Petite histoire de la naissance de la TVA

Dossier : Libres proposMagazine N°567 Septembre 2001
Par Maurice LAURÉ (36)

Genèse du concept

C’é­tait il y a trente-cinq ans, déjà. Notre pro­mo était encore loin d’avoir accom­pli la moitié de son par­cours actuel.

Avide d’a­gir après une longue cap­tiv­ité en Alle­magne, j’é­tais entré, trois ans aupar­a­vant, grâce au cama­rade Mau­rice Bourgès-Mau­noury (35), min­istre du Bud­get, au Cab­i­net de la rue de Riv­o­li. J’y étais devenu un cer­tain temps une sorte de per­ma­nent fis­cal, cepen­dant que défi­laient les min­istres. J’avais sus­cité la créa­tion de la Direc­tion générale des Impôts et fondé les brigades poly­va­lentes (hor­resco ref­er­ens…). Pou­jade n’é­tant pas encore là, j’é­tais à l’af­fût d’autres réal­i­sa­tions fiscales.

C’est sur ces entre­faites que Paul Delou­vri­er, directeur général adjoint des Impôts, s’est déchargé sur moi du soin d’in­ter­venir dans un sémi­naire auquel il avait eu l’im­pru­dence d’ac­cepter de par­ticiper. Organ­isé par Raoul Nordling (le con­sul de Suède qui avait sauvé Paris des flammes), ce sémi­naire avait pour sujet ” Fis­cal­ité et Productivité “.

Il n’y a rien de tel pour com­pren­dre une matière que de devoir l’en­seign­er. Cher­chant ce que j’al­lais bien pou­voir dire, j’ai passé en revue les divers­es par­ties de notre sys­tème fis­cal, sous l’an­gle de la pro­duc­tiv­ité, et j’ai fini par trouver.

Je ne me suis pas cru obligé d’imag­in­er les inci­ta­tions les plus suc­cu­lentes à don­ner en prime aux entre­pre­neurs qui se con­formeraient à des ratios de pro­duc­tiv­ité, astu­cieuse­ment fixés. Je me suis tout bête­ment dit qu’il fal­lait s’ef­forcer de faire en sorte que la fis­cal­ité ne fausse pas les cal­culs de prix de revient par rap­port à ce qui se passerait s’il n’y avait pas d’im­pôts. Je pen­sais en effet que, s’il fal­lait bien que le fisc prélève sa livre de chair, il valait mieux faire en sorte que, aupar­a­vant, cette chair se soit accrue avec le max­i­mum d’ex­ubérance… On se donne du mal, de nos jours, pour en revenir à ce point de vue simpliste.

Ani­mé, donc, de sim­plisme, je me suis attaché en par­ti­c­uli­er à étudi­er le sort fait aux investisse­ments. En effet, me dis­ais-je, ce n’est pas pour le plaisir, mais pour économiser du temps et de l’ar­gent, qu’un entre­pre­neur investit. Il faut bien que cela en vaille la peine, car inve­stir c’est se détourn­er, dans l’im­mé­di­at, de la pro­duc­tion que l’on s’est assignée, afin de fab­ri­quer un out­il. Il faut donc que cet out­il fasse beau­coup gag­n­er de temps pour que le temps passé à le fab­ri­quer soit plus que rat­trapé… L’in­vestisse­ment est donc l’une des voies royales de la productivité.

Or, à l’époque, la taxe à la pro­duc­tion frap­pait les investisse­ments comme s’ils avaient été des objets de con­som­ma­tion finale, acquis par les con­som­ma­teurs pour dépenser leurs revenus, et, par con­séquent, bons à impos­er pour qui veut appréhen­der une par­tie du revenu des citoyens.

En bons servi­teurs de l’É­tat, les juristes, qui dom­i­naient alors — et je crains que cela n’ait pas beau­coup changé — l’élab­o­ra­tion de la fis­cal­ité, avaient conçu une théorie max­i­mal­iste des biens tax­ables à la taxe à la pro­duc­tion : ils y avaient inclus les investisse­ments. Les usines qui pro­duisent les investisse­ments, dis­aient-ils, béné­fi­cient autant que les autres des ser­vices de la col­lec­tiv­ité : il faut donc que les biens qu’elles fab­riquent soient frap­pés des mêmes impôts que les marchan­dis­es fab­riquées par les autres usines.

