LA GRÂCE

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°669 Novembre 2011Rédacteur : Jean Salmona (56)

La toile était lev­ée et j’attendais encore.
BAUDELAIRE, Le Rêve d’un curieux (Les Fleurs du mal).

Vous avez con­vié quelques amis à venir écouter et voir la Pas­sion selon saint Jean par la Phil­har­monie de Berlin avec Bostridge et Quasthoff, enreg­istrée sur Mez­zo. Rat­tle ter­mine, les yeux fer­més, exta­tique. Vous rallumez.

Tous sont émus aux larmes (rien à voir avec la reli­gion : il y a là des chré­tiens, des juifs, des athées surtout). Tous sauf un, le seul à par­ler, sen­ten­cieux : « C’était remar­quable. » En par­tant, il vous glis­sera à l’oreille : « C’était bien long…» Il n’a pas été touché par la grâce. Vous le plaignez, in pet­to.

Qu’est-ce qui fait qu’une musique vous émeut – indépen­dam­ment, bien sûr, des sou­venirs per­son­nels qu’elle peut évo­quer pour vous – ou vous ennuie ? La grâce est-elle un état per­ma­nent ou un bon­heur fugace ? Et seules les musiques qui vous émeu­vent ont-elles droit de cité ? Les enreg­istrements qui suiv­ent ne vous fer­ont pas pleur­er, certes, mais ils méri­tent l’écoute.

Weckman – Beethoven

Vous ne jurez que par Bach et con­sid­érez au mieux Schütz et Bux­te­hude comme de vagues et sym­pa­thiques prédécesseurs. Eh bien, oubliez-les et courez écouter Weck­man, mort neuf ans avant la nais­sance de Bach, dont l’ensemble Les Cyclopes vient d’enregistrer, sous le titre Abend­musiken, trois Con­cer­ti Vocali, deux Sonates à 4 et une Par­ti­ta pour clavecin1.

Rien à voir avec le baroque tra­di­tion­nel ; inven­tion thé­ma­tique, har­monique et con­tra­pun­tique con­stante, style très per­son­nel, superbes airs con­fiés aux voix, c’est de l’anti-baroque, une véri­ta­ble musique d’avant-garde, qui ne ressem­ble à aucune autre, dont le com­pos­i­teur était lui-même un per­son­nage hors du com­mun, et qui, elle, annonce vrai­ment Bach.

Les inté­grales des Sonates pour piano de Beethoven sont légion, et celle, anci­enne, d’Yves Nat, reste iné­galée au coeur de nom­bre de beethovéniens. François-Frédéric Guy a entre­pris, courageuse­ment, de graver la sienne, après avoir don­né la plu­part de ces sonates dans nom­bre de fes­ti­vals. Un pre­mier cof­fret en regroupe onze : trois des plus con­nues, la Pathé­tique, Clair de lune et Qua­si una fan­ta­sia, et plusieurs moins jouées comme le très bel opus 26 en la bémol Marche funèbre2. Intel­ligem­ment, plutôt que de copi­er les grands aînés, F.-F. Guy donne de cha­cune de ces sonates sa pro­pre inter­pré­ta­tion, très per­son­nelle, servie par un enreg­istrement de grande qual­ité sur un Stein­way aux bass­es chaleureuses. C’est très nou­veau, par­fois presque trop comme dans le 1er mou­ve­ment de la Pathé­tique, mais ce n’est jamais gra­tu­it et l’on y prend un grand plaisir ; et il faut saluer cette ten­ta­tive très réussie de renou­velle­ment de Beethoven par un pianiste français.

Un alto : Ligeti et autres

« Une étrange amer­tume, com­pacte, un peu âpre, avec un arrière-goût de bois, de terre et de tanin » : c’est par cette jolie métaphore gus­ta­tive que Ligeti, dont la belle Geneviève Stross­er vient d’enregistrer la Sonate pour alto, qual­i­fie cet instru­ment3. Ligeti est un des rares com­pos­i­teurs con­tem­po­rains qui nous touche vis­cérale­ment, et dont on peut oubli­er les jus­ti­fi­ca­tions théoriques pour laiss­er place à l’émotion immé­di­ate. Ain­si, le pre­mier mou­ve­ment de sa Sonate, joué entière­ment sur la corde grave (en ut) de l’alto, est une longue mélodie, poignante quoi qu’en dis­ent le com­pos­i­teur et l’interprète (tous deux apparem­ment hos­tiles, comme il se doit aujourd’hui, à toute forme d’émotion au pre­mier degré), et qui explique et jus­ti­fie à elle seule l’ensemble de la Sonate.

L’alto vous empoigne et ne vous lâche plus. Sur le même disque fig­urent des pièces d’autres con­tem­po­rains, Hol­liger, Dona­toni, Lachen­mann et Scel­si, qui exploitent toutes les pos­si­bil­ités tech­niques de l’alto dans des pièces dont cer­taines sont d’une vir­tu­osité à couper le souffle.

Le luxe au service du CD

L’industrie du disque ne se porte pas bien, avec les pos­si­bil­ités offertes par le MP3 et le télécharge­ment. Et plusieurs ama­teurs de musique n’ont plus de lecteur de CD, résignés à la perte de qual­ité qu’implique la musique au stan­dard MP3 comme l’ont été, en leur temps, ceux qui sont passés du microsil­lon au CD. Une toute nou­velle mai­son d’édition dis­tribuée par Har­mo­nia Mun­di, La Dolce Vol­ta, se lance dans le CD « de luxe » en édi­tant des albums avec de beaux livrets à la typogra­phie très tra­vail­lée, enrichis de dessins orig­in­aux – renouant ain­si avec la présen­ta­tion des anciens vinyles – et… de bons inter­prètes jouant sur des instru­ments exceptionnels.

Le pre­mier disque est con­sacré à Aldo Cic­col­i­ni, qui joue Mozart sur un Bech­stein : les trois Sonates n° 2, 11 et 134. Cic­col­i­ni, qui était en retrait depuis de nom­breuses années, est revenu récem­ment sur le devant de la scène. À 85 ans, on pou­vait penser que son jeu serait calme, sere­in, un brin mélan­col­ique. Bien au con­traire, il joue avec un brio et une vigueur inat­ten­dus, con­férant à la musique de Mozart une touche beethovénienne.

Sur le sec­ond disque, Claire Cheval­li­er, musi­co­logue et pianiste, joue Liszt sur un Érard de 18765. Érard était le piano préféré de Liszt, qui encour­agea son con­struc­teur dans ses inno­va­tions tech­niques qui accrois­saient les pos­si­bil­ités de vir­tu­osité. Le résul­tat est con­va­in­cant : con­traire­ment à cer­tains pianos des années 1830 que l’on tente par­fois de ressus­citer, et dont le tim­bre grêle décourage, celui-ci, plus récent et sans doute mieux con­servé, a un son excep­tion­nel, rond dans les bass­es et bril­lant dans les aigus. Méphis­to- Valse n° 1, Saint François d’Assise – La Prédi­ca­tion aux oiseaux, Saint François de Paule marchant sur les flots, La Lugubre Gon­do­la n° 2, Funérailles son­nent de manière tout à fait nou­velle. Un très beau disque, non sans grâce.

1. 1 CD OUTHERE
2. 3 CD OUTHERE.
3. 1 CD OUTHERE
4. 1 CD DOLCE VOLTA.
5. 1 CD DOLCE VOLTA.

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