Maurice Lauré (36) : une œuvre d’une grande originalité

Dossier : ExpressionsMagazine N°577 Septembre 2002
Par André BABEAU

Une constante attention à l’économie de notre pays

Une constante attention à l’économie de notre pays

En 1953, c’est Révo­lu­tion, der­nière chance de la France, où l’au­teur, au len­de­main de la guerre, en face de l’ar­rié­ra­tion de nos ins­ti­tu­tions poli­tiques, de nos entre­prises et de nos exploi­ta­tions agri­coles, n’hé­site pas à en appe­ler à une » révo­lu­tion des esprits » qui devrait notam­ment débou­cher, avec le concours de l’É­tat, sur » la refonte rapide des struc­tures éco­no­miques fran­çaises » (op. cit. pages 4 et 5).

Il s’a­git en fait de résis­ter à la concur­rence, des États-Unis bien sûr, mais aus­si de nations moins ami­cales. Dès cette époque, l’ac­crois­se­ment de la pro­duc­ti­vi­té sous toutes ses formes est consi­dé­ré par Mau­rice Lau­ré comme le levier indis­pen­sable per­met­tant à notre sys­tème éco­no­mique, non seule­ment de sou­te­nir la concur­rence des autres pays, mais aus­si d’é­le­ver régu­liè­re­ment le bien-être de ses citoyens. Au cours des années qui suivront,

Mau­rice Lau­ré déli­vre­ra, d’ailleurs, un ensei­gne­ment à l’É­cole natio­nale d’ad­mi­nis­tra­tion sur » La puis­sance éco­no­mique fran­çaise dans le monde contem­po­rain « , ensei­gne­ment dans lequel il reprend, en les déve­lop­pant, cer­tains des thèmes de Révo­lu­tion, der­nière chance de la France.

Quelque trente années plus tard, il s’a­git de Recon­qué­rir l’es­poir, à un moment où Claude Gru­son, plus inter­ven­tion­niste, par­lait encore de Pro­gram­mer l’es­pé­rance. Pour Mau­rice Lau­ré, les pays déve­lop­pés, dure­ment tou­chés par les deux » chocs pétro­liers » de 1973–1974 et 1979, doivent ces­ser de réagir en ordre dis­per­sé et prendre les moyens d’as­su­rer la sécu­ri­té de leur développement.

Paral­lè­le­ment, il insiste – plai­doyer, avant la lettre, en faveur d’une cer­taine mon­dia­li­sa­tion – sur les avan­tages que l’Eu­rope tire­rait de l’in­dus­tria­li­sa­tion du tiers-monde. Mais, à cette époque, la pre­mière urgence est évi­dem­ment la lutte contre l’in­fla­tion et, dans un amu­sant dia­logue entre le doc­teur Tant-pis et le doc­teur Tant-mieux (op. cit. pages 248–252), l’au­teur pro­pose une thé­ra­pie : celle-ci consiste à faire appel à une dis­ci­pline col­lec­tive selon laquelle, en face d’une hausse de prix consta­tée, cha­cun – il s’a­git sur­tout des par­te­naires sociaux – s’en­ga­ge­rait à ne sol­li­ci­ter que des ajus­te­ments à la hausse un peu en retrait des aug­men­ta­tions observées.

Par étape, on devait ain­si, grâce à cette dés­in­dexa­tion douce, s’ap­pro­cher de la qua­si-sta­bi­li­té des prix. Fina­le­ment, en 1982–1983, quand Jacques Delors, ministre de l’É­co­no­mie et des Finances, a impo­sé aux syn­di­cats de la fonc­tion publique la dis­tinc­tion entre le rythme d’in­fla­tion obser­vé au cours de la période pas­sée et l’in­fla­tion anti­ci­pée pour l’an­née à venir – une infla­tion » for­cé­ment » plus faible – c’est bien, au moins impli­ci­te­ment, l’or­don­nance du doc­teur Tant-mieux qu’il a appli­quée : dans un contexte deve­nu évi­dem­ment plus favo­rable – le contre-choc pétro­lier – elle a bien réussi.

Dans les années qui ont sui­vi la Seconde Guerre mon­diale, Mau­rice Lau­ré a incon­tes­ta­ble­ment été l’un de ceux qui, par leurs idées et leur action, ont ren­du pos­sible la période des » Trente glo­rieuses « , chère à Jean Fou­ras­tié, autre grand ingé­nieur éco­no­miste très enga­gé, lui aus­si, dans le com­bat en faveur de l’ac­crois­se­ment de la productivité.

