Maurice Lauré (36) : une œuvre d’une grande originalité

Dossier : ExpressionsMagazine N°577 Septembre 2002
Par André BABEAU

Une constante attention à l’économie de notre pays

Une constante attention à l’économie de notre pays

En 1953, c’est Révo­lu­tion, dernière chance de la France, où l’au­teur, au lende­main de la guerre, en face de l’ar­riéra­tion de nos insti­tu­tions poli­tiques, de nos entre­pris­es et de nos exploita­tions agri­coles, n’hésite pas à en appel­er à une ” révo­lu­tion des esprits ” qui devrait notam­ment débouch­er, avec le con­cours de l’É­tat, sur ” la refonte rapi­de des struc­tures économiques français­es ” (op. cit. pages 4 et 5).

Il s’ag­it en fait de résis­ter à la con­cur­rence, des États-Unis bien sûr, mais aus­si de nations moins ami­cales. Dès cette époque, l’ac­croisse­ment de la pro­duc­tiv­ité sous toutes ses formes est con­sid­éré par Mau­rice Lau­ré comme le levi­er indis­pens­able per­me­t­tant à notre sys­tème économique, non seule­ment de soutenir la con­cur­rence des autres pays, mais aus­si d’élever régulière­ment le bien-être de ses citoyens. Au cours des années qui suivront,

Mau­rice Lau­ré délivr­era, d’ailleurs, un enseigne­ment à l’É­cole nationale d’ad­min­is­tra­tion sur ” La puis­sance économique française dans le monde con­tem­po­rain “, enseigne­ment dans lequel il reprend, en les dévelop­pant, cer­tains des thèmes de Révo­lu­tion, dernière chance de la France.

Quelque trente années plus tard, il s’ag­it de Recon­quérir l’e­spoir, à un moment où Claude Gru­son, plus inter­ven­tion­niste, par­lait encore de Pro­gram­mer l’e­spérance. Pour Mau­rice Lau­ré, les pays dévelop­pés, dure­ment touchés par les deux ” chocs pétroliers ” de 1973–1974 et 1979, doivent cess­er de réa­gir en ordre dis­per­sé et pren­dre les moyens d’as­sur­er la sécu­rité de leur développement.

Par­al­lèle­ment, il insiste — plaidoy­er, avant la let­tre, en faveur d’une cer­taine mon­di­al­i­sa­tion — sur les avan­tages que l’Eu­rope tir­erait de l’in­dus­tri­al­i­sa­tion du tiers-monde. Mais, à cette époque, la pre­mière urgence est évidem­ment la lutte con­tre l’in­fla­tion et, dans un amu­sant dia­logue entre le doc­teur Tant-pis et le doc­teur Tant-mieux (op. cit. pages 248–252), l’au­teur pro­pose une thérapie : celle-ci con­siste à faire appel à une dis­ci­pline col­lec­tive selon laque­lle, en face d’une hausse de prix con­statée, cha­cun — il s’ag­it surtout des parte­naires soci­aux — s’en­gagerait à ne sol­liciter que des ajuste­ments à la hausse un peu en retrait des aug­men­ta­tions observées.

Par étape, on devait ain­si, grâce à cette désin­dex­a­tion douce, s’ap­procher de la qua­si-sta­bil­ité des prix. Finale­ment, en 1982–1983, quand Jacques Delors, min­istre de l’É­conomie et des Finances, a imposé aux syn­di­cats de la fonc­tion publique la dis­tinc­tion entre le rythme d’in­fla­tion observé au cours de la péri­ode passée et l’in­fla­tion anticipée pour l’an­née à venir — une infla­tion ” for­cé­ment ” plus faible — c’est bien, au moins implicite­ment, l’or­don­nance du doc­teur Tant-mieux qu’il a appliquée : dans un con­texte devenu évidem­ment plus favor­able — le con­tre-choc pétroli­er — elle a bien réussi.

Dans les années qui ont suivi la Sec­onde Guerre mon­di­ale, Mau­rice Lau­ré a incon­testable­ment été l’un de ceux qui, par leurs idées et leur action, ont ren­du pos­si­ble la péri­ode des ” Trente glo­rieuses “, chère à Jean Fourastié, autre grand ingénieur écon­o­miste très engagé, lui aus­si, dans le com­bat en faveur de l’ac­croisse­ment de la productivité.

