Les entreprises face à l’ardente obligation de former les jeunes

Dossier : Dossier emploiMagazine N°542 Février 1999Par : Anne Marie GROZELIER, directrice de projet, Laboratoire social d’actions, d’innovations, réflexions et échanges (LASAIRE)

Deux fois plus élevé pour l’ensem­ble des jeunes des deux sex­es, le chô­mage finit même par frap­per trois fois plus la cohorte des jeunes femmes que la masse des hommes adultes. Ce niveau de tolérance ne se retrou­ve pas dans la plu­part des autres pays d’Eu­rope, à com­mencer par l’Alle­magne où le taux de chô­mage des jeunes avoi­sine celui des adultes, s’il n’est même moins élevé.

Or en dépit de tous les dis­posi­tifs des­tinés à faciliter l’in­ser­tion pro­fes­sion­nelle des jeunes, leur dif­fi­culté à entr­er dans la vie pro­fes­sion­nelle réelle per­siste et s’ac­centue, à la mesure même de l’évo­lu­tion des sys­tèmes pro­duc­tifs. Pour s’en con­va­in­cre, il suf­fit de con­stater que leur place se réduit de plus en plus dans les entre­pris­es, et ce même dans celles qui sont pour­tant portées par des secteurs d’ac­tiv­ités en pleine expansion.

La porte demeure étroite qui per­met de faire leurs pre­miers pas dans l’en­tre­prise à des jeunes pour­tant de plus en plus dotés d’un min­i­mum de con­nais­sances de base à la sor­tie du sys­tème édu­catif. Mais ce déplace­ment vers le haut du niveau général de for­ma­tion pour les nou­velles cohort­es de jeunes entraîne par lui-même un effet per­vers. Désor­mais la pro­por­tion de diplômés de l’en­seigne­ment supérieur par­mi les jeunes passe de un sur cinq à un sur trois, et les tit­u­laires d’un diplôme de “niveau IV” (le bac­calau­réat) sont eux-mêmes en fait des recalés de l’U­ni­ver­sité. Or cette évo­lu­tion ne joue nulle­ment au béné­fice de la général­i­sa­tion d’une bonne for­ma­tion pro­fes­sion­nelle de base. De même, la surqual­i­fi­ca­tion ne règle aucun prob­lème voire en crée de nouveaux.

Le taux de chô­mage des jeunes a été mul­ti­plié par cinq sur les deux dernières décen­nies. Pour ceux qui sont sans qual­i­fi­ca­tion il s’élève même à près de 65 %. Ce chiffre traduit de manière ampli­fiée l’ac­croisse­ment du risque de chô­mage qui frappe de manière dégres­sive toutes les “tranch­es” de jeunes diplômés, à mesure que l’on remonte l’échelle des qual­i­fi­ca­tions. Certes, si la con­jonc­ture est moins défa­vor­able, la porte par laque­lle les jeunes peu­vent accéder à l’en­tre­prise peut s’ou­vrir un peu plus généreuse­ment. Mais elle reste étroite. Ain­si la part des jeunes sor­tant de for­ma­tion ini­tiale dans les recrute­ments effec­tués par les entre­pris­es ne représen­tait que 9 % des embauch­es. De même, si encore récem­ment le vol­ume glob­al des recrute­ments effec­tués par les entre­pris­es a bais­sé de 12 %, les embauch­es de jeunes ont, elles, chuté de 30 %.

Qui est respon­s­able d’une sit­u­a­tion que tout le monde, sauf les jeunes bien sûr, sem­ble en somme trou­ver tolérable ?
La société française a longtemps con­sid­éré qu’il reve­nait à l’é­cole de pré­par­er les jeunes généra­tions à la vie pro­fes­sion­nelle, en les munis­sant des qual­i­fi­ca­tions nécessaires.
Pour con­firmer cette tra­di­tion, les milieux pro­fes­sion­nels avaient eux-mêmes cou­tume de déplor­er l’in­ca­pac­ité du sys­tème sco­laire à leur fournir des jeunes dotés de qual­i­fi­ca­tions immé­di­ate­ment utilisables.
L’ap­pren­tis­sage quant à lui ain­si que les for­ma­tions en alter­nance étaient réservés à quelques métiers très par­ti­c­uliers et aux jeunes stig­ma­tisés par l’échec scolaire.