À par­tir de 1980, Mau­rice Lau­ré reste très atten­tif à tous les obs­tacles qui empêchent l’é­co­no­mie fran­çaise de croître aus­si rapi­de­ment qu’il serait sou­hai­table : pour com­battre le chô­mage et faci­li­ter le retour à l’emploi, il prône une forme d’im­pôt néga­tif plus effi­cace que la baisse des charges sociales sur les bas salaires et que la » prime à l’emploi » : l’é­tude de cet ins­tru­ment de poli­tique fis­cale est encore d’actualité.

Des apports majeurs à la politique fiscale

C’est d’ailleurs évi­dem­ment dans le domaine des rela­tions de la fis­ca­li­té et de la para­fis­ca­li­té avec l’é­co­no­mie que son œuvre se déploie le plus lar­ge­ment : avec, bien sûr, l’en­semble des tra­vaux intro­dui­sant la taxe à la valeur ajou­tée, puis l’é­non­cé détaillé des dif­fé­rents prin­cipes qui doivent gui­der la poli­tique fis­cale, et, plus tard enfin, les consi­dé­ra­tions sur les biais et gas­pillages éco­no­miques qu’in­tro­duisent cer­tains pré­lè­ve­ments sociaux.

Cette par­tie de son œuvre, de beau­coup la plus déve­lop­pée, est celle que nous sou­hai­tons plus spé­cia­le­ment rap­pe­ler car elle a eu une audience qui a de loin dépas­sé, non seule­ment les fron­tières de la France, mais aus­si celles de l’Eu­rope. Elle pré­sente d’ailleurs une remar­quable uni­té tant dans la forme que dans le fond.

Quant à la forme, elle se carac­té­rise par une construc­tion tou­jours très expli­cite et un mode de pro­gres­sion clas­sique allant du géné­ral au par­ti­cu­lier. Le ton est celui de la démons­tra­tion scien­ti­fique avec cer­taines par­ties qui uti­lisent, sans abus, le sym­bo­lisme mathé­ma­tique et d’autres où le rai­son­ne­ment est déve­lop­pé de façon lit­té­raire, mais avec le même sou­ci de rigueur, notam­ment en ce qui concerne l’é­non­cé des hypo­thèses qui per­mettent d’ar­ri­ver aux conclu­sions présentées.

Bref, si l’on vou­lait, en ce qui a trait à la forme, faire réfé­rence à des phi­lo­sophes, Mau­rice Lau­ré se situe­rait évi­dem­ment beau­coup plus près de Des­cartes et de Spi­no­za que de Hegel. Dans la mesure d’ailleurs où les Fran­çais sont sou­vent qua­li­fiés de » car­té­siens « , l’œuvre de Mau­rice Lau­ré se rat­tache ain­si à la tra­di­tion fran­çaise tant par sa logique d’ex­po­si­tion que par la pré­ci­sion de son style.

En ce qui concerne ce der­nier, il convient de noter la sim­pli­ci­té de la syn­taxe, le choix soi­gneux du mot juste qui vient comme natu­rel­le­ment, une phrase qui n’ap­pa­raît comme ni longue ni courte tant elle est adap­tée aux néces­si­tés de l’argumentation.

L’œuvre de Mau­rice Lau­ré est aus­si très ori­gi­nale. Un pro­blème est posé, l’é­tat des connais­sances dans le domaine est rap­pe­lé ; puis vient l’en­chaî­ne­ment des rai­son­ne­ments déduc­tifs ou induc­tifs qui conduit à la conclu­sion fina­le­ment pro­po­sée. Nul besoin pour l’au­teur de se mettre à cou­vert der­rière un lourd appa­reil de réfé­rences aux » auto­ri­tés « 1. Le texte se recom­mande de sa propre logique : si cer­tains des ouvrages com­portent un index, il s’a­git d’un index des matières et non pas d’un index des auteurs cités.

Un cadre d’analyse » keynésien »

Mau­rice Lau­ré avait fré­quen­té l’É­cole poly­tech­nique à un moment où celle-ci ne pro­po­sait pas encore à ses élèves d’i­ni­tia­tion à l’é­co­no­mie poli­tique (on ne par­lait pas encore à cette époque de » science économique »).