À par­tir de 1980, Mau­rice Lau­ré reste très atten­tif à tous les obsta­cles qui empêchent l’é­conomie française de croître aus­si rapi­de­ment qu’il serait souhaitable : pour com­bat­tre le chô­mage et faciliter le retour à l’emploi, il prône une forme d’im­pôt négatif plus effi­cace que la baisse des charges sociales sur les bas salaires et que la ” prime à l’emploi ” : l’é­tude de cet instru­ment de poli­tique fis­cale est encore d’actualité.

Des apports majeurs à la politique fiscale

C’est d’ailleurs évidem­ment dans le domaine des rela­tions de la fis­cal­ité et de la parafis­cal­ité avec l’é­conomie que son œuvre se déploie le plus large­ment : avec, bien sûr, l’ensem­ble des travaux intro­duisant la taxe à la valeur ajoutée, puis l’énon­cé détail­lé des dif­férents principes qui doivent guider la poli­tique fis­cale, et, plus tard enfin, les con­sid­éra­tions sur les biais et gaspillages économiques qu’in­tro­duisent cer­tains prélève­ments sociaux.

Cette par­tie de son œuvre, de beau­coup la plus dévelop­pée, est celle que nous souhaitons plus spé­ciale­ment rap­pel­er car elle a eu une audi­ence qui a de loin dépassé, non seule­ment les fron­tières de la France, mais aus­si celles de l’Eu­rope. Elle présente d’ailleurs une remar­quable unité tant dans la forme que dans le fond.

Quant à la forme, elle se car­ac­térise par une con­struc­tion tou­jours très explicite et un mode de pro­gres­sion clas­sique allant du général au par­ti­c­uli­er. Le ton est celui de la démon­stra­tion sci­en­tifique avec cer­taines par­ties qui utilisent, sans abus, le sym­bol­isme math­é­ma­tique et d’autres où le raison­nement est dévelop­pé de façon lit­téraire, mais avec le même souci de rigueur, notam­ment en ce qui con­cerne l’énon­cé des hypothès­es qui per­me­t­tent d’ar­riv­er aux con­clu­sions présentées.

Bref, si l’on voulait, en ce qui a trait à la forme, faire référence à des philosophes, Mau­rice Lau­ré se situerait évidem­ment beau­coup plus près de Descartes et de Spin­oza que de Hegel. Dans la mesure d’ailleurs où les Français sont sou­vent qual­i­fiés de ” cartésiens “, l’œu­vre de Mau­rice Lau­ré se rat­tache ain­si à la tra­di­tion française tant par sa logique d’ex­po­si­tion que par la pré­ci­sion de son style.

En ce qui con­cerne ce dernier, il con­vient de not­er la sim­plic­ité de la syn­taxe, le choix soigneux du mot juste qui vient comme naturelle­ment, une phrase qui n’ap­pa­raît comme ni longue ni courte tant elle est adap­tée aux néces­sités de l’argumentation.

L’œu­vre de Mau­rice Lau­ré est aus­si très orig­i­nale. Un prob­lème est posé, l’é­tat des con­nais­sances dans le domaine est rap­pelé ; puis vient l’en­chaîne­ment des raison­nements déduc­tifs ou induc­tifs qui con­duit à la con­clu­sion finale­ment pro­posée. Nul besoin pour l’au­teur de se met­tre à cou­vert der­rière un lourd appareil de références aux ” autorités “1. Le texte se recom­mande de sa pro­pre logique : si cer­tains des ouvrages com­por­tent un index, il s’ag­it d’un index des matières et non pas d’un index des auteurs cités.

Un cadre d’analyse” keynésien ”

Mau­rice Lau­ré avait fréquen­té l’É­cole poly­tech­nique à un moment où celle-ci ne pro­po­sait pas encore à ses élèves d’ini­ti­a­tion à l’é­conomie poli­tique (on ne par­lait pas encore à cette époque de ” sci­ence économique ”).