Tout se passe comme si, désor­mais, l’en­tre­prise était en passe de faire de la for­ma­tion une sorte de cause sacrée à laque­lle elle invite cepen­dant l’é­cole à se ral­li­er, brouil­lant ain­si les fron­tières cen­sées délim­iter le rôle de l’une et de l’autre en la matière. Mais de cette nou­velle reli­gion les employeurs se mon­trent plus croy­ants que véri­ta­ble­ment pra­ti­quants. Ain­si, depuis quelques années le dis­cours offi­ciel a changé de sens. On ne par­le plus que de réin­tro­duire la for­ma­tion ou une par­tie de la for­ma­tion dans l’en­tre­prise, et de la néces­sité de rap­procher de manière tou­jours plus intime l’é­cole et le monde de l’entreprise.

Le CNPF devenu MEDEF proclame l’im­por­tance de la for­ma­tion pour la com­péti­tiv­ité. Un dis­cours émanant de partout et de nulle part, mais omniprésent par­court inlass­able­ment la liste des com­pé­tences nou­velles req­ui­s­es par les change­ments tech­nologiques : adapt­abil­ité, mobil­ité, diver­si­fi­ca­tion, poly­va­lence, etc. Ces com­pé­tences ren­voient toutes à la capac­ité cen­trale d’évoluer au rythme de plus en plus accéléré des muta­tions tech­nologiques et d’un envi­ron­nement social et économique lui-même en con­stante métamorphose.

À les enten­dre, les entre­pris­es recruteraient désor­mais sur la base de critères nou­veaux tels que l’ap­ti­tude à s’adapter rapi­de­ment aux nou­velles tech­nolo­gies, à manier des sys­tèmes com­plex­es, à tra­vailler en équipe, à réa­gir à des sit­u­a­tions pro­fes­sion­nelles inat­ten­dues, à mobilis­er des savoirs par­al­lèles, etc. Ce sont là des com­pé­tences per­son­nelles qui échap­pent à l’emprise des enseigne­ments for­mal­isés tels que l’é­cole les dis­pense. Ces savoir-faire ne se trans­met­tent qu’en situation.

On com­prend alors que l’en­tre­prise soit le cadre le plus adap­té à leur épanouisse­ment, à l’é­cole la trans­mis­sion des savoirs généraux, à l’en­tre­prise l’art de les met­tre en pra­tique. C’est ce que les entre­pris­es alle­man­des ont com­pris depuis longtemps. Là-bas, c’est dans les ate­liers et dans les bureaux que les jeunes acquièrent les savoir-faire soci­aux et organ­i­sa­tion­nels qu’il est impos­si­ble de trans­met­tre dans des salles de classe.

La plu­part des entre­pris­es français­es si promptes à prêch­er l’ur­gente néces­sité de for­mer les jeunes ne met­tent nulle­ment leurs pra­tiques en con­for­mité avec leurs con­vic­tions. Pour qu’elles puis­sent réelle­ment exercer leur mis­sion de for­ma­tion, encore faut-il qu’elles con­sen­tent à repenser leur organ­i­sa­tion pro­duc­tive de manière à faire sa place à cette fonc­tion nou­velle qu’elles enten­dent exercer à meilleur titre que l’é­cole. Or pré­cisé­ment, mis­es à part cer­taines excep­tions, c’est rarement le cas. Chaque entre­prise a ten­dance à occu­per un créneau tech­nologique de plus en plus étroit, au milieu d’un réseau de PME sous-trai­tantes, soumis­es à cette même logique de spé­cial­i­sa­tion encore accen­tuée. Où le jeune salarié trou­vera-t-il l’en­vi­ron­nement riche et com­plexe dont il aurait besoin pour y inscrire le par­cours pro­fes­sion­nel cen­sé dévelop­per chez lui ces fameuses apti­tudes que les employeurs récla­ment à cor et à cri des généra­tions montantes ?