Comme il le disait volon­tiers, il s’é­tait donc for­mé seul à cette dis­ci­pline en se plon­geant dans la Théo­rie géné­rale de l’emploi, de l’in­té­rêt et de la mon­naie de John May­nard Keynes, parue en anglais en 1936 et dis­po­nible en fran­çais en 1942, dans la tra­duc­tion de Jean de Lar­gen­taye2. Pour­tant, sauf erreur de notre part, aucun des écrits de Mau­rice Lau­ré ne com­porte de réfé­rence expli­cite à Keynes.

Natu­rel­le­ment, on ne peut s’im­mer­ger dans une œuvre telle que la Théo­rie géné­rale sans qu’une impré­gna­tion ait lieu. Cette der­nière appa­raît à plu­sieurs endroits de l’œuvre de Mau­rice Lau­ré : nous en retien­drons deux exemples, tous deux pris dans le Trai­té de poli­tique fis­cale de 1956.

Le pre­mier appa­raît, en début d’ou­vrage, à l’oc­ca­sion de la pré­sen­ta­tion de la notion de poli­tique bud­gé­taire. L’au­teur signale, dans la plus pure ortho­doxie key­né­sienne – qui n’é­tait pas si répan­due en France au début des années cin­quante – qu’une » relance » éco­no­mique à par­tir d’un dés­équi­libre du bud­get de l’É­tat risque de débou­cher très vite sur l’in­fla­tion si les fac­teurs de pro­duc­tion dis­po­nibles ne sont pas quan­ti­ta­ti­ve­ment et qua­li­ta­ti­ve­ment adap­tés à la nature de cette relance.

Une autre réfé­rence impli­cite à la Théo­rie géné­rale est évi­dente dans une note de bas de page du Trai­té de poli­tique fis­cale (page 176, note 1) : Mau­rice Lau­ré men­tionne qu’en cas de crise de sous-consom­ma­tion, on pour­rait son­ger, pour encou­ra­ger la dépense, à uti­li­ser un méca­nisme de » mon­naie fondante « .

Dans un tel méca­nisme, les dépôts à vue sont ampu­tés chaque année d’un cer­tain pré­lè­ve­ment. Or ce méca­nisme – qui n’est évi­dem­ment pas sans sou­le­ver de sérieux pro­blèmes – est lon­gue­ment décrit par Keynes dans le der­nier cha­pitre de la Théo­rie géné­rale dans lequel il fait réfé­rence à cer­taines de ses sources qu’il consi­dère comme par­ti­cu­liè­re­ment impor­tantes : en l’oc­cur­rence, pour rendre à César ce qui revient à César, Keynes ren­voie de façon détaillée aux tra­vaux sur la » mon­naie fon­dante » de l’é­co­no­miste autri­chien Syl­vio Gesell.

De même, on com­prend mieux la grande fami­lia­ri­té dont Mau­rice Lau­ré fai­sait preuve à l’é­gard de la comp­ta­bi­li­té natio­nale quand on sait que celle-ci a été lar­ge­ment ins­pi­rée par les grands équi­libres keynésiens.

Mais si l’u­ni­té de l’œuvre de Mau­rice Lau­ré est sen­sible dans sa forme, elle l’est encore bien davan­tage dans son conte­nu. D’emblée, lors de ses pre­miers tra­vaux, en rap­pro­chant les deux dis­ci­plines que sont la poli­tique fis­cale et la science éco­no­mique, Mau­rice Lau­ré se situe dans ce que l’on n’ap­pe­lait pas encore à l’é­poque la » pluridisciplinarité « .

L’é­co­no­mie, c’est, comme l’on sait, la science qui consiste à maxi­mi­ser le bien-être à par­tir de res­sources rares. La fis­ca­li­té, quant à elle, doit per­mettre d’at­teindre les objec­tifs que s’est assi­gnée la poli­tique bud­gé­taire. Encore convient-il » d’é­vi­ter qu’une répar­ti­tion de l’im­pôt consi­dé­rée comme équi­table détruise à la longue des élé­ments de la richesse natio­nale, tels que le capi­tal, ou détourne de l’ef­fort le petit nombre de citoyens qui jouent le rôle d’a­ni­ma­teurs » (Trai­té de poli­tique fis­cale, page 15). Sur le fond, comme on le voit, Mau­rice Lau­ré est évi­dem­ment plus proche des éco­no­mistes libé­raux, très pré­oc­cu­pés des choix indi­vi­duels, que des néo­key­né­siens de la fin du XXe siècle dont la réflexion conti­nue sou­vent de por­ter sur des agrégats.

