Pour le partage du travail

Dossier : Dossier emploiMagazine N°542 Février 1999
Par Alain LIPIETZ (66)

Les raisons d’un partage du travail

Les raisons d’un partage du travail

Ces poli­tiques n’ont su men­er qu’aux trois mil­lions de chômeurs déclarés, cinq en réal­ité1. Et avec eux, le cortège des mal­heurs : exclu­sion, délin­quance, racisme… Qua­si­ment aucune famille n’échappe au fléau. Ceux qui ont encore un tra­vail ne ména­gent pas leur peine pour ne pas être “mal vus”. Pour les chômeurs, la souf­france est la même, si la cause est inverse : celle de se sen­tir inutile. Dans les deux cas, le coût est très lourd : dépres­sions, stress, alcoolisme, con­som­ma­tions de som­nifères ou d’anx­i­oly­tiques, acci­dents, somatisation.

La réduc­tion du temps de tra­vail, c’est d’abord rétablir la san­té de cha­cun et la cohé­sion sociale.

Mais elle a d’autres dimen­sions. Avant tout : la recon­quête de temps libre. Une société d’in­di­vidus libres est une société d’in­di­vidus ayant du temps libre. Notre mod­èle pro­duc­tiviste a fonc­tion­né sur un partage pure­ment quan­ti­tatif des gains de pro­duc­tiv­ité : une con­cep­tion du pro­grès s’est ain­si fondée sur la crois­sance du vol­ume des marchan­dis­es con­som­mées. Dès 1968, la con­tes­ta­tion de ce mod­èle a émergé. Plus tard, les écol­o­gistes ont mis en évi­dence l’im­passe d’un sys­tème basé sur le pil­lage des ressources de la planète, et aboutis­sant à un accroisse­ment des pol­lu­tions tant locales que globales.

La con­trepar­tie du pro­grès tech­nique ne peut plus être un tel “partage des fruits de la crois­sance”. Le pro­grès se mesur­era demain par la crois­sance du temps libre pour tous, com­biné à une meilleure qual­ité des rela­tions sociales. Notre prin­ci­pal déficit dans la recherche du bon­heur n’est pas un manque “d’avoir”, mais un manque “d’être”. Nous n’avons tout sim­ple­ment pas le temps de faire ce que nous voudri­ons faire. Le pro­grès tech­nique lui-même doit être réori­en­té vers l’ef­fi­cac­ité-matière (diminu­tion de la pol­lu­tion par unité pro­duite) plutôt que vers l’ef­fi­cac­ité-tra­vail : c’est la con­di­tion sine qua non pour tenir les engage­ments de Rio et de Kyoto.

Enfin, un mod­èle cen­tré sur la crois­sance du temps libre est beau­coup moins sujet aux con­traintes inter­na­tionales qu’un mod­èle fondé sur la con­som­ma­tion. Inve­stir dans la qual­ité de vie, dis­pos­er de son temps libre pour le sport, l’art, ou la con­ver­sa­tion intime ne néces­si­tent guère d’im­por­ta­tions. Sans être du pro­tec­tion­nisme, c’est un retour vers un régime plus auto­cen­tré, à la portée de la régu­la­tion organ­isée par des sociétés démocratiques.

Contre le chômage, le partage du travail

La réduc­tion du temps de tra­vail appa­raît ain­si comme une néces­sité sociale. Il s’ag­it de redis­tribuer très rapi­de­ment la somme de tra­vail fixée par la con­jonc­ture et la poli­tique économiques entre ceux qui en ont trop et les chômeurs ou pré­caires. Un objec­tif serait de pass­er très vite à 32 heures par semaine, en priv­ilé­giant la semaine de qua­tre jours2.

Cette con­cep­tion du partage du tra­vail n’a rien à voir avec le partage du chô­mage et la pré­cari­sa­tion (en pre­mier lieu pour les femmes du ter­ti­aire) ven­dus sous l’é­ti­quette abu­sive de “partage du tra­vail” depuis 1992. Je par­le ici d’une réduc­tion du temps de tra­vail nor­mal pour un salaire nor­mal (per­me­t­tant, par exem­ple, à une mère céli­bataire de vivre nor­male­ment). Ce qui n’ex­clut évidem­ment pas la pro­mo­tion du temps véri­ta­ble­ment choisi, avec droit au retour au temps plein et “sec­ond chèque” (financé par le coût du chô­mage évité) pour com­penser la baisse du salaire. Car tout le monde ne souhaite pas arbi­tr­er de la même façon entre tra­vail et revenu.