Si l’on veut véri­ta­ble­ment remédi­er au chô­mage des jeunes, il faut bien com­pren­dre la rela­tion directe qu’il entre­tient avec une cer­taine forme d’or­gan­i­sa­tion du tra­vail telle qu’on la pra­tique en France

Dans le passé déjà, les ten­ta­tives de for­ma­tion en alter­nance butaient sur le manque de disponi­bil­ité des entre­pris­es pour accueil­lir les jeunes, les embauch­er et les for­mer. L’or­gan­i­sa­tion du tra­vail y était dépourvue de toute visée for­ma­trice, à la dif­férence des pays rhé­nans où les jeunes sont inté­grés dans un proces­sus qui les fait évoluer dans la qual­i­fi­ca­tion et où l’en­cadrement a d’abord une fonc­tion péd­a­gogique. Dans la logique de pro­duc­tiv­ité à court terme qui se développe de plus en plus, le jeune en for­ma­tion est perçu d’abord comme un salarié sans expéri­ence con­sti­tu­ant surtout un frein au rythme d’ac­tiv­ité de l’entreprise.

Du même coup, l’évo­lu­tion des sys­tèmes pro­duc­tifs rend encore plus incer­taine la place éventuelle de la for­ma­tion des jeunes dans l’en­tre­prise. D’un côté, pour rac­cour­cir les délais de pro­duc­tion, les entre­pris­es exter­nalisent des pans entiers de leur activ­ité qu’elles sous-trait­ent à des myr­i­ades de PME ou de tra­vailleurs indépen­dants dont elles ont ain­si sus­cité l’ap­pari­tion1. D’un autre côté, les tech­niques du juste à temps et du zéro stock visent à rac­cour­cir les délais de pro­duc­tion. D’aus­si petites struc­tures fonc­tion­nant ain­si dans l’ur­gence ne sont pas conçues pour se livr­er à des activ­ités de for­ma­tion et n’ont pas la disponi­bil­ité pour pren­dre en charge la dimen­sion péd­a­gogique : for­mer les tuteurs, dégager pour eux du temps pour leur per­me­t­tre d’en­cadr­er réelle­ment le jeune, faire en sorte, en fin de compte, que cette fonc­tion soit inté­grée dans la charge de tra­vail de celui qui exerce le rôle de tuteur et soit prise en compte comme une com­posante essen­tielle de son poste. Pour­tant des exem­ples récents mais hélas peu nom­breux indiquent que cette voie est pos­si­ble et qu’elle est efficace.

Mais, à l’op­posé du dis­cours qu’elles entre­ti­en­nent sur la néces­sité de for­mer les jeunes sur le lieu de tra­vail, la plu­part des entre­pris­es font tout autre chose. Elles visent de plus en plus le court terme et se replient tou­jours davan­tage sur la spé­cial­ité qui con­stitue leur avan­tage com­para­tif. Ce rétré­cisse­ment de l’hori­zon dans l’e­space et le temps rend, quoi que procla­ment les ges­tion­naires, prob­lé­ma­tique la prise en compte du rôle for­ma­teur d’une cer­taine organ­i­sa­tion du tra­vail au béné­fice de ces jeunes, dont elle a pour­tant besoin pour renou­vel­er sa pro­pre pyra­mide démographique.

Si l’on observe les change­ments sur­venus dans les sys­tèmes pro­duc­tifs, on com­prend com­bi­en les jeunes sor­tant de l’é­cole avec des com­pé­tences qui ne sont pas immé­di­ate­ment opéra­tionnelles sont mal accueil­lis sur le marché du travail

En bref, s’en­gager sur la voie de la for­ma­tion des jeunes ne peut se faire que si l’en­tre­prise a une vision à long terme et qu’elle anticipe con­tinû­ment sur ses besoins en com­pé­tences. Or elle sem­ble sou­vent s’en mon­tr­er inca­pable. Par­al­lèle­ment, cette vision blo­quée sur le court terme et cette dés­in­vol­ture à l’é­gard des jeunes se révè­lent dans le désen­gage­ment des organ­i­sa­tions pro­fes­sion­nelles d’employeurs guère plus désireuses de s’im­pli­quer dans les instances par­i­taires chargées de faire évoluer les for­ma­tions et les qualifications.