Comme il le dis­ait volon­tiers, il s’é­tait donc for­mé seul à cette dis­ci­pline en se plongeant dans la Théorie générale de l’emploi, de l’in­térêt et de la mon­naie de John May­nard Keynes, parue en anglais en 1936 et disponible en français en 1942, dans la tra­duc­tion de Jean de Largen­taye2. Pour­tant, sauf erreur de notre part, aucun des écrits de Mau­rice Lau­ré ne com­porte de référence explicite à Keynes.

Naturelle­ment, on ne peut s’im­merg­er dans une œuvre telle que la Théorie générale sans qu’une imprég­na­tion ait lieu. Cette dernière appa­raît à plusieurs endroits de l’œu­vre de Mau­rice Lau­ré : nous en retien­drons deux exem­ples, tous deux pris dans le Traité de poli­tique fis­cale de 1956.

Le pre­mier appa­raît, en début d’ou­vrage, à l’oc­ca­sion de la présen­ta­tion de la notion de poli­tique budgé­taire. L’au­teur sig­nale, dans la plus pure ortho­dox­ie keynési­enne — qui n’é­tait pas si répan­due en France au début des années cinquante — qu’une ” relance ” économique à par­tir d’un déséquili­bre du bud­get de l’É­tat risque de débouch­er très vite sur l’in­fla­tion si les fac­teurs de pro­duc­tion disponibles ne sont pas quan­ti­ta­tive­ment et qual­i­ta­tive­ment adap­tés à la nature de cette relance.

Une autre référence implicite à la Théorie générale est évi­dente dans une note de bas de page du Traité de poli­tique fis­cale (page 176, note 1) : Mau­rice Lau­ré men­tionne qu’en cas de crise de sous-con­som­ma­tion, on pour­rait songer, pour encour­ager la dépense, à utilis­er un mécan­isme de ” mon­naie fondante “.

Dans un tel mécan­isme, les dépôts à vue sont amputés chaque année d’un cer­tain prélève­ment. Or ce mécan­isme — qui n’est évidem­ment pas sans soulever de sérieux prob­lèmes — est longue­ment décrit par Keynes dans le dernier chapitre de la Théorie générale dans lequel il fait référence à cer­taines de ses sources qu’il con­sid­ère comme par­ti­c­ulière­ment impor­tantes : en l’oc­cur­rence, pour ren­dre à César ce qui revient à César, Keynes ren­voie de façon détail­lée aux travaux sur la ” mon­naie fon­dante ” de l’é­con­o­miste autrichien Sylvio Gesell.

De même, on com­prend mieux la grande famil­iar­ité dont Mau­rice Lau­ré fai­sait preuve à l’é­gard de la compt­abil­ité nationale quand on sait que celle-ci a été large­ment inspirée par les grands équili­bres keynésiens.

Mais si l’u­nité de l’œu­vre de Mau­rice Lau­ré est sen­si­ble dans sa forme, elle l’est encore bien davan­tage dans son con­tenu. D’emblée, lors de ses pre­miers travaux, en rap­prochant les deux dis­ci­plines que sont la poli­tique fis­cale et la sci­ence économique, Mau­rice Lau­ré se situe dans ce que l’on n’ap­pelait pas encore à l’époque la ” pluridisciplinarité “.

L’é­conomie, c’est, comme l’on sait, la sci­ence qui con­siste à max­imiser le bien-être à par­tir de ressources rares. La fis­cal­ité, quant à elle, doit per­me­t­tre d’at­tein­dre les objec­tifs que s’est assignée la poli­tique budgé­taire. Encore con­vient-il ” d’éviter qu’une répar­ti­tion de l’im­pôt con­sid­érée comme équitable détru­ise à la longue des élé­ments de la richesse nationale, tels que le cap­i­tal, ou détourne de l’ef­fort le petit nom­bre de citoyens qui jouent le rôle d’an­i­ma­teurs ” (Traité de poli­tique fis­cale, page 15). Sur le fond, comme on le voit, Mau­rice Lau­ré est évidem­ment plus proche des écon­o­mistes libéraux, très préoc­cupés des choix indi­vidu­els, que des néokeynésiens de la fin du XXe siè­cle dont la réflex­ion con­tin­ue sou­vent de porter sur des agrégats.

