Peut-on encore réaliser des infrastructures ?

Dossier : MégapolesMagazine N°691 Janvier 2014
Par Dominique AUVERLOT (80)
Par Émile QUINET (55)

Qu’aurait été le développe­ment de la région parisi­enne aujourd’hui sans le RER et les villes nou­velles ? Ques­tion encore plus dif­fi­cile au moment où le gou­verne­ment vient de don­ner une pri­or­ité absolue au meilleur fonc­tion­nement des trans­ports en com­mun de la région parisi­enne, à la pro­duc­tion de loge­ments en nom­bre suff­isant, comme à la meilleure gou­ver­nance de l’agglomération parisienne.

Que serait Paris sans le for­mi­da­ble pro­gramme de restruc­tura­tion urbaine de Hauss­mann et la réal­i­sa­tion des pre­mières lignes de métro qui avaient, en leur temps, soulevé bien des débats ?

REPÈRES
Toute poli­tique d’infrastructure doit sat­is­faire aux besoins actuels et à venir et faire en sorte que ces infra­struc­tures con­tribuent à une stratégie de long terme. Elle doit être mise en œuvre de façon har­mon­isée en coor­don­nant et plan­i­fi­ant les actions aux plans sec­to­riels et géo­graphiques et en met­tant en place les finance­ments néces­saires, le tout de façon à con­cili­er jus­tice et efficacité.
L’exemple d’une telle plan­i­fi­ca­tion appliquée à une méga­pole est fourni en France, dans les années 1960, par le « plan Delou­vri­er » pour la région parisi­enne. Il s’est fondé d’une part sur l’établissement d’un plan pour sat­is­faire la mon­tée des besoins, par exem­ple en matière de mobil­ité et d’accueil des migrants, et d’autre part sur des per­spec­tives volon­taristes à long terme impli­quant notam­ment la créa­tion de villes nou­velles et la réal­i­sa­tion des infra­struc­tures qui leur étaient nécessaires.
Il s’agissait d’organiser une cap­i­tale, au développe­ment con­sid­éré comme con­fus par le général de Gaulle. Ce plan a défi­ni les modal­ités de finance­ment des infra­struc­tures con­cernées et les struc­tures de gou­ver­nance qui seraient adap­tées aux trans­for­ma­tions à venir (redé­coupage admin­is­tratif de la région, créa­tion des entités « villes nouvelles »).

Pays en développement et pays développés

Exode rur­al au Sud, mécan­isme économique au Nord

Le tableau des mégapoles actuelles est diver­si­fié. On peut, grosso modo, oppos­er les mégapoles des pays en développe­ment et celles des pays dévelop­pés. Pour les pre­mières, qu’on peut appel­er les mégapoles du Sud, la crois­sance de la pop­u­la­tion est rapi­de, sou­vent de l’ordre de 3% par an, et liée à des phénomènes d’exode rur­al ; elle s’accompagne d’une crois­sance économique rapi­de en général, mais à par­tir d’un niveau faible.

Les traits des mégapoles du Nord sont invers­es. La crois­sance de la pop­u­la­tion est faible, la richesse y est plus élevée mais croît moins vite, l’attraction de l’agglomération est due davan­tage à des mécan­ismes économiques que sociaux.

Suivre le rythme démographique

Au Sud, on a de forts besoins d’infrastructures en crois­sance rapi­de et qui ont peine à suiv­re le rythme de la crois­sance de la pop­u­la­tion, comme en témoignent les retards cri­ants en ter­mes de trans­ports, d’eau potable et de réseaux divers.

On peut dévelop­per une stratégie d’anticipation : ori­en­ter la crois­sance lorsqu’elle est forte, imprimer des traits par­ti­c­uliers lorsque tout est à créer. Les cir­cuits de déci­sion sont plus rapi­des dans des insti­tu­tions publiques moins sophis­tiquées, qui par­fois priv­ilégient des groupe­ments d’intérêts puis­sants mais peu représen­tat­ifs de l’intérêt général.

Améliorer la qualité

Les traits invers­es se ren­con­trent au Nord. Les réseaux sont matures, les investisse­ments qu’ils appel­lent pour sat­is­faire les besoins doivent plus sat­is­faire des soucis d’amélioration de la qual­ité des ser­vices ren­dus, que de four­ni­ture d’un ser­vice jusque-là inex­is­tant. Les pos­si­bil­ités d’inflexion et de rup­ture stratégiques sont égale­ment plus réduites, car tout existe déjà.

Et enfin, les déci­sions sont toutes ou presque soumis­es à des débats publics dont le tra­vers est par­fois de plus don­ner la parole à des coali­tions de minorités qu’à la grande majorité des citoyens.

