Pour l’honnête curieux

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°614 Avril 2006Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Pour faire face à la crise de la musique clas­sique enreg­istrée, les édi­teurs ont deux solu­tions : rééditer les enreg­istrements his­toriques, ou trou­ver des oeu­vres de com­pos­i­teurs ignorés ou des pièces peu enreg­istrées de grands maîtres. La plu­part d’entre eux font l’un et l’autre. Les plus courageux con­fient des pièces majeures à de jeunes inter­prètes géni­aux qu’ils sélec­tion­nent avec rigueur – finie la com­plai­sance vis-à-vis des copains et des chapelles. Au total, cette crise a au moins un avan­tage pour l’amateur éclairé : on ne pub­lie pra­tique­ment plus d’enregistrements médiocres.

Quatuors

Vous ignorez sans doute Bern­hard Molique, vio­loniste et com­pos­i­teur alle­mand (1801–1869), dont deux Quatuors (opus 18) sont enreg­istrés par le Mannheimer Stre­ichquar­tett1. Molique, claire­ment influ­encé par les Quatuors de Beethoven, est un maître de l’écriture, un mer­veilleux mélodiste, et ces deux quatuors, à mi-chemin entre Beethoven et Mendelssohn, tien­nent par­faite­ment la route. Courez donc répar­er cette lacune : vous en retir­erez l’un de ces petits plaisirs sans lesquels la vie serait bien terne.

Le Quatuor Rosa­monde, bien con­nu des habitués des fes­ti­vals de quatuors, a tra­vail­lé depuis vingt ans avec Hen­ri Dutilleux son Quatuor Ain­si la nuit dont il donne un nou­v­el enreg­istrement, avec le Pre­mier Quatuor “Méta­mor­phoses noc­turnes” de Györ­gy Ligeti, et, en sex­tuor avec Antoine Tamestit et Jérôme Per­noo, La Nuit trans­fig­urée de Schön­berg2. Rap­procher ces trois oeu­vres majeures du XXe siè­cle, écrites sur un thème com­mun, per­met de par­courir les formes suc­ces­sives de la musique con­tem­po­raine en restant dans le même cli­mat. La Nuit trans­fig­urée, oeu­vre de jeunesse de Schön­berg, sans doute ce qu’il a écrit de plus achevé en musique instru­men­tale, est à la lim­ite du postro­man­tisme et de l’expressionnisme, et son inter­pré­ta­tion, ici, trag­ique comme la musique d’un film de Hitch­cock. Le 1er Quatuor de Ligeti est dans la lignée de ceux de Bar­tok, avec des recherch­es qui annon­cent les oeu­vres plus per­son­nelles à venir. Et Ain­si la nuit, som­met de l’oeuvre de Dutilleux, est une pièce mon­u­men­tale et ambitieuse dont on décou­vre à chaque écoute une facette jusque-là cachée. Voilà de la très grande musique du dernier demi-siè­cle, à la fois totale­ment nova­trice et par­faite­ment acces­si­ble, et qui réjouit l’âme.

Symphoniques

Eine Alpensin­fonie (une sym­phonie alpestre) est un des moins joués des poèmes sym­phoniques de Richard Strauss, et un des plus clas­siques. Com­posée peu après la mort de Mahler, treize ans après La Nuit trans­fig­urée de Schön­berg, c’est une oeu­vre tonale, sans aucune inno­va­tion, dans la droite ligne de Liszt, Wag­n­er, Tchaïkovs­ki. Et pour­tant, si l’on veut bien faire abstrac­tion du pro­gramme dérisoire (une prom­e­nade en mon­tagne) sur lequel elle est bâtie, c’est un plaisir de tous les instants, grâce à une de ces orches­tra­tions foi­son­nantes et raf­finées dont Strauss avait le secret, et à des lignes mélodiques exquis­es. Le Gus­tav Mahler Jugen­dorch­ester fait mer­veille – en par­ti­c­uli­er cuiv­res et bois – dans le récent enreg­istrement dirigé par Franz Welser-Möst3.

Lud­wig Thuille, con­tem­po­rain et ami de Strauss (mais mort quar­ante ans avant lui), est bien oublié. Un disque récent de l’Orchesta Haydn di Bolzano e Tren­to dirigé par Alun Fran­cis per­met de le décou­vrir à tra­vers deux oeu­vres dans le plus pur style schu­man­nien : le Con­cer­to pour piano en ré majeur (soliste Oliv­er Triendl) et la Sym­phonie en fa majeur4. C’est bien écrit, un peu académique, très agréable, et bien mieux que Saint-Saëns.