Au nom de cette théorie, le fisc se don­nait beau­coup de mal — et cau­sait encore davan­tage de mal aux assu­jet­tis — afin de pour­chas­s­er les investisse­ments à impos­er. Il n’y a pas, en effet, comme investisse­ments que les investisse­ments bien vis­i­bles que l’on achète à autrui : il y a aus­si ceux que l’on fab­rique soi-même : les out­il­lages pour machines-out­ils, les machines bricolées mai­son… Il fal­lait donc cal­culer en pareil cas la valeur de l’in­vestisse­ment, bien qu’elle ne soit pas apparue dans une trans­ac­tion. Une cou­turière qui tail­lait un ” patron ” dans du papi­er aurait théorique­ment dû isol­er le coût du papi­er et le temps passé à le tailler pour y appli­quer spé­ciale­ment la taxe à la pro­duc­tion, comme si c’é­tait une robe supplémentaire.

Il n’y avait pas, non plus, que les investisse­ments con­sis­tants et mas­sifs. Il y en avait de plus sub­tils. Par exem­ple fal­lait-il con­sid­ér­er une élec­trode en graphite, dans un four élec­tromé­tal­lurgique, comme un investisse­ment, puisqu’elle ser­vait à véhiculer le courant, ou comme une matière pre­mière, puisqu’elle fondait en ser­vant et s’in­cor­po­rait au pro­duit fini ? Tel Salomon, le fisc avait coupé la poire en deux en bâtis­sant la théorie des ” pro­duits de con­som­ma­tion rapi­de ” en con­sid­éra­tion de laque­lle les élec­trodes étaient taxées pour moitié en tant qu’in­vestisse­ments. J’en passe, et des meilleures, comme la théorie des ” pro­duits qui per­dent leur qual­ité spé­ci­fique par le pre­mier usage ” (les liq­uides à déca­per par exemple).

Bien que je fusse, moi aus­si, max­i­mal­iste à mes heures, je me tenais un raison­nement différent.

Pourquoi, me dis­ais-je, isole-t-on, par­mi tous les proces­sus capa­bles d’être suiv­is pour la fab­ri­ca­tion d’un objet, ceux d’en­tre eux dans lesquels on prend, pour des raisons d’ef­fi­cac­ité, le temps de se détourn­er de l’ob­jec­tif final de la pro­duc­tion afin de réalis­er un out­il qui per­met, ensuite, de rat­trap­er davan­tage que le temps passé à l’éla­bor­er ? C’est pénalis­er sys­té­ma­tique­ment la pro­duc­tiv­ité… Et puisque la taxe à la pro­duc­tion avait pour taux 15,35 %, c’é­tait inter­dire tous les investisse­ments qui économi­saient moins que 15,35 % de tra­vail (et même davan­tage, en rai­son de la marge de sécu­rité qu’il faut tou­jours pren­dre avant d’as­sumer un risque).

La logique de cette réflex­ion m’at­ti­rait d’au­tant plus que l’ex­onéra­tion des investisse­ments aurait con­sid­érable­ment sim­pli­fié l’ap­pli­ca­tion de la taxe à la pro­duc­tion : au lieu de sélec­tion­ner ce qu’il fal­lait déduire, et au lieu de rechercher, du côté des investisse­ments créés par l’en­tre­prise, des sujets fic­tifs de réin­té­gra­tion, il aurait suf­fi, désor­mais, de tout déduire…

C’é­tait trop beau pour être vrai, et il fal­lait que j’y regarde à deux fois, car les investisse­ments inter­vi­en­nent en moyenne pour plus de 15 % dans la valeur de la pro­duc­tion indus­trielle, de telle sorte que ma sug­ges­tion pro­duc­ti­vo-sim­pli­fi­ca­trice met­tait en cause 15 % du ren­de­ment de l’im­pôt le plus pro­duc­tif de notre sys­tème fiscal.