Pour évi­dente que paraisse aujour­d’hui la néces­sité de rechercher les con­séquences économiques des prélève­ments oblig­a­toires, il s’agis­sait au milieu du siè­cle dernier d’une atti­tude nou­velle. Le sous-développe­ment de l’en­seigne­ment de l’é­conomie en France ne facil­i­tait pas les choses à cet égard : Hen­ry Laufen­burg­er, qui était à cette époque la référence en matière d’en­seigne­ment de la sci­ence admin­is­tra­tive et fis­cale3, adop­tait une optique assez insti­tu­tion­nelle et con­ceptuelle (ah, l’in­sond­able pro­fondeur de la notion de ” norme ” chez Kelsen, telle qu’elle était présen­tée par cet attachant pro­fesseur !). Au demeu­rant, pré­faci­er, en 1953, de la Taxe à la valeur ajoutée, Hen­ry Laufen­burg­er félic­i­tait l’au­teur d’avoir ” ouvert un large hori­zon sur les effets économiques et soci­aux de la fiscalité “.

Nulle hési­ta­tion pos­si­ble — ceux qui ont eu entre 20 et 25 ans à cette époque peu­vent en témoign­er — s’agis­sant du Traité de poli­tique fis­cale, il y a eu un ” avant ” et il y a eu un ” après ” car­ac­térisé par le fait qu’il n’é­tait plus admis­si­ble de sépar­er la fis­cal­ité de ses effets sur l’économie.

La nécessaire neutralité de la fiscalité

Que dis­ait donc Mau­rice Lau­ré de si nou­veau ? Il soute­nait que les prélève­ments fis­caux ne devaient pas entraver l’indis­pens­able crois­sance économique, source de tout bien-être : ” Je pen­sais en effet que s’il fal­lait bien que le fisc prélève sa livre de chair, il valait mieux faire en sorte que, aupar­a­vant, cette chair se soit accrue avec le max­i­mum d’ex­ubérance4. ”

Cette absence d’en­trav­es sera plus tard appelée ” neu­tral­ité “. Les prélève­ments fis­caux — et plus par­ti­c­ulière­ment ceux rel­e­vant de la fis­cal­ité indi­recte — se devaient d’être ” neu­tres ” à l’é­gard de la crois­sance économique. Pour faire pass­er son mes­sage, très mal com­pris alors par les fis­cal­istes, Mau­rice Lau­ré raisonne en met­tant en évi­dence les obsta­cles qui peu­vent empêch­er la crois­sance de la pro­duc­tiv­ité, piv­ot de tout progrès.

On par­lait beau­coup de pro­duc­tiv­ité à cette époque : des ” mis­sions de pro­duc­tiv­ité ” étaient menées aux États-Unis au cours desquelles les par­tic­i­pants vis­i­taient des entre­pris­es et ren­con­traient des écon­o­mistes. Il y avait en France un Com­mis­sari­at à la pro­duc­tiv­ité qui fut plus tard réu­ni au Com­mis­sari­at général du Plan : c’est en tant que rap­por­teur de la ” com­mis­sion fis­cal­ité ” du Com­mis­sari­at à la pro­duc­tiv­ité que Mau­rice Lau­ré réus­sit pro­gres­sive­ment — à pro­pos de la TVA — à con­va­in­cre ses inter­locu­teurs du Ser­vice de la lég­is­la­tion fis­cale et de la Direc­tion générale des impôts de la per­ti­nence de ses arguments.

Naturelle­ment, le devoir de ” neu­tral­ité ” des prélève­ments fis­caux à l’é­gard de la crois­sance con­stitue un pro­gramme très ambitieux, qui demande à être pré­cisé. De fait, sans trop sim­pli­fi­er les choses, on peut dire que Mau­rice Lau­ré choisit de priv­ilégi­er dans ses travaux trois aspects extrême­ment impor­tants de cette neutralité :

  • la neu­tral­ité par rap­port au proces­sus de pro­duc­tion et à la divi­sion du tra­vail qui est à l’o­rig­ine d’une grande par­tie des gains de productivité ;
  • la neu­tral­ité par rap­port à la for­ma­tion des prix des biens et des fac­teurs de pro­duc­tion car les prix qui s’étab­lis­sent en l’ab­sence de prélève­ments fis­caux, dans une économie de marché, expri­ment les véri­ta­bles raretés : il faut donc éviter que les prélève­ments fis­caux biaisent ce sys­tème de prix qui con­duirait alors à de mau­vais­es décisions ;
  • enfin, la neu­tral­ité par rap­port au fac­teur de pro­duc­tion qui fait pen­dant au tra­vail : le cap­i­tal sous toutes ses formes ; il faut en par­ti­c­uli­er éviter dans ce domaine des ” gaspillages d’épargne “.