Si l’évo­lu­tion des sys­tèmes pro­duc­tifs se pour­suit dans cette voie, l’en­tre­prise du futur risque de s’en­fer­mer dans une con­tra­dic­tion fatale pour sa survie, comme elle le sera pour l’ensem­ble de la société à laque­lle d’ailleurs elle a des comptes à rendre.
Alors que la hausse des qual­i­fi­ca­tions pro­fes­sion­nelles et le développe­ment des com­pé­tences seront devenus partout ailleurs en Europe l’ul­ti­ma ratio de la com­péti­tiv­ité, beau­coup d’en­tre­pris­es français­es décou­vriront, trop tard peut-être, que leur mode de ges­tion et d’or­gan­i­sa­tion tech­nologique aura fer­mé tout espace à une véri­ta­ble for­ma­tion. La pen­sée fixée sur le court terme, l’œil rivé sur les bilans ou traquant les moin­dres inter­stices dans les temps de tra­vail, le man­ag­er de l’avenir aura oublié cette évi­dence que le véri­ta­ble signe de la moder­nité ne réside pas dans les machines mais dans les hommes.

On leur par­le de poly­va­lence alors que l’u­nivers de l’en­tre­prise se resserre de plus en plus. Mais pour qu’elle puisse exercer cette mis­sion, c’est-à-dire don­ner une for­ma­tion ouverte sur un champ élar­gi de com­pé­tences, sus­cep­ti­bles d’évoluer, de s’adapter à des tech­nolo­gies nou­velles, il faut qu’ex­iste en son sein une cer­taine décli­nai­son des tech­nolo­gies. Or la ten­dance est à l’in­verse. Si cette évo­lu­tion devait se con­firmer, chaque entre­prise fini­rait par occu­per un créneau de plus en plus pointu, c’est-à-dire de moins en moins à même de don­ner cette expéri­ence large et mul­ti­di­men­sion­nelle dont le jeune a besoin.

Ce n’est pas en plaquant sans imag­i­na­tion les nou­velles tech­nolo­gies sur l’an­ci­enne organ­i­sa­tion du tra­vail, le plus sou­vent tay­lo­ri­enne, que les entre­pris­es retrou­veront le secret de la crois­sance durable. Mais c’est en com­prenant que faire tra­vailler des salariés n’a de sens et d’ef­fi­cac­ité que dans la mesure où l’en­tre­prise accepte réelle­ment de for­mer les jeunes et de se for­mer à leur contact.

Sub­stituer à la réor­gan­i­sa­tion du tra­vail, qu’un tel objec­tif implique, la rhé­torique creuse et le dis­cours sans sub­stance que l’on entend trop sou­vent, c’est s’en­gager tôt ou tard sur le chemin de la régres­sion sociale et du déclin économique.

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1. Cf. sur ce point, mon ouvrage Pour en finir avec la fin du tra­vail, Édi­tions de l’Ate­lier, 1998.

Commentaire

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dan beyarépondre
27 décembre 2011 à 11 h 46 min

réac­tion

ma réac­tion est la sat­is­fac­tion a l’is­sue de la lec­ture de cet arti­cle oh com­bi­en intéres­sant dans la mesure où l’au­teur décrit effec­tive­ment ce qui est vécu actuelle­ment en France, mais aus­si en RDC où je vis. ici, les entre­pris­es ont presque démis­sion­né de leur mis­sion de for­mer des jeunes, de les ouvrir au monde pro­fes­sion­nel et de met­tre en pra­tique les con­nais­sances théoriques acquis­es. pour elles, les sta­giaires ne sont que des oppor­tu­nités nous offertes par les insti­tu­tions d’en­seigne­ment et qu’il faut exploiter à fond en leur con­fi­ant des tâch­es qui fatiguent.la visée com­mer­ciale à court terme l’emporte sur tout. cela est déplorable et de nature à faire regress­er sur le long terme les com­pé­tences. ce qui est de plus con­ster­nant c’est le silence com­plice du pou­voir pub­lic face à cette situation.

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