Je me suis donc obligé à me con­trôler moi-même par le cal­cul, et je me suis bâti un sché­ma sim­pli­fié de la for­ma­tion des prix de revient dans le cycle de la fab­ri­ca­tion. Mon objec­tif était de savoir quel était le sys­tème de taxe indi­recte qui con­duirait à des prix homoth­é­tiques de ceux qui exis­teraient en l’ab­sence d’im­pôt : le sys­tème sans déduc­tion des investisse­ments, ou le sys­tème avec déduc­tion des investisse­ments ? J’eus la sat­is­fac­tion de con­stater que c’é­tait le sys­tème avec déduc­tion des investisse­ments, et je pris la réso­lu­tion de faire cam­pagne pour la réforme que j’entrevoyais.

J’ou­vre ici une par­en­thèse pour dire que je n’ai jamais pu com­mu­ni­quer à d’autres écon­o­mistes les raisons fon­da­men­tales qui ont fait ma con­vic­tion pour m’at­ta­quer à une réforme qui ferait per­dre à l’É­tat — sauf relève­ment des taux — 6 % de ses recettes. Chaque fois que j’ai voulu expos­er à des écon­o­mistes de for­ma­tion juridique mon cal­cul sim­ple, mais qui exigeait le maniement un peu math­é­ma­tique de sym­bol­es, je n’ai pas été compris.

Chaque fois, inverse­ment, que j’ai voulu l’ex­pos­er à des écon­o­mistes de for­ma­tion math­é­ma­tique, je tombais sur des économètres qui n’avaient de cesse que de vouloir me faire utilis­er leurs courbes et leurs coef­fi­cients d’élas­tic­ité. Là où, en fait, j’avais raison­né à l’aide de fonc­tions que j’analy­sais par un développe­ment linéaire dont les coef­fi­cients étaient des dérivées par­tielles, mes inter­locu­teurs voulaient m’oblig­er à raison­ner dans le cas le plus complexe.

J’avais eu la bonne for­tune de raison­ner ” toutes choses égales d’ailleurs “, comme les bons vieux écon­o­mistes. Ce n’est plus pos­si­ble, à l’ère des mod­èles et de l’in­for­ma­tique : on se doit de raison­ner ” aucune chose n’é­tant égale par ailleurs “. Moyen­nant quoi on trans­porte dans un futur qui devrait être neuf et unique les vieilles habi­tudes dont sont imprégnés les modèles…

Je referme ma par­en­thèse pour dire que, faute de jus­ti­fi­ca­tions com­mu­ni­ca­bles, j’ai util­isé des apo­logues. Je décrivais, par exem­ple, le cas d’un Robin­son Cru­soë entre­prenant tan­tôt avec investisse­ment, tan­tôt sans investisse­ment, des fab­ri­ca­tions utiles à sa survie, et je décrivais ce qui se passerait selon qu’une divinité exig­erait de Robin­son un prélève­ment établi sur le pro­duit fini ou, au con­traire, sur l’investissement…

Péripéties politico-administratives

J’avais bien besoin d’apo­logues. En effet, le Ser­vice de la lég­is­la­tion de la Direc­tion générale des impôts avait immé­di­ate­ment pris par­ti con­tre ma sug­ges­tion, pour la bonne rai­son que, par rap­port au sys­tème exis­tant, j’in­tro­dui­sais un énorme dégrève­ment… le fisc a hor­reur du dégrève­ment de la même manière que la nature a hor­reur du vide.

Il m’a donc fal­lu pass­er par l’ex­térieur… L’une des voies qui s’ou­vraient était le com­mis­sari­at à la Pro­duc­tiv­ité, qui, à l’im­age du com­mis­sari­at au Plan, fonc­tion­nait au moyen de com­mis­sions : je devins rap­por­teur de la com­mis­sion ” Fis­cal­ité ” de ce Commissariat.