Entre ces trois aspects de la neu­tral­ité fis­cale exis­tent bien sûr de nom­breuses inter­dépen­dances. Mais il est com­mode de les sépar­er car ils appa­rais­sent bien dis­tincte­ment dans l’œu­vre de Mau­rice Lauré.

Les domaines ain­si priv­ilégiés renouent en pro­fondeur avec les grands con­cepts de l’é­conomie poli­tique dans ses débuts. Ils n’en sont pas moins égale­ment d’une très grande actu­al­ité théorique et pratique.

Du côté des ” pères fon­da­teurs “, Adam Smith a bien sûr fait de la divi­sion du tra­vail le levi­er de tout pro­grès économique ; mais, de nos jours, ” l’ex­ter­nal­i­sa­tion ” des métiers qu’on maîtrise insuff­isam­ment ou qui entraîn­eraient des coûts trop élevés est large­ment pra­tiquée par tous les respon­s­ables d’en­tre­prise (“ out­sourc­ing ”). La for­ma­tion des prix a, d’autre part, été au cœur des travaux d’é­con­o­mistes comme Léon Wal­ras et Alfred Mar­shall, mais la théorie mod­erne de l’in­for­ma­tion s’in­téresse aus­si beau­coup, depuis de nom­breuses années, aux ” sig­naux ” du marché.

Quant à la lutte con­tre le gaspillage du cap­i­tal, elle fai­sait certes déjà par­tie des préoc­cu­pa­tions des inven­teurs de la notion ” d’a­vances ” néces­saires à la pro­duc­tion (5), mais elle est rede­v­enue d’ac­tu­al­ité avec les théories de la crois­sance endogène qui font dépen­dre le rythme de cette crois­sance du mon­tant du cap­i­tal accumulé.

Trois thèmes principaux

Les trois thèmes qui vien­nent d’être men­tion­nés appa­rais­sent dans l’œu­vre de Mau­rice Lau­ré dès le début des années cinquante ; dans une métaphore inspirée par la musique, le Traité de poli­tique fis­cale pour­rait être présen­té comme une impres­sion­nante ” ouver­ture ” four­nissant notam­ment les trois thèmes ci-dessus men­tion­nés. Ensuite, l’opéra se déroule logique­ment en trois actes au cours de cha­cun desquels l’un des trois thèmes appa­raît en majeur, cepen­dant que les deux autres sont dévelop­pés, mais en mineur.

Le pre­mier acte (La Taxe sur la valeur ajoutée) est celui qui a la plus grande ampleur et revêt par­fois des accents pathé­tiques (Au sec­ours de la TVA). Il englobe la lutte con­tre la vieille taxe à la pro­duc­tion qui n’est évidem­ment pas neu­tre à l’é­gard de la longueur du proces­sus de pro­duc­tion et, non moins grave­ment, pas neu­tre non plus à l’é­gard de l’in­vestisse­ment qui est grevé de tax­es non déductibles.

La solu­tion pro­posée par Mau­rice Lau­ré est bien sûr la déductibil­ité de toutes les tax­es perçues en amont, y com­pris celles qui con­cer­nent l’in­vestisse­ment, de la sorte, aucune entre­prise ne sup­porte la charge des tax­es que com­por­tent les dif­férentes étapes de la pro­duc­tion et de la dis­tri­b­u­tion : les vrais prix sont les prix ” hors tax­es “, jusqu’au moment où le con­som­ma­teur en sup­porte l’in­té­gral­ité sur le pro­duit qu’il achète. Quant aux biens d’in­vestisse­ment, l’en­tre­pre­neur n’au­ra pas à atten­dre leur amor­tisse­ment pour récupér­er les tax­es qu’ils sup­por­t­ent : ces tax­es seront déductibles dès leur acquisition.