Qigang Chen est, avec Tan Dun, un des plus con­nus des com­pos­i­teurs chi­nois con­tem­po­rains. Maître de l’orchestration comme Tan Dun, il a oscil­lé entre des styles divers, ce dont témoigne l’enregistrement en 2005 d’Extase pour haut­bois et orchestre, Yuan pour grand orchestre, L’Éloignement pour orchestre à cordes, par l’Orchestre Phil­har­monique de Radio-France (dir. Leonard Slatkin et Yves Prin), et San Xiao pour qua­tre instru­ments tra­di­tion­nels chi­nois5. Yuan est un néces­saire trib­ut payé dans les années qua­tre-vingt au nou­v­el académisme français (Boulez, Bail­lif, Jolas), San Xiao une ten­ta­tive réussie de mari­er la musique tra­di­tion­nelle et la musique occi­den­tale ; Extase et surtout L’Éloignement (2004), qui renouent avec la musique tonale, sont des œuvres fortes, évo­ca­tri­ces, remar­quable­ment orchestrées, que Rav­el et Debussy auraient aimées, et qui augurent bien de l’avenir de l’école chi­noise de musique contemporaine.

Claviers

Simon Simon (1734–1787) est un des derniers arti­sans de la musique française de clavecin qui allait dis­paraître avec l’Ancien Régime. Jean-Patrice Brosse6 joue 17 pièces de l’Œuvre 1re aux titres évo­ca­teurs comme cela se pra­ti­quait alors (La de Broglie, La d’Eaubonne, etc.). C’est joli, suran­né, et empreint de la nos­tal­gie du temps de Louis le Bien-Aimé, où l’aristocratie vivait ses dernières décen­nies d’insouciance.

Brahms est aux antipodes de l’élégance légère. Si l’on excepte Sam­son François, qui affir­mait ne jamais jouer Brahms pour ne pas s’abîmer les doigts, tous les grands inter­prètes se sont col­letés avec sa musique de piano. Nicholas Angelich, qui vient d’enregistrer qua­tre Bal­lades de l’opus 10, deux Rap­sodies de l’opus 79, et les Vari­a­tions sur un thème de Pagani­ni7, a choisi de jouer Brahms comme on joue Chopin, ni trop dur, ni trop dis­tan­cié, et avec le max­i­mum de couleurs. À cet égard, on avouera une préférence pour la Bal­lade n° 4, dont l’interprétation ten­dre, lumineuse et nos­tal­gique d’Angelich évoque irré­sistible­ment Une par­tie de cam­pagne de Renoir.

Le disque du mois

Le Quatuor Artemis s’est adjoint deux instru­men­tistes du Quatuor Alban Berg, Thomas Kakus­ka, alto, et Valentin Erben, vio­lon­celle, pour enreg­istr­er trois pièces pour sex­tuor : le Sex­tuor qui ouvre Capric­cio de Richard Strauss, la tran­scrip­tion de la Sonate opus 1 en si mineur en un mou­ve­ment d’Alban Berg et La Nuit trans­fig­urée de Schön­berg8. Le Sex­tuor de Strauss, que l’on ne joue jamais hors de l’opéra dont il con­stitue le début, est une petite mer­veille de musique déca­dente et raf­finée, dont on parvient mal à imag­in­er qu’elle fut écrite au cœur du IIIe Reich en pleine Deux­ième Guerre mon­di­ale. L’interprétation de La Nuit trans­fig­urée est plus détachée, plus col­orée, moins som­bre, moins expres­sion­niste que celle du Quatuor Rosa­monde (voir ci-dessus). La tran­scrip­tion de la Sonate de Berg est une révéla­tion : com­ment ren­dre lumineuse une pièce com­plexe écrite pour le piano en la tran­scrivant pour sex­tuor à cordes. Au total, un très grand disque (dédié à la mémoire de Thomas Kakus­ka, dis­paru depuis).

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1. 1 CD CPO 777149–2.
2. 1 CD PIERRE VERANY PV706021.
3. 1 CD EMI 3 34569 2.
4. 1 CD CPO 777008–2.
5. 1 CD VIRGIN 0946 344693 2 6.
6. 1 CD PIERRE VERANY PV706022.
7. 1 CD VIRGIN 0946 332628 2 9.
8. 1 CD VIRGIN 0946 335130 2 0.

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