Pour évi­dente que paraisse aujourd’­hui la néces­si­té de recher­cher les consé­quences éco­no­miques des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires, il s’a­gis­sait au milieu du siècle der­nier d’une atti­tude nou­velle. Le sous-déve­lop­pe­ment de l’en­sei­gne­ment de l’é­co­no­mie en France ne faci­li­tait pas les choses à cet égard : Hen­ry Lau­fen­bur­ger, qui était à cette époque la réfé­rence en matière d’en­sei­gne­ment de la science admi­nis­tra­tive et fis­cale3, adop­tait une optique assez ins­ti­tu­tion­nelle et concep­tuelle (ah, l’in­son­dable pro­fon­deur de la notion de » norme » chez Kel­sen, telle qu’elle était pré­sen­tée par cet atta­chant pro­fes­seur !). Au demeu­rant, pré­fa­cier, en 1953, de la Taxe à la valeur ajou­tée, Hen­ry Lau­fen­bur­ger féli­ci­tait l’au­teur d’a­voir » ouvert un large hori­zon sur les effets éco­no­miques et sociaux de la fiscalité « .

Nulle hési­ta­tion pos­sible – ceux qui ont eu entre 20 et 25 ans à cette époque peuvent en témoi­gner – s’a­gis­sant du Trai­té de poli­tique fis­cale, il y a eu un » avant » et il y a eu un » après » carac­té­ri­sé par le fait qu’il n’é­tait plus admis­sible de sépa­rer la fis­ca­li­té de ses effets sur l’économie.

La nécessaire neutralité de la fiscalité

Que disait donc Mau­rice Lau­ré de si nou­veau ? Il sou­te­nait que les pré­lè­ve­ments fis­caux ne devaient pas entra­ver l’in­dis­pen­sable crois­sance éco­no­mique, source de tout bien-être : » Je pen­sais en effet que s’il fal­lait bien que le fisc pré­lève sa livre de chair, il valait mieux faire en sorte que, aupa­ra­vant, cette chair se soit accrue avec le maxi­mum d’exu­bé­rance4. »

Cette absence d’en­traves sera plus tard appe­lée » neu­tra­li­té « . Les pré­lè­ve­ments fis­caux – et plus par­ti­cu­liè­re­ment ceux rele­vant de la fis­ca­li­té indi­recte – se devaient d’être » neutres » à l’é­gard de la crois­sance éco­no­mique. Pour faire pas­ser son mes­sage, très mal com­pris alors par les fis­ca­listes, Mau­rice Lau­ré rai­sonne en met­tant en évi­dence les obs­tacles qui peuvent empê­cher la crois­sance de la pro­duc­ti­vi­té, pivot de tout progrès.

On par­lait beau­coup de pro­duc­ti­vi­té à cette époque : des » mis­sions de pro­duc­ti­vi­té » étaient menées aux États-Unis au cours des­quelles les par­ti­ci­pants visi­taient des entre­prises et ren­con­traient des éco­no­mistes. Il y avait en France un Com­mis­sa­riat à la pro­duc­ti­vi­té qui fut plus tard réuni au Com­mis­sa­riat géné­ral du Plan : c’est en tant que rap­por­teur de la » com­mis­sion fis­ca­li­té » du Com­mis­sa­riat à la pro­duc­ti­vi­té que Mau­rice Lau­ré réus­sit pro­gres­si­ve­ment – à pro­pos de la TVA – à convaincre ses inter­lo­cu­teurs du Ser­vice de la légis­la­tion fis­cale et de la Direc­tion géné­rale des impôts de la per­ti­nence de ses arguments.

Natu­rel­le­ment, le devoir de » neu­tra­li­té » des pré­lè­ve­ments fis­caux à l’é­gard de la crois­sance consti­tue un pro­gramme très ambi­tieux, qui demande à être pré­ci­sé. De fait, sans trop sim­pli­fier les choses, on peut dire que Mau­rice Lau­ré choi­sit de pri­vi­lé­gier dans ses tra­vaux trois aspects extrê­me­ment impor­tants de cette neutralité :