Je tâchai aus­si d’in­téress­er l’U­ni­ver­sité à mes théories. Comme mes fonc­tions m’avaient fait con­naître le pro­fesseur Hen­ry Laufen­burg­er, car sa pro­fes­sion l’au­tori­sait à don­ner des con­sul­ta­tions fis­cales, je le per­suadai de présider une thèse de droit que je con­sacr­erais à ma nou­velle forme d’im­pôt, que j’avais choisi d’ap­pel­er ” taxe sur la valeur ajoutée “.

Et c’est ain­si que j’ai obtenu, par ma sou­te­nance, six mois avant le vote de la réforme, une sorte de brevet d’in­ven­tion de la TVA (sans droit à roy­al­ties, mal­heureuse­ment). Je fus même fait lau­réat de la fac­ulté de Droit de Paris. Mon jury de sou­te­nance avait cepen­dant émis une cri­tique à l’é­gard de mon tra­vail : il me reprochait de ne pas avoir accom­pa­g­né mon ouvrage d’une bib­li­ogra­phie. Mais où dia­ble serais-je allé pren­dre une bib­li­ogra­phie, pour appuy­er des raison­nements de ma pro­pre invention ?

Encore mieux que l’U­ni­ver­sité, je sautais sur les occa­sions d’in­téress­er les syn­di­cats patronaux à mes théories. À vrai dire, la taxe à la pro­duc­tion n’é­tait pas le cen­tre des préoc­cu­pa­tions fis­cales du patronat, car les entre­pris­es avaient large­ment le sen­ti­ment de réper­cuter cet impôt sur les con­som­ma­teurs et elles préféraient batailler pour la con­quête de déduc­tions (pro­vi­sions ou amor­tisse­ments) à l’im­pôt sur les bénéfices.

Toute­fois nom­breuses étaient les pro­fes­sions qui souf­fraient, pour l’ap­pli­ca­tion de procédés nou­veaux, de la sur­tax­a­tion que la taxe à la pro­duc­tion infligeait aux investisse­ments. Chaque pro­fes­sion venait alors rue de Riv­o­li pour deman­der une excep­tion cor­re­spon­dant à son cas spé­ci­fique. Je pris alors pour règle — en con­tin­u­ant, comme d’habi­tude, de refuser les excep­tions — d’ex­pli­quer que le mal dont se plaig­naient légitime­ment les inter­venants n’é­tait qu’un aspect par­ti­c­uli­er d’un défaut général, la dou­ble tax­a­tion des investisse­ments, il était impos­si­ble, dis­ais-je, de s’en tir­er par des mil­liers d’ex­cep­tions : il fal­lait une réforme générale.

Quel que soit le scep­ti­cisme, bien com­préhen­si­ble, des prati­ciens par rap­port aux théoriciens, je finis par être enten­du, et cer­taines fédéra­tions patronales épousèrent mes thès­es, qu’elles propageaient auprès des par­lemen­taires et appuyèrent même, pour cer­tains, par l’édi­tion de brochures.

Encore fal­lait-il obtenir le dépôt d’un pro­jet de loi, c’est-à-dire con­va­in­cre le min­istre des Finances. Celui-ci avait bien d’autres chats à fou­et­ter que de procéder à une réforme fis­cale entière­ment basée sur 1’exonération d’une caté­gorie impor­tante de biens indus­triels… C’est là que le hasard me servit (je l’aidais, il est vrai, en me man­i­fes­tant dans tous les azimuts possibles).

La réforme fis­cale était à l’or­dre du jour (déjà !). La taxe à la pro­duc­tion, en par­ti­c­uli­er, com­mençait à devenir la cible des cri­tiques du monde de la pro­duc­tion. Un indus­triel, M. Schueller, le fon­da­teur de L’Oréal, fai­sait cam­pagne pour un impôt sur l’én­ergie, qui aurait rem­placé toutes les autres formes d’im­pôts. Pour ma part je fai­sais cam­pagne pour la TVA. Il arrivait que M. Schueller et moi nous nous suc­cé­dions dans cer­taines joutes ora­toires, à Paris ou en province, où l’on nous fai­sait venir à la manière d’un plateau d’artistes.

