour se don­ner des « com­pa­ra­bles » que de s’at­ta­quer à des états com­plex­es ou semi-complexes.

Entre les Con­sti­tu­ants français, les mutants de 1789, les Pisans révo­lu­tion­naires de la com­mune marine en 1080 ou quelques cités-colonies toutes neuves dans la Grèce du début du VIIe siè­cle avant notre ère, il y a comme une ver­tu des com­mence­ments qui per­me­t­tent d’en­trevoir com­ment s’ébauchent des con­fig­u­ra­tions spé­ci­fiques, quels élé­ments s’a­gen­cent pour don­ner forme à l’idée d’une com­mu­nauté, aux modal­ités d’une sorte de sou­veraineté sur soi, ain­si qu’à l’ar­chi­tec­ture men­tale d’un espace pub­lic ou à l’esquisse d’un type de citoyenneté.

Le com­para­tisme se nour­rit de ques­tions rel­a­tives à des pra­tiques con­crètes, comme « qui met en bran­le le procès de s’assem­bler ? Où se tient l’assem­blée ? Dans un emplace­ment fixe ? Un lieu rit­u­al­isé ? Qui ouvre ? Qui ferme l’assem­blée ? Y a‑t-il un ordre du jour ? Com­ment se fait la prise de parole ? ». Ques­tions à mul­ti­pli­er à mesure que l’ex­plo­ration à plusieurs décou­vre les plus per­ti­nentes, celles qui vont servir à faire réa­gir d’autres sociétés. L’é­trangeté d’un vouloir s’assem­bler pour par­ler, pour débat­tre des « affaires com­munes », des affaires de tous invite à se deman­der quelles sont les dif­férences entre l’u­ni­ver­si­tas des clercs séculiers, la com­mu­nauté cir­cu­laire des guer­ri­ers zaporogues, les juge­ments des moines boud­dhistes en leurs réu­nions, sous le regard des dieux, où cha­cun s’oblige à faire con­naître à l’ensem­ble de la com­mu­nauté ce qui con­cerne « cha­cun et les autres ».

Quelles sont les ver­tus et les vices des formes choisies comme « lieux d’assem­blée » ? Un cer­cle, un hémi­cy­cle fig­urent-ils l’é­gal­ité de la même manière qu’une salle rec­tan­gu­laire où seule une estrade surélevée domine l’en­tasse­ment des par­tic­i­pants ? Quelles rela­tions pensent s’in­ven­ter entre d’une part des pra­tiques de pub­lic­ité (com­mu­ni­quer à voix haute les déci­sions, « faire par­ler la loi » comme on dit à Rome, ou bien l’écrire, soit pour l’of­frir à la libre dis­cus­sion, soit pour la faire con­naître à qui veut sur l’ago­ra dite, en Crète anci­enne, des citoyens assem­blés) et d’autre part des procé­dures qui visent, con­sciem­ment ou non, à faire naître comme une idée de la sou­veraineté du groupe sur lui-même. S’ou­vre ici le champ des sym­bol­es choi­sis pour l’af­firmer : une masse d’armes, un encrier, une touffe d’herbes, voire un autel de la Patrie ou celui du Foy­er commun.

Le champ d’in­ves­ti­ga­tion appa­raît sans lim­ites : entre les inven­tions sans doute quo­ti­di­ennes d’un poli­tique nou­veau dans le Par­lement européen de Stras­bourg, les tra­di­tions démoc­ra­tiques des can­tons suiss­es et les col­lec­tifs sans nom­bre qui sont autant de lieux d’un autre poli­tique au Mex­ique, en Irak, en Afghanistan ou dans le Moyen-Ori­ent d’hi­er et de demain.

1. J’ai plaidé en ce sens dans plusieurs travaux :
Com­par­er l’incomparable, Paris, Seuil, 2000 (2e éd., 2007);
Qui veut pren­dre la parole ? avec un avant-pro­pos de Pierre ROSANVALLON, Paris, Seuil, 2003 ;
Les Grecs et nous. Une anthro­polo­gie com­parée de la Grèce anci­enne, Paris, Per­rin, 2005.

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