  • la neu­tra­li­té par rap­port au pro­ces­sus de pro­duc­tion et à la divi­sion du tra­vail qui est à l’o­ri­gine d’une grande par­tie des gains de productivité ;
  • la neu­tra­li­té par rap­port à la for­ma­tion des prix des biens et des fac­teurs de pro­duc­tion car les prix qui s’é­ta­blissent en l’ab­sence de pré­lè­ve­ments fis­caux, dans une éco­no­mie de mar­ché, expriment les véri­tables rare­tés : il faut donc évi­ter que les pré­lè­ve­ments fis­caux biaisent ce sys­tème de prix qui condui­rait alors à de mau­vaises décisions ;
  • enfin, la neu­tra­li­té par rap­port au fac­teur de pro­duc­tion qui fait pen­dant au tra­vail : le capi­tal sous toutes ses formes ; il faut en par­ti­cu­lier évi­ter dans ce domaine des » gas­pillages d’épargne « .


Entre ces trois aspects de la neu­tra­li­té fis­cale existent bien sûr de nom­breuses inter­dé­pen­dances. Mais il est com­mode de les sépa­rer car ils appa­raissent bien dis­tinc­te­ment dans l’œuvre de Mau­rice Lauré.

Les domaines ain­si pri­vi­lé­giés renouent en pro­fon­deur avec les grands concepts de l’é­co­no­mie poli­tique dans ses débuts. Ils n’en sont pas moins éga­le­ment d’une très grande actua­li­té théo­rique et pratique.

Du côté des » pères fon­da­teurs « , Adam Smith a bien sûr fait de la divi­sion du tra­vail le levier de tout pro­grès éco­no­mique ; mais, de nos jours, » l’ex­ter­na­li­sa­tion » des métiers qu’on maî­trise insuf­fi­sam­ment ou qui entraî­ne­raient des coûts trop éle­vés est lar­ge­ment pra­ti­quée par tous les res­pon­sables d’en­tre­prise (« out­sour­cing »). La for­ma­tion des prix a, d’autre part, été au cœur des tra­vaux d’é­co­no­mistes comme Léon Wal­ras et Alfred Mar­shall, mais la théo­rie moderne de l’in­for­ma­tion s’in­té­resse aus­si beau­coup, depuis de nom­breuses années, aux » signaux » du marché.

Quant à la lutte contre le gas­pillage du capi­tal, elle fai­sait certes déjà par­tie des pré­oc­cu­pa­tions des inven­teurs de la notion » d’a­vances » néces­saires à la pro­duc­tion (5), mais elle est rede­ve­nue d’ac­tua­li­té avec les théo­ries de la crois­sance endo­gène qui font dépendre le rythme de cette crois­sance du mon­tant du capi­tal accumulé.

Trois thèmes principaux

Les trois thèmes qui viennent d’être men­tion­nés appa­raissent dans l’œuvre de Mau­rice Lau­ré dès le début des années cin­quante ; dans une méta­phore ins­pi­rée par la musique, le Trai­té de poli­tique fis­cale pour­rait être pré­sen­té comme une impres­sion­nante » ouver­ture » four­nis­sant notam­ment les trois thèmes ci-des­sus men­tion­nés. Ensuite, l’o­pé­ra se déroule logi­que­ment en trois actes au cours de cha­cun des­quels l’un des trois thèmes appa­raît en majeur, cepen­dant que les deux autres sont déve­lop­pés, mais en mineur.

Le pre­mier acte (La Taxe sur la valeur ajou­tée) est celui qui a la plus grande ampleur et revêt par­fois des accents pathé­tiques (Au secours de la TVA). Il englobe la lutte contre la vieille taxe à la pro­duc­tion qui n’est évi­dem­ment pas neutre à l’é­gard de la lon­gueur du pro­ces­sus de pro­duc­tion et, non moins gra­ve­ment, pas neutre non plus à l’é­gard de l’in­ves­tis­se­ment qui est gre­vé de taxes non déductibles.

La solu­tion pro­po­sée par Mau­rice Lau­ré est bien sûr la déduc­ti­bi­li­té de toutes les taxes per­çues en amont, y com­pris celles qui concernent l’in­ves­tis­se­ment, de la sorte, aucune entre­prise ne sup­porte la charge des taxes que com­portent les dif­fé­rentes étapes de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion : les vrais prix sont les prix » hors taxes « , jus­qu’au moment où le consom­ma­teur en sup­porte l’in­té­gra­li­té sur le pro­duit qu’il achète. Quant aux biens d’in­ves­tis­se­ment, l’en­tre­pre­neur n’au­ra pas à attendre leur amor­tis­se­ment pour récu­pé­rer les taxes qu’ils sup­portent : ces taxes seront déduc­tibles dès leur acquisition.