Au début des années qua­tre-vingt-dix encore, les social­istes au pou­voir se riaient des Verts qui pro­po­saient alors les 30 heures pour la fin du siè­cle. Tirant le bilan de leurs échecs, ils se sont peu à peu ral­liés à leurs vues. La majorité plurielle de 1997 a été élue prin­ci­pale­ment sur “les 35 heures, vers les 32 heures”. La loi Aubry de juin 1998 est un grand pre­mier pas dans cette direc­tion, mal­gré ses limites.

En France, la général­i­sa­tion des 35 heures pour tous sauverait plus de deux mil­lions d’emplois3. Elle pour­rait être large­ment com­pen­sée en moyenne sur le salaire, sans com­pro­met­tre la rentabil­ité ni la com­péti­tiv­ité des entre­pris­es. D’une part, une diminu­tion de la durée du tra­vail n’abaisse pas d’au­tant la quan­tité de tra­vail fourni, les dernières heures de tra­vail étant les moins pro­duc­tives. Le gain de pro­duc­tiv­ité provo­qué par la réduc­tion du temps de tra­vail elle-même explique que celle-ci ne dégage pas autant d’emplois qu’une règle de trois aurait pu le faire croire. En revanche, elle per­met de pay­er une par­tie des heures non effec­tuées. D’autre part, le retour à l’emploi de chaque mil­lion de chômeurs dimin­uerait la masse des presta­tions sociales à vers­er et aug­menterait la base coti­sante. Le coût indi­rect du chô­mage pour­rait donc être par­tielle­ment resti­tué au salaire direct (ce qui est fait par les primes de la loi Aubry).

Cette diminu­tion mas­sive et générale de la durée du tra­vail, com­pen­sée large­ment au niveau des salaires, n’est donc pos­si­ble que si la loi en donne le sig­nal. C’est la con­di­tion absolue pour que les entre­pris­es qui s’y enga­gent soient sûres que leurs con­cur­rentes en fer­ont autant ; c’est la con­di­tion pour que la chute du chô­mage soit assez mas­sive et prévis­i­ble pour dimin­uer les coti­sa­tions sociales. À la lim­ite, une coor­di­na­tion de la réduc­tion du temps de tra­vail en Europe élim­in­erait 90 % des prob­lèmes de con­cur­rence : enjeu pour les élec­tions européennes !

Jusqu’au 1er jan­vi­er de l’an 2000, la loi Aubry reste mal­heureuse­ment fac­ul­ta­tive comme la loi de Robi­en : même si les entre­pris­es qui “se lan­cent” sont forte­ment sub­ven­tion­nées, elles restent peu nombreuses.

La coor­di­na­tion par la loi n’ex­clut d’ailleurs pas la négo­ci­a­tion au niveau de l’en­tre­prise des modal­ités d’adap­ta­tion, elle la sus­cite plutôt. La péri­ode de négo­ci­a­tion avant l’an 2000 per­met de mesur­er les dif­fi­cultés et les com­pro­mis possibles.

D’abord, les heures sup­plé­men­taires autorisées. Un con­tin­gent trop fort per­me­t­trait d’ig­nor­er la loi. Mieux vaut une stricte lim­i­ta­tion et une nou­velle tar­i­fi­ca­tion, dis­sua­sive tant pour l’employeur (sous forme de sur­co­ti­sa­tions à l’UNEDIC ou d’oc­troi au tra­vailleur d’un repos com­pen­sa­teur de plus en plus impor­tant chaque année) que pour le salarié (taux horaire faible­ment majoré).