Dans les deux types de mégapoles, la réal­i­sa­tion de grandes infra­struc­tures urbaines ren­con­tre des dif­fi­cultés fortes. Elles por­tent sur les pos­si­bil­ités de plan­i­fi­ca­tion rationnelle, sur les ques­tions de finance­ment et sur celles de gouvernance.

PLANIFIER

Des modèles sectoriels

Une faible portée géographique
La plu­part des mod­èles ont besoin de décrire fine­ment les phénomènes. En rai­son de la var­iété des com­porte­ments, ils néces­si­tent une grande masse de don­nées. Ils sont mal adap­tés à l’utilisation sur de vastes zones géo­graphiques et de grandes tailles de pop­u­la­tions. Ils con­vi­en­nent mal à l’évaluation des straté­gies et des pro­grammes au niveau des mégapoles.

Tous les mod­èles dont on dis­pose sont sec­to­riels. Les mod­èles de traf­ic four­nissent des indi­ca­tions dans le domaine de la cir­cu­la­tion et des trans­ports, mais ne dis­ent rien ou pas grand-chose sur les con­séquences d’un investisse­ment de trans­port dans d’autres secteurs tels que l’urbanisation ou le loge­ment. Les mod­èles de dif­fu­sion de la pol­lu­tion ne four­nissent pas d’indication sur les mou­ve­ments de pop­u­la­tion que ces expo­si­tions à la pol­lu­tion suscitent.

Les mod­èles cou­plant les secteurs sont rares et encore peu pré­cis. Ces mod­èles sont à courte vue. Ils reposent sur des extrap­o­la­tions de ten­dances, leur con­tenu prospec­tif est faible, ils sup­posent une per­ma­nence des goûts et des modes de vie ; les trans­for­ma­tions tech­nologiques qu’ils intè­grent dépassent rarement l’amélioration courante de la productivité.

Des fruits à long terme

Des mod­èles à courte vue reposant sur des extrapolations

Dans les mégapoles du Sud, mar­quées par l’explosion de la classe moyenne et par l’incertitude qui pèse sur son taux futur de motori­sa­tion, le prob­lème pri­mor­dial est de prévoir les besoins et leur évo­lu­tion, et là l’insuffisance des don­nées et de l’information sta­tis­tique rend les mod­èles et leurs résul­tats inadap­tés ou imprécis.

Au Nord, l’information sta­tis­tique est meilleure, mais l’évolution prévis­i­ble des com­porte­ments des rési­dents et des entre­pris­es est très dif­fi­cile à appréhen­der et à quan­ti­fi­er, surtout dans une péri­ode de muta­tions tech­nologiques rapi­des et dans la mesure où les infra­struc­tures por­tent l’essentiel de leurs fruits dans le très long terme, à l’échelle du siècle.

Une politique d’entraînement

Les infra­struc­tures peu­vent surtout servir d’outil à une poli­tique d’entraînement, mais alors on se heurte à une mau­vaise con­nais­sance de ces effets d’entraînement. Dans quelle mesure le développe­ment des infra­struc­tures de trans­port va-t-il sus­citer des implan­ta­tions d’activités, l’aménagement de zones d’activité va-t-il entraîn­er l’implantation de ces activ­ités là où on voudrait qu’elles aillent ?

De très nom­breuses zones d’activité se sont trans­for­mées dans les faits en grandes sur­faces com­mer­ciales ou en zones d’entreposage avec un niveau de créa­tion d’emplois faible au regard des illu­sions dont les dirigeants publics s’étaient bercés pour en jus­ti­fi­er la création.

FINANCER

Aide internationale et partenariats

Les besoins à sat­is­faire au Sud sont immenses, et l’on conçoit que le gros des investisse­ments con­siste à créer des infra­struc­tures des­tinées à la néces­saire sat­is­fac­tion des besoins immédiats.

Peut-on y ajouter des pro­grammes qui per­me­t­tent des antic­i­pa­tions stratégiques et des inflex­ions à long terme, qui sus­ci­tent des effets d’entraînement ? Les moyens financiers man­quent dans ces pays aux bas revenus, dans lesquels ni l’impôt ni les con­tri­bu­tions des usagers ne peu­vent suf­fire. Il n’y a que deux recours.

Deux recours possibles

D’abord, l’aide inter­na­tionale, venant d’organismes de coopéra­tion. Ensuite, la mise en œuvre de solu­tions finan­cières inno­vantes, en général issues de parte­nar­i­ats pub­lic-privé et per­me­t­tant d’appuyer les dépens­es actuelles sur les recettes que l’on retir­era de la crois­sance économique future de l’agglomération.

