Performances des individus, performance des organisations

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°608 Octobre 2005
Par Philippe COMPAGNION (84)

Les indi­vidus et les organ­i­sa­tions évolu­ent de con­serve. C’est d’ailleurs une évi­dence puisque les organ­i­sa­tions ne sont que des arte­facts pro­duits par des indi­vidus et con­sti­tués d’in­di­vidus, pro­duisant, in fine, pour des indi­vidus. Il est donc nor­mal que les con­cepts qui régis­sent la vision que l’homme a de lui-même et la descrip­tion du monde en général prési­dent à la con­sti­tu­tion et à l’évo­lu­tion des organ­i­sa­tions et vice et ver­sa. La ques­tion de la poule et de l’œuf importe peu. Le lien seul importe.

Il se véri­fie encore aujour­d’hui à tra­vers une notion telle­ment ” rebattue ” qu’on en oublierait presque l’im­por­tance et l’om­niprésence : le change­ment. De la même manière que la vie d’un indi­vidu n’est plus linéaire, celle de l’en­tre­prise ne peut plus repos­er sur un mod­èle de sta­bil­ité. L’étab­lisse­ment de posi­tions con­cur­ren­tielles durables reposant sur des leviers étab­lis une fois pour toutes (bar­rières à l’en­trée, bar­rières à la sor­tie, taille…) est une notion forte­ment mise à mal aujour­