Ouvrages publiés par Mau­rice Lau­ré6

La taxe sur la valeur ajou­tée, pré­face d’Henry Lau­fen­bur­ger, Paris, Librai­rie du recueil Sirey, 1953, 133 pages.
• Impôts et pro­duc­ti­vi­té, Paris, Librai­rie du Recueil Sirey, 1953.
Révo­lu­tion, der­nière chance de la France, Paris, PUF, 1954, 205 pages.
Trai­té de poli­tique fis­cale, Paris, PUF, 1956, 425 pages.
Au secours de la TVA, Paris, PUF, 1957, 159 pages.
Recon­qué­rir l’espoir, Paris, Jul­liard, 1982, 261 pages.
Science fis­cale, Paris, PUF, 1993, 414 pages.
La fonc­tion cachée de la mon­naie face aux charges assises sur l’activité des entre­prises, Paris, PUF, 1997, 227 pages.
Les impôts gas­pilleurs, Paris, PUF, 2001, 128 pages.

La Taxe sur la valeur ajou­tée, la mal nom­mée disait Mau­rice Lau­ré ? Oui, cela n’est pas dou­teux, car l’as­siette de cette taxe, telle qu’elle existe à pré­sent en Europe et dans beau­coup d’autres pays du monde, n’est pas la valeur ajou­tée brute des éco­no­mistes et des comp­tables natio­naux ; ce n’est même pas la valeur ajou­tée nette de la consom­ma­tion de capi­tal fixe (amor­tis­se­ment) qu’a­vait jadis prô­née le grand Carl Shoup dans un pro­jet d’im­pôts sur la consom­ma­tion concer­nant le Japon ; il s’a­git en fait d’une assiette tout à fait ori­gi­nale : valeur ajou­tée brute, sous déduc­tion des inves­tis­se­ments réa­li­sés, dont Mau­rice Lau­ré a, le pre­mier, démon­tré toutes les qua­li­tés en termes de neu­tra­li­té à l’é­gard du pro­ces­sus éco­no­mique et du pro­grès technique.

Le second acte de l’o­pé­ra est consti­tué par l’ou­vrage consa­cré à La fonc­tion cachée de la mon­naie face aux charges assises sur l’ac­ti­vi­té des entre­prises ; cette » fonc­tion cachée » est en fait une fonc­tion d’in­for­ma­tion par l’in­ter­mé­diaire des prix. Ce sont bien ici les biais intro­duits dans le sys­tème de prix par cer­tains pré­lè­ve­ments sup­por­tés par les entre­prises qui consti­tuent le thème prin­ci­pal ; on voit cepen­dant appa­raître, comme thème secon­daire, la » dérive capi­ta­liste » : du fait de ces pré­lè­ve­ments, on assiste à une aug­men­ta­tion indue du capi­tal néces­saire à la production.

L’ou­vrage se pré­sente comme nor­ma­tif, puisque il est consa­cré à la recherche des condi­tions aux­quelles doivent satis­faire, de façon géné­rale, les pré­lè­ve­ments obli­ga­toires sur l’en­tre­prise, d’une part, pour conser­ver la valeur infor­ma­tion­nelle du sys­tème de prix, d’autre part, pour évi­ter d’aug­men­ter inuti­le­ment le mon­tant des capi­taux employés dans la pro­duc­tion. L’au­teur montre, par exemple, qu’une taxe sur les coûts du tra­vail, si elle res­pecte l’in­for­ma­tion que doivent trans­mettre les prix, abou­tit à une aug­men­ta­tion du capi­tal pro­duc­tif très exac­te­ment égale à son taux.

Au pas­sage, il signale éga­le­ment le » carac­tère aber­rant » du régime fis­cal de l’ha­bi­tat, en France ; la pro­duc­tion dans ce sec­teur d’ac­ti­vi­té étant exo­né­rée de TVA, aucune déduc­tion ne peut alors être opé­rée, d’où un gon­fle­ment impor­tant de l’é­pargne qu’il faut y consa­crer. Il suf­fi­rait de décla­rer que le sec­teur est sou­mis à la TVA au taux zéro pour que les TVA amont fussent déduc­tibles, rédui­sant d’au­tant les coûts de pro­duc­tion. Mais Mau­rice Lau­ré recon­naît que le pas­sage de l’un à l’autre régime sou­lève de sérieux pro­blèmes, ne serait-ce que celui des enga­ge­ments que nous avons pris, en matière de TVA, à l’é­gard de l’U­nion européenne.