Ensuite, la fameuse “annu­al­i­sa­tion”. Le patronat en espère une totale flex­i­bil­ité des horaires, pri­vant le salarié de tout con­trôle de sa vie privée. Ce n’est pas une rai­son pour la rejeter sans même l’avoir négo­ciée. Les 35 heures, c’est aus­si 22 jours de con­gés payés sup­plé­men­taires ; la semaine de 4 jours, ça peut vouloir dire avoir des vacances encore plus longues. Dans les accords véri­ta­ble­ment négo­ciés en 1998, patronat et syn­di­cats ont sou­vent trou­vé un “panachage” opti­mal de semaines de tra­vail réduites et de con­gés allongés, et c’est très bien ainsi.

Enfin, la com­pen­sa­tion salar­i­ale des heures per­dues ne devrait pas être uni­forme, car il est déjà dur de vivre avec le SMIC. Plutôt que de gel­er les salaires de tous, mieux vaut un main­tien inté­gral du salaire jusqu’au pla­fond de la Sécu­rité sociale et une non-com­pen­sa­tion pro­gres­sive au-delà. Cela abouti­ra à un rétré­cisse­ment de l’éven­tail des salaires, com­pa­ra­ble à ce qui existe actuelle­ment en Allemagne.

Aménager le travail, financer l’emploi

Les nou­veaux emplois créés exi­gent des postes de tra­vail, qui ont un coût. C’est pourquoi il faut que les entre­pris­es con­ser­vent une capac­ité d’in­ve­stir. Pour fournir des postes de tra­vail à deux mil­lions de chômeurs, il faudrait inve­stir cinq fois plus que ne le font chaque année toutes les entre­pris­es ! Gageure impos­si­ble. D’autres solu­tions, plus économiques, s’im­posent. On peut met­tre une équipe de plus là où le tra­vail par équipes suc­ces­sives existe déjà, et met­tre deux équipes de 32 heures là où il n’ex­is­tait pas. Cela exige une remise à plat de l’or­gan­i­sa­tion du tra­vail, et une réflex­ion de fond sur les mis­sions à amélior­er. Mais on n’évit­era pas une baisse des coûts uni­taires du travail.

C’est pos­si­ble, par une réforme mas­sive de la fis­cal­ité. Déjà les coti­sa­tions-mal­adie des salariés ont été trans­férées à la CSG, le salaire va être retiré pro­gres­sive­ment de la base de la taxe pro­fes­sion­nelle. Il faut aller plus loin : élargir la base des coti­sa­tions-employeurs à toute la valeur ajoutée, faisant ain­si “cotis­er les machines et les prof­its financiers”. La taxe générale sur les activ­ités pol­lu­antes per­me­t­tra, elle, de faire “cotis­er l’én­ergie et la pol­lu­tion”, tout en lim­i­tant les gaz à effet de serre et le nucléaire.

La baisse con­sid­érable des prélève­ments sur le salaire brut qui en résul­tera per­me­t­tra de main­tenir le salaire net des plus mal payés, sans peser exces­sive­ment sur les entre­pris­es de main-d’œuvre.

Quant aux “hauts salaires”, appelés à une non-com­pen­sa­tion par­tielle, ils ne doivent pas oubli­er les aspects posi­tifs : une journée sup­plé­men­taire de temps libre par semaine, qu’on peut regrouper en con­gés payés ou en années sab­ba­tiques. D’autre part, cette baisse de salaire sera com­pen­sée par la hausse du revenu famil­ial grâce au recul con­sid­érable du chô­mage des jeunes.

Défi pour les ingénieurs et les organ­isa­teurs, la réduc­tion du temps de tra­vail est la clé d’un XXIe siè­cle pacifié.

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1. L’As­so­ci­a­tion CERC chiffre ain­si à cinq mil­lions le nom­bre de per­son­nes privées d’emploi. Le Com­mis­sari­at général du Plan estime que sept mil­lions de per­son­nes sont touchés par le sous-emploi (chômeurs, temps par­tiel subi, prére­traités, formation).
2. Voir mon livre La société en sabli­er. Le partage du tra­vail con­tre la déchirure sociale, réédi­tion. La Décou­verte, Paris, 1998.
3. L’Ob­ser­va­toire français de la con­jonc­ture économique pronos­tique deux mil­lions d’emplois pour le pas­sage direct aux 35 heures, plus ou moins 500 000 selon les con­di­tions de com­pen­sa­tion salar­i­ale et d’usage des machines.

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