Cette dernière caté­gorie de ressources reste lim­itée : elle se fonde sur des espérances de gains loin­tains, aléa­toires, et les réti­cences se sont accrues après les déboires des crises finan­cières récentes.

Une coor­di­na­tion difficile
Une com­posante de gou­ver­nance s’ajoute à la dichotomie entre démoc­ra­tie et autorité, c’est celle de la coor­di­na­tion sec­to­rielle et géo­graphique des actions.
La dif­fi­culté tient là à la taille des entités. Est-il pos­si­ble de faire marcher du même pas des activ­ités qui peu­vent être si diver­si­fiées au plan géo­graphique ou sec­to­riel ? Est-ce même néces­saire ? Il y a des poli­tiques qui doivent s’exercer au niveau de l’ensemble de l’agglomération et d’autres pour lesquelles ce n’est pas nécessaire.

Surtout, les parte­nar­i­ats pub­lic-privé débouchent sou­vent sur des mécomptes budgé­taires pour les autorités publiques ou sur un dual­isme dans l’accès aux ser­vices publics con­cernés, car seules les clien­tèles de haut de gamme per­me­t­tent de rentabilis­er les investisse­ments publics suiv­ant les critères financiers classiques.

Au Nord, les aléas sur les infra­struc­tures d’entraînement ne sont pas moins faibles, mais la réti­cence des bailleurs privés con­duit les pou­voirs publics à des inter­ven­tions finan­cières de plus en plus incom­pat­i­bles avec les impérat­ifs de réduc­tion des déficits publics.

On peut donc par­ler d’agenda impos­si­ble des grandes infra­struc­tures publiques, sauf à envis­ager un sur­saut de car­ac­tère keynésien dans la con­duite des poli­tiques publiques d’investissement. Il peut en out­re exis­ter une taille de métro­pole au-delà de laque­lle les effets d’agglomération tra­di­tion­nelle­ment béné­fiques peu­vent être con­tre­bal­ancés, sinon annulés, par le coût des nou­velles infra­struc­tures de transport.

GOUVERNER

Démocratie ou autoritarisme

La gou­ver­nance est la troisième pierre d’achoppement, et elle est majeure dans cer­tains pays comme le nôtre ou des mégapoles de pays forte­ment décen­tral­isés comme les États-Unis, dès lors que les infra­struc­tures con­cer­nent plusieurs États ou plusieurs villes.

L’agenda impos­si­ble des grandes infra­struc­tures publiques

Grosso modo, on dis­cerne au Nord des gou­ver­nances d’esprit démoc­ra­tique fondées sur la par­tic­i­pa­tion des pop­u­la­tions, soit via des respon­s­ables élus, soit par l’appel aux enquêtes publiques. La struc­ture de déci­sion est com­plexe, avec de mul­ti­ples concertations.

Au Sud, on observe des gou­ver­nances d’esprit plus autori­taire. La struc­ture de déci­sion est hiérar­chique et en général plus sim­ple. La par­tic­i­pa­tion des citoyens aux choix d’investissement est plus réduite. Mais les déci­sions sont plus rapides.

Efficacité au Sud

La struc­ture plus autori­taire entraîne une plus grande effi­cac­ité d’exécution. On voit mal, par exem­ple, com­ment les villes chi­nois­es auraient pu con­naître leur développe­ment si celui-ci s’était entouré de toutes les pré­cau­tions d’enquêtes et de recense­ment des avis qu’on prend dans nos pays.

Ces modal­ités de mise en œuvre ont deux revers : d’abord, des injus­tices, avec un grand nom­bre de per­son­nes lésées ; c’est une nou­velle ver­sion du dilemme entre équité et efficacité.

L’autre revers, moins vis­i­ble, tient à ce que la rapid­ité de déci­sion et l’absence de con­cer­ta­tion ne per­me­t­tent pas de décel­er les erreurs et peu­vent con­duire à des déci­sions aber­rantes. Plus banale­ment, une gou­ver­nance forte s’accompagne en général d’une cen­tral­i­sa­tion accrue des déci­sions et ne per­met pas de béné­fici­er des avan­tages de la subsidiarité.

Paralysie au Nord

À l’inverse, un sys­tème trop appuyé sur la con­cer­ta­tion et la réduc­tion des oppo­si­tions con­duit à des délais con­sid­érable­ment allongés et peut aboutir à la paralysie.

Autre incon­vénient, le partage du pou­voir peut se révéler con­traire à l’adoption d’une ligne forte, ce qui est néces­saire lorsqu’il s’agit de pro­mou­voir une stratégie de rup­ture ou sim­ple­ment d’inflexion qui néces­site des actions bien coor­don­nées et suiv­ies avec con­ti­nu­ité dans le temps.

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