On voit que le thème du » gas­pillage » du capi­tal, de mineur tend à pas­ser au majeur.

C’est ce que l’on obser­ve­ra dans le troi­sième et der­nier acte, celui des Impôts gas­pilleurs. Mau­rice Lau­ré pré­cise ici son attaque qui est diri­gée contre les coti­sa­tions sociales (prin­ci­pa­le­ment vieillesse et san­té) sup­por­tées par les employeurs : il montre com­ment le mon­tant des capi­taux uti­li­sés par les entre­prises est majo­ré par la pré­sence de tels pré­lè­ve­ments et com­ment, puisque ce sup­plé­ment de capi­tal doit natu­rel­le­ment être rému­né­ré, ce sont fina­le­ment les consom­ma­teurs qui en sup­portent le coût, sous forme d’une aug­men­ta­tion des prix qui ne pro­fite ni à l’en­tre­prise ni à l’or­ga­nisme collecteur.

Pour évi­ter ce » gas­pillage « , l’au­teur pro­pose alors – à pré­lè­ve­ments constants – une nou­velle assiette » neutre » pour ces coti­sa­tions sociales : cette der­nière – faut-il s’en éton­ner ? – est la valeur ajou­tée brute sous déduc­tion des inves­tis­se­ments, c’est-à-dire très exac­te­ment celle de la TVA, la » mal nommée « .

Nul doute que cette ultime étude de Mau­rice Lau­ré devra être ver­sée au dos­sier très actuel des réflexions en matière de chan­ge­ment d’as­siette des coti­sa­tions sociales, dos­sier qui s’est assez récem­ment enri­chi de pro­po­si­tions que l’on peut diver­se­ment apprécier.

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D’une très grande uni­té et d’une pro­fonde ori­gi­na­li­té, l’œuvre de Mau­rice Lau­ré a par­fois été mal com­prise des éco­no­mistes et, plus spé­cia­le­ment, des éco­no­mètres qui lui repro­chaient notam­ment de ne pas uti­li­ser les coef­fi­cients d’é­las­ti­ci­té mesu­rés dans les dif­fé­rents » modèles » esti­més. Il est vrai qu’il rai­son­nait sou­vent » toutes choses égales d’ailleurs » ; à une époque où l’on a décou­vert qu’un bat­te­ment d’ailes de papillon à l’é­qua­teur pou­vait être à l’o­ri­gine d’un oura­gan aux pôles, on sait évi­dem­ment qu’en face d’une modi­fi­ca­tion de la régle­men­ta­tion, même modeste, de proche en proche, » rien n’est plus jamais égal d’ailleurs « . Mais, recon­nais­sons-le, les modèles éco­no­mé­triques du siècle der­nier ne ren­daient encore que très impar­fai­te­ment compte des mul­tiples influences qu’exerce la fis­ca­li­té sur l’é­co­no­mie. Telle qu’elle est, l’œuvre de Mau­rice Lau­ré a fait fran­chir une étape déci­sive à la réflexion dans ce domaine. 

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1. Lors de la sou­te­nance de sa thèse sur la TVA (en 1952), le jury avait repro­ché à l’im­pé­trant l’ab­sence de biblio­gra­phie : » Mais où diable serais-je allé prendre une biblio­gra­phie pour appuyer les rai­son­ne­ments de ma propre inven­tion ? « , La Jaune et la Rouge, Libres pro­pos, août-sep­tembre 2001, page 9.
2. Chez Payot.
3. Voir son His­toire de l’im­pôt, Paris, PUF, 1952.
4. La Jaune et la Rouge, Libres pro­pos, août-sep­tembre 2001, pages 7 et 8.
5. Cette notion » d’a­vances » en capi­tal, néces­saires à la pro­duc­tion, appa­raît déjà chez Ques­nay, méde­cin de Madame de Pom­pa­dour, puis chez Tur­got ; on la retrouve, à peine com­plé­tée, chez Smith et même chez Marx (le fameux » fonds des salaires »).
6. Aucune réfé­rence n’est faite ici aux cours pro­fes­sés à l’E­NA par Mau­rice Lau­ré, ni à l’ou­vrage, au demeu­rant fort inté­res­sant, consa­cré à L’ex­po­sé de concours, Paris, PUF, 1953.

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