Ouvrages pub­liés par Mau­rice Lau­ré6

La taxe sur la valeur ajoutée, pré­face d’Henry Laufen­burg­er, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1953, 133 pages.
• Impôts et pro­duc­tiv­ité, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1953.
Révo­lu­tion, dernière chance de la France, Paris, PUF, 1954, 205 pages.
Traité de poli­tique fis­cale, Paris, PUF, 1956, 425 pages.
Au sec­ours de la TVA, Paris, PUF, 1957, 159 pages.
Recon­quérir l’espoir, Paris, Jul­liard, 1982, 261 pages.
Sci­ence fis­cale, Paris, PUF, 1993, 414 pages.
La fonc­tion cachée de la mon­naie face aux charges assis­es sur l’activité des entre­pris­es, Paris, PUF, 1997, 227 pages.
Les impôts gaspilleurs, Paris, PUF, 2001, 128 pages.

La Taxe sur la valeur ajoutée, la mal nom­mée dis­ait Mau­rice Lau­ré ? Oui, cela n’est pas dou­teux, car l’assi­ette de cette taxe, telle qu’elle existe à présent en Europe et dans beau­coup d’autres pays du monde, n’est pas la valeur ajoutée brute des écon­o­mistes et des compt­a­bles nationaux ; ce n’est même pas la valeur ajoutée nette de la con­som­ma­tion de cap­i­tal fixe (amor­tisse­ment) qu’avait jadis prônée le grand Carl Shoup dans un pro­jet d’im­pôts sur la con­som­ma­tion con­cer­nant le Japon ; il s’ag­it en fait d’une assi­ette tout à fait orig­i­nale : valeur ajoutée brute, sous déduc­tion des investisse­ments réal­isés, dont Mau­rice Lau­ré a, le pre­mier, démon­tré toutes les qual­ités en ter­mes de neu­tral­ité à l’é­gard du proces­sus économique et du pro­grès technique.

Le sec­ond acte de l’opéra est con­sti­tué par l’ou­vrage con­sacré à La fonc­tion cachée de la mon­naie face aux charges assis­es sur l’ac­tiv­ité des entre­pris­es ; cette ” fonc­tion cachée ” est en fait une fonc­tion d’in­for­ma­tion par l’in­ter­mé­di­aire des prix. Ce sont bien ici les biais intro­duits dans le sys­tème de prix par cer­tains prélève­ments sup­port­és par les entre­pris­es qui con­stituent le thème prin­ci­pal ; on voit cepen­dant appa­raître, comme thème sec­ondaire, la ” dérive cap­i­tal­iste ” : du fait de ces prélève­ments, on assiste à une aug­men­ta­tion indue du cap­i­tal néces­saire à la production.

L’ou­vrage se présente comme nor­matif, puisque il est con­sacré à la recherche des con­di­tions aux­quelles doivent sat­is­faire, de façon générale, les prélève­ments oblig­a­toires sur l’en­tre­prise, d’une part, pour con­serv­er la valeur infor­ma­tion­nelle du sys­tème de prix, d’autre part, pour éviter d’aug­menter inutile­ment le mon­tant des cap­i­taux employés dans la pro­duc­tion. L’au­teur mon­tre, par exem­ple, qu’une taxe sur les coûts du tra­vail, si elle respecte l’in­for­ma­tion que doivent trans­met­tre les prix, aboutit à une aug­men­ta­tion du cap­i­tal pro­duc­tif très exacte­ment égale à son taux.

Au pas­sage, il sig­nale égale­ment le ” car­ac­tère aber­rant ” du régime fis­cal de l’habi­tat, en France ; la pro­duc­tion dans ce secteur d’ac­tiv­ité étant exonérée de TVA, aucune déduc­tion ne peut alors être opérée, d’où un gon­fle­ment impor­tant de l’é­pargne qu’il faut y con­sacr­er. Il suf­fi­rait de déclar­er que le secteur est soumis à la TVA au taux zéro pour que les TVA amont fussent déductibles, réduisant d’au­tant les coûts de pro­duc­tion. Mais Mau­rice Lau­ré recon­naît que le pas­sage de l’un à l’autre régime soulève de sérieux prob­lèmes, ne serait-ce que celui des engage­ments que nous avons pris, en matière de TVA, à l’é­gard de l’U­nion européenne.