Je me sou­viens en par­ti­c­uli­er d’un soir, à la Cham­bre de com­merce de Limo­ges, où je venais de prôn­er la TVA et où M. Schueller avait ensuite van­té les mérites de l’im­pôt sur l’én­ergie. Ce sera mer­veilleux, dis­ait-il : non seule­ment il n’y aura plus d’im­pôt sur le revenu, mais encore on économis­era l’én­ergie ; tout le monde roulera en 2 CV…

Là dessus, après des applaud­isse­ments équitable­ment répar­tis, la séance avait pris fin. Prenant ma valise à la main pour gag­n­er à pied la gare, je croi­sai, à la sor­tie, M. Schueller qui mon­tait dans une sorte de Rolls… C’é­tait un excel­lent homme, auquel une sorte de com­plic­ité, comme il en naît entre adver­saires poli­tiques, a fini par me lier.

La réforme fis­cale, donc, était à l’or­dre du jour, et M. Antoine Pinay, qui venait de sta­bilis­er le franc, a fait en matière fis­cale comme beau­coup de ses prédécesseurs : il créa une com­mis­sion, dont il don­na la prési­dence à M. Lori­ot, prési­dent de la sec­tion des Finances au Con­seil d’État.

Cette com­mis­sion entre­prit d’au­di­tion­ner : les fédéra­tions pro­fes­sion­nelles, les cen­trales ouvrières, les admin­is­tra­tions, et tous ceux qui se man­i­fes­taient en matière fis­cale. Il y eut, bien enten­du, M. Schueller, pour l’im­pôt sur l’én­ergie. Mon tour vint. Ce n’é­tait pas au titre de la Direc­tion générale des impôts, puisque celle-ci, de toutes ses fibres, répu­di­ait mes thès­es : c’é­tait en tant que rap­por­teur de la Com­mis­sion fis­cal­ité du com­mis­sari­at à la Productivité.

Je plaidai donc, devant M. Lori­ot, l’adop­tion d’une taxe sur la valeur ajoutée. Quand j’eus fini, le prési­dent Lori­ot, qui savait que j’ap­parte­nais à la Direc­tion générale des impôts, se tour­na vers le directeur général, Pierre Allix, qui, par fonc­tion, assis­tait à toutes les audi­tions, et lui dit : ” Voyons, Mon­sieur le directeur général, je ne com­prends pas : voici M. Lau­ré, qui appar­tient à votre direc­tion générale et qui est pour la TVA ; or j’ai enten­du tout à l’heure votre chef du Ser­vice de la lég­is­la­tion, qui est inter­venu con­tre la TVA. Quelle est donc la posi­tion de la Direc­tion générale des impôts ? “.

Pierre Allix prit une bonne minute de réflex­ion, et il dit finale­ment : ” La Direc­tion générale des impôts est pour la TVA “. Je n’avais qu’un sou­tien, à la DGI, mais il était de taille…

Dès lors les choses suivirent leur cours. Le prési­dent Lori­ot fit fig­ur­er l’in­stau­ra­tion de la TVA par­mi les con­clu­sions de la com­mis­sion. Pierre Abelin, secré­taire d’É­tat aux Finances, s’in­téres­sa à la propo­si­tion et en fit un pro­jet de loi. Mal­heureuse­ment, le Gou­verne­ment auquel apparte­nait M. Pinay avait alors trop de mois d’ex­is­tence pour être encore solide et pour jouer son sort sur une réforme fis­cale, et le pro­jet fut repoussé.

Fort heureuse­ment, la venue d’un nou­veau gou­verne­ment fut l’oc­ca­sion de remet­tre sur le chantier la réforme fis­cale. La chance inter­vint une sec­onde fois : la sta­bil­i­sa­tion Pinay avait engen­dré une cer­taine réces­sion, con­tre laque­lle le gou­verne­ment voulait réa­gir. M. Edgar Fau­re, min­istre des Finances, cher­chait des mesures de relance, et il se tour­na vers l’ex­onéra­tion des investissements.

