Plaisir ou calcul, émotion ou raison ?

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°710 Décembre 2015Rédacteur : Jean SALMONA (56)

De Rousseau à Boulez, deux con­cep­tions de la musique sem­blent s’opposer ; mais sont-elles vrai­ment antag­o­nistes ? L’Art de la fugue, de Bach, œuvre rationnelle par excel­lence (et citée abon­dam­ment comme telle par Boulez), est en même temps pro­fondé­ment émouvante.

Le mou­ve­ment lent du Con­cer­to n° 21 en ut majeur de Mozart est poignant à pleur­er, mais il est aus­si d’une écri­t­ure extrême­ment savante.

Du plaisir d’abord en terrain connu

Sous le titre Rach­mani­nov Vari­a­tions, le jeune pianiste Dani­il Tri­fonov présente trois cycles de vari­a­tions : Sur un thème de Pagani­ni avec orchestre (le Philadel­phia Orches­tra), Sur un thème de Corel­li et Sur un thème de Chopin, ces deux-là pour piano seul1.

Les Vari­a­tions sur un thème de Pagani­ni con­stituent, comme l’écrit M. Oscar, « une syn­thèse de l’immédiateté émo­tion­nelle et du raf­fine­ment con­ceptuel ». Écrites en 1934, alors que Debussy, Rav­el, Bar­tok, Stravin­s­ki et l’École de Vienne ont révo­lu­tion­né la musique, elles mar­quent le som­met absolu de la com­po­si­tion roman­tique : per­son­ne n’ira plus loin en thé­ma­tique, recherche har­monique, finesse de l’orchestration.

Tri­fonov parvient à don­ner l’impression de la facil­ité grâce à une tech­nique éblouis­sante et à un touch­er aérien, qui font mer­veille aus­si dans les Vari­a­tions Corel­li, pièce plus ambitieuse sur le plan har­monique et qui, pour les néo­phytes, est à décou­vrir sans attendre.

CD Néère de Duparc par Véronique GENSVéronique Gens vient d’enregistrer, avec la pianiste Susan Manoff, vingt-cinq mélodies de Rey­nal­do Hahn, Chaus­son et Duparc, sur des poèmes de Lecon­te de Lisle, Banville, Ver­laine, Baude­laire et quelques autres – faites pour être agréables aux oreilles des bour­geois au tour­nant des XIXe -XXe siè­cles2 – cer­taines bien con­nues comme L’Invitation au voy­age de Duparc, d’autres moins comme Néère de Hahn (citée récem­ment dans cette chronique) qui donne son nom au recueil.

Un album déli­cieux, grâce, certes, au tim­bre exquis et sen­suel de Véronique Gens (même si le texte est par­fois dif­fi­cile à saisir), mais aus­si à des par­ti­tions pour la plu­part d’une grande subtilité.

Quand Mozart puis Brahms com­posent leurs quin­tettes pour cordes, ils pour­suiv­ent sans doute – con­sciem­ment ou non – deux objec­tifs : écrire une œuvre à la fois orig­i­nale et con­forme aux canons en vigueur, et don­ner du bon­heur à ceux qui l’entendront.

CD Mozart et Brahms par le quatuor VOCES’y ajoute une dimen­sion essen­tielle : ils sont tout entiers dans leur œuvre, avec leurs « mis­érables petits tas de secrets » (Mal­raux). Les deux quin­tettes que vien­nent d’enregistrer le Quatuor Voce et Lise Berthaud à l’alto3, le n° 3 de Mozart et le n° 2 de Brahms, sont deux œuvres de la fin : pour Mozart, écrite deux ans avant sa mort ; pour Brahms, son avant-dernière composition.

Les Voce et leur invitée jouent avec fer­veur et une grande musi­cal­ité ces deux pièces lyriques et com­plex­es non dépourvues de mélan­col­ie et qui, pour peu que nous soyons disponibles, nous emmè­nent au nirvana.

Langages nouveaux, émotion inchangée

Sous le titre The Sound of Arvo Pärt, Era­to pub­lie un large panora­ma de la musique du com­pos­i­teur estonien : musique sym­phonique par l’Orchestre sym­phonique nation­al estonien dirigé par Paa­vo Järvi, musique chorale par le Chœur de cham­bre phil­har­monique estonien dirigé par Tõnu Kaljuste4.

CD The Sound of Arvo PärtCom­pos­i­teur con­tem­po­rain majeur, Pärt ne recherche pas le plaisir de l’auditeur mais, pro­fondé­ment religieux, exprime son inquié­tude et sa foi. Sa musique a con­nu des manières divers­es que par­courent les trois dis­ques, du séri­al­isme au min­i­mal­isme, en pas­sant par des œuvres inspirées du chant gré­gorien et des chants religieux ortho­dox­es, des chants pour enfants et de la musique de film.

Il faut accepter de s’immerger dans cette musique dont l’accès exige une cer­taine disponi­bil­ité, mais qui con­stitue à elle seule un monde nou­veau : le voy­age en vaut la peine.

Gesu­al­do, per­son­nage par ailleurs sul­fureux, aura été le com­pos­i­teur le plus sur­prenant et peut-être le plus créatif du XVIIe siè­cle, cul­ti­vant les dis­so­nances et les enchaîne­ments inat­ten­dus de tonal­ités. L’Orchestre et le Chœur de cham­bre de Tallinn lui ren­dent hom­mage avec la tran­scrip­tion pour cordes de deux de ses œuvres et trois pièces con­tem­po­raines dans l’esprit de Gesu­al­do5.

Ce disque orig­i­nal témoigne d’abord que la musique de ce com­pos­i­teur tour­men­té est plus proche de nous que de ses con­tem­po­rains baro­ques ; et aus­si que des créa­teurs d’aujourd’hui, hors de toute école et du sys­té­ma­tisme sec­taire de cer­tains aya­tol­lahs, peu­vent faire œuvre orig­i­nale en s’inspirant des œuvres du passé sans les parodier.

CD oeuvres de GesualdoCD Berg, Webern, Schönberg par le quatuor BelceaEnfin, un enreg­istrement excep­tion­nel : le Quatuor Bel­cea, l’un des meilleurs au monde aujourd’hui, présente, des trois prin­ci­paux com­pos­i­teurs de l’École de Vienne, qua­tre œuvres qui sont à la fron­tière des musiques tonale et dodé­ca­phonique, et qui, ô mer­veille, vous toucheront au plus pro­fond6 :

  • de Schön­berg la célèbre Nuit trans­fig­urée, poème incandescent ;
  • de Berg la Suite lyrique, dont les mou­ve­ments amoroso, mis­te­rioso, appas­sion­a­to, deli­ran­do, des­o­la­to indiquent claire­ment les intentions ;
  • de Webern les Cinq Mou­ve­ments, atonaux, et le Mou­ve­ment lent, pièce pas­sion­née et rigoureuse­ment tonale d’un com­pos­i­teur amoureux, que Mendelssohn n’aurait pas désavouée.

Le rap­proche­ment de ces œuvres mon­tre que, quel que soit le lan­gage adop­té, c’est in fine à l’aune de l’émotion de l’auditeur que se juge toute musique.

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1. 1 CD Deutsche Grammophon.
2. 1 CD Alpha.
3. 1 CD Alpha.
4. 3 CD Erato.
5. 1 CD ECM.
6. 1 CD Alpha.

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