On voit que le thème du ” gaspillage ” du cap­i­tal, de mineur tend à pass­er au majeur.

C’est ce que l’on observera dans le troisième et dernier acte, celui des Impôts gaspilleurs. Mau­rice Lau­ré pré­cise ici son attaque qui est dirigée con­tre les coti­sa­tions sociales (prin­ci­pale­ment vieil­lesse et san­té) sup­port­ées par les employeurs : il mon­tre com­ment le mon­tant des cap­i­taux util­isés par les entre­pris­es est majoré par la présence de tels prélève­ments et com­ment, puisque ce sup­plé­ment de cap­i­tal doit naturelle­ment être rémunéré, ce sont finale­ment les con­som­ma­teurs qui en sup­por­t­ent le coût, sous forme d’une aug­men­ta­tion des prix qui ne prof­ite ni à l’en­tre­prise ni à l’or­gan­isme collecteur.

Pour éviter ce ” gaspillage “, l’au­teur pro­pose alors — à prélève­ments con­stants — une nou­velle assi­ette ” neu­tre ” pour ces coti­sa­tions sociales : cette dernière — faut-il s’en éton­ner ? — est la valeur ajoutée brute sous déduc­tion des investisse­ments, c’est-à-dire très exacte­ment celle de la TVA, la ” mal nommée “.

Nul doute que cette ultime étude de Mau­rice Lau­ré devra être ver­sée au dossier très actuel des réflex­ions en matière de change­ment d’assi­ette des coti­sa­tions sociales, dossier qui s’est assez récem­ment enrichi de propo­si­tions que l’on peut diverse­ment apprécier.

*

D’une très grande unité et d’une pro­fonde orig­i­nal­ité, l’œu­vre de Mau­rice Lau­ré a par­fois été mal com­prise des écon­o­mistes et, plus spé­ciale­ment, des économètres qui lui reprochaient notam­ment de ne pas utilis­er les coef­fi­cients d’élas­tic­ité mesurés dans les dif­férents ” mod­èles ” estimés. Il est vrai qu’il raison­nait sou­vent ” toutes choses égales d’ailleurs ” ; à une époque où l’on a décou­vert qu’un bat­te­ment d’ailes de papil­lon à l’équa­teur pou­vait être à l’o­rig­ine d’un oura­gan aux pôles, on sait évidem­ment qu’en face d’une mod­i­fi­ca­tion de la régle­men­ta­tion, même mod­este, de proche en proche, ” rien n’est plus jamais égal d’ailleurs “. Mais, recon­nais­sons-le, les mod­èles économétriques du siè­cle dernier ne rendaient encore que très impar­faite­ment compte des mul­ti­ples influ­ences qu’ex­erce la fis­cal­ité sur l’é­conomie. Telle qu’elle est, l’œu­vre de Mau­rice Lau­ré a fait franchir une étape déci­sive à la réflex­ion dans ce domaine. 

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1. Lors de la sou­te­nance de sa thèse sur la TVA (en 1952), le jury avait reproché à l’im­pé­trant l’ab­sence de bib­li­ogra­phie : ” Mais où dia­ble serais-je allé pren­dre une bib­li­ogra­phie pour appuy­er les raison­nements de ma pro­pre inven­tion ? “, La Jaune et la Rouge, Libres pro­pos, août-sep­tem­bre 2001, page 9.
2. Chez Payot.
3. Voir son His­toire de l’im­pôt, Paris, PUF, 1952.
4. La Jaune et la Rouge, Libres pro­pos, août-sep­tem­bre 2001, pages 7 et 8.
5. Cette notion ” d’a­vances ” en cap­i­tal, néces­saires à la pro­duc­tion, appa­raît déjà chez Ques­nay, médecin de Madame de Pom­padour, puis chez Tur­got ; on la retrou­ve, à peine com­plétée, chez Smith et même chez Marx (le fameux ” fonds des salaires ”).
6. Aucune référence n’est faite ici aux cours pro­fessés à l’E­NA par Mau­rice Lau­ré, ni à l’ou­vrage, au demeu­rant fort intéres­sant, con­sacré à L’ex­posé de con­cours, Paris, PUF, 1953.

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