Toute­fois, homme de com­pro­mis s’il en fut, il n’op­ta pas pour réformer car­ré­ment l’im­pôt, comme cela aurait été le cas en insti­tu­ant la TVA. Il opta pour une exonéra­tion tem­po­raire des investisse­ments à la taxe à la pro­duc­tion, et ce à hau­teur de la moitié seule­ment de la taxe.

Il se pro­duisit alors un phénomène que j’ai vu se répéter depuis dans d’autres cas d’ap­pli­ca­tion de demi-mesures : au lieu de se pré­cip­iter sur cette exonéra­tion de moitié et d’in­ve­stir, les entre­pris­es, qui savaient qu’il y avait de la TVA dans l’air, s’ar­rêtèrent d’in­ve­stir, atten­dant l’autre moitié. Il fal­lut en pass­er par la total­ité de la déduc­tion, tou­jours à titre pro­vi­soire bien entendu.

Pour sor­tir de cette sit­u­a­tion, le secré­taire d’É­tat au Bud­get, M. Hen­ri Ulver, chaud par­ti­san de la TVA, me deman­da de pré­par­er un texte insti­tu­ant cette réforme, afin de l’in­clure dans la loi de Finances pour 1953. Tout allait bien, et il ne restait plus qu’à envoy­er le pro­jet de loi à l’Im­primerie nationale, ce qui impli­quait, pour la bonne règle, l’au­tori­sa­tion du min­istre des Finances lui-même.

Au lieu d’une autori­sa­tion, ce fut un refus dont j’at­tribue l’o­rig­ine au fait que le Min­istre avait pour directeur de Cab­i­net un émi­nent fis­cal­iste mal­heureuse­ment imprégné des tra­di­tions des ser­vices de la Direc­tion générale des impôts. Il était onze heures du soir, et l’Im­primerie nationale attendait. C’est alors que M. Hen­ri Ulver, qui apparte­nait au groupe gaulliste, indis­pens­able à la for­ma­tion de la majorité, mit en jeu son appar­te­nance au gou­verne­ment à pro­pos de l’in­clu­sion de la TVA dans le pro­jet de loi de Finances.

Le prési­dent du Con­seil, M. Laniel, con­sulté sur l’heure, reçut le Min­istre et son Secré­taire d’É­tat. Il ne bal­ança pas et choisit, sinon la TVA, du moins le main­tien de sa majorité… et c’est ain­si que je pus envoy­er le texte à l’Im­primerie nationale et qu’il fut déposé, une nou­velle fois, sur le bureau de l’Assemblée.

Je ne m’é­tendrai pas sur les péripéties du vote du pro­jet de loi, à l’Assem­blée nationale. Pen­dant des jours et des nuits, comme il était d’usage, je suiv­is pas à pas, en com­mis­sion, en séance publique, en entre­tiens par­ti­c­uliers, le vote du projet.

Sous la qua­trième république, l’on était loin de dis­pos­er de ” godil­lots ” pour le vote des lois, et je dus con­sen­tir bien des con­ces­sions, qui apparurent ensuite comme des ver­rues du sys­tème. Dans la plu­part des débats, ce n’é­tait pas la logique qui était à l’honneur.

C’est ain­si que j’ai été beau­coup servi par le titre de ” taxe sur la valeur ajoutée ” que j’avais repris à un sys­tème pro­posé plusieurs années aupar­a­vant par la CGT. Cela me val­ut de voir un cer­tain nom­bre d’o­ra­teurs de gauche mon­ter à la tri­bune pour expli­quer qu’ils étaient favor­ables à la TVA à l’ex­cep­tion de la déduc­tion des investissements.

Celle-ci, qui était pour­tant la clé de la réforme, n’avait pas la faveur d’un grand nom­bre d’o­ra­teurs : j’ai enten­du des ora­teurs de droite l’at­ta­quer… Les investisse­ments sont évidem­ment un sujet élec­toral moins appétis­sant que les asperges en botte (du Vau­cluse) ou les con­serves de sar­dines (bre­tonnes), sujets sur lesquels j’en­tendis alors, au cours des heures passées dans les hémi­cy­cles, des développe­ments lyriques.

En fait, heureuse­ment, les votes dépendaient finale­ment de la posi­tion de quelques lead­ers. Par­mi les lead­ers favor­ables à la TVA, l’un des moin­dres n’é­tait pas Pierre Mendès France, qui présidait la Com­mis­sion des finances de l’Assem­blée nationale. Dirigiste par instinct, l’ex­onéra­tion des investisse­ments lui parais­sait une bonne forme d’in­ter­ven­tion dans l’é­conomie (pour moi, au con­traire, c’é­tait le moyen de respecter la for­ma­tion naturelle des prix, mais je me gar­dais bien d’y insis­ter devant lui).

M. Mendès France, cepen­dant, était un dirigiste pas­sion­né et quelque peu puri­tain. Pour lui, il y avait les bons et les mau­vais investisse­ments. ” Voyons, M. Lau­ré, me dit-il quand la Com­mis­sion des finances m’au­di­tion­na sous sa prési­dence, voyons, M. Lau­ré, vous n’allez quand même pas détax­er les machines à fab­ri­quer le chew­ing-gum ! ” ” Mais si, Mon­sieur le Prési­dent, lui répondis-je. Si le chew­ing-gum est un pro­duit nocif, je ne demande pas mieux qu’on le taxe très fort, voire qu’on l’in­ter­dise. Mais s’il est admis que l’on puisse fab­ri­quer du chew­ing-gum, c’est une perte sèche pour la col­lec­tiv­ité que d’établir un régime fis­cal qui hand­i­cape les pro­grès tech­niques dans la fab­ri­ca­tion du chew­ing-gum, et qui fasse per­dre du temps.

En effet, le temps par­ti en fumée ne prof­ite à per­son­ne. Ce qu’il faut, au con­traire, c’est fab­ri­quer le chew­ing-gum dans le moin­dre temps glob­al pos­si­ble, c’est-à-dire au moin­dre coût, puis met­tre un gros impôt de con­som­ma­tion sur le chew­ing-gum : ain­si le temps gag­né dans la fab­ri­ca­tion du chew­ing-gum sera récupéré et prof­it­era à la col­lec­tiv­ité, au lieu de par­tir en fumée. ”

Je ne suis pas sûr d’avoir con­va­in­cu le prési­dent Mendès France, tant il est vrai qu’il est dif­fi­cile, en matière fis­cale, de faire taire les pas­sions, au béné­fice de raison­nements objec­tifs. Heureuse­ment, néan­moins, le prési­dent Mendès France entraî­na la com­mis­sion qu’il présidait à émet­tre un vote favor­able au pro­jet de TVA.

La TVA hors de France

Trente-trois ans après le vote de la TVA par le Par­lement français, cette taxe a essaimé. Il est sig­ni­fi­catif que tous les autres pays de la Com­mu­nauté européenne aient aban­don­né leurs pro­pres sys­tèmes de tax­es indi­rectes pour adopter le sys­tème français : les par­tic­u­lar­ismes fis­caux, pour­tant, sont bien ancrés, en général. Mais il a été recon­nu qu’aux fron­tières comme à l’in­térieur des ter­ri­toires, la TVA était le seul impôt capa­ble de ne pas altér­er la vérité des prix… La TVA existe main­tenant pra­tique­ment dans toutes les par­ties du monde, et elle est appliquée dans trente-cinq pays.

Je ne suis pas sûr, pour autant, que la véri­ta­ble nature de la TVA ait été bien assim­ilée. Beau­coup de pro­fes­sion­nels, d’hommes poli­tiques, et même de fis­cal­istes s’imag­i­nent que la TVA est assise sur la valeur ajoutée de chaque entre­prise. C’est faux. La TVA est assise sur la valeur ajoutée de la Nation et les entre­pris­es ser­vent seule­ment de per­cep­teurs, avec la cer­ti­tude qu’elles ne sup­por­t­ent pas l’im­pôt tant que le pro­duit est chez elles, pourvu qu’elles le perçoivent dès qu’il les quitte.

C’est pourquoi, du reste, elles s’ac­com­mod­ent telle­ment bien de cette forme de taxe : c’est, au niveau des entre­pris­es, un prélève­ment latéral aux mou­ve­ments de tré­sorerie et pour le compte (ou, plus exacte­ment, à la charge) de tiers. Ce prélève­ment n’est pas sans rap­port avec une valeur ajoutée au niveau de l’en­tre­prise, mais une valeur ajoutée en tré­sorerie plutôt qu’en droits pat­ri­mo­ni­aux… et de toute manière, ce n’est pas un impôt sur les entre­pris­es (encore qu’elles s’en glo­ri­fient sou­vent dans les brochures qu’elles con­sacrent aux prélève­ments fis­caux qu’elles supportent).

L’in­com­préhen­sion sur la véri­ta­ble assi­ette de la TVA est allée jusqu’à sus­citer une loi : ce fut, dans les années 1970, l’in­sti­tu­tion de la ” Ser­izette ” qui était un impôt pré­ten­dant pren­dre en con­sid­éra­tion la valeur ajoutée de chaque entre­prise. Cet impôt n’a pas pu être appliqué, et il a été rap­porté. De nos jours, les propo­si­tions qui ten­dent à rem­plac­er, au niveau des col­lec­tiv­ités locales, la taxe pro­fes­sion­nelle par une impo­si­tion de la valeur ajoutée des entre­pris­es par­ticipent de la même illu­sion. Ces ten­ta­tives sont la rançon de l’in­ti­t­ulé exact mais abstrait que j’ai don­né à la TVA en adop­tant la dénom­i­na­tion du pro­jet de la CGT.

Il serait con­cev­able, certes, d’éla­bor­er une déf­i­ni­tion de la valeur ajoutée de chaque entre­prise, un peu comme on a élaboré une déf­i­ni­tion du béné­fice net. Le total des déc­la­ra­tions égalerait alors, par déf­i­ni­tion, la valeur ajoutée de la Nation. Mais au prix de quelles com­plex­ités ! C’est pourquoi toutes les ten­ta­tives d’im­pos­er la valeur ajoutée en déter­mi­nant celle-ci par la voie addi­tive (alors que nous pra­tiquons la voie sous­trac­tive) ont échoué.

La plus spec­tac­u­laire a été, dans les années cinquante, avant même la TVA française, la ten­ta­tive du pro­fesseur Carl Shoup de la Colum­bia Uni­ver­si­ty, que le Gou­verne­ment fédéral avait chargé de met­tre au point un sys­tème de TVA pour le Japon : le pro­fesseur Shoup rem­plit son con­trat et rédi­gea une loi dans laque­lle la valeur ajoutée était définie par voie addi­tive. La Diète japon­aise vota cette loi… mais elle ne fut jamais appliquée, et l’on n’en par­la plus une fois que le Japon eut recou­vré son indépendance.

À l’au­tomne 1984, une délé­ga­tion de la Cham­bre des représen­tants améri­cains, et à l’au­tomne 1985 une mis­sion gou­verne­men­tale japon­aise se sont ren­dues à Paris pour étudi­er le sys­tème français de TVA, cepen­dant que le Gou­verne­ment de Pékin a demandé offi­cielle­ment, en cette matière, l’as­sis­tance de la DGI française. 

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jmvit­torirépondre
8 avril 2014 à 9 h 18 min

Toute la ruse qu’il a fal­lu
Toute la ruse qu’il a fal­lu déploy­er pour faire pass­er une réforme majeure et sim­plis­sime… Arti­cle pas­sion­nant et d’une incroy­able actu­al­ité, sur les dif­fi­cultés des Français et plus encore de l’ad­min­is­tra­tion à com­pren­dre les rouages de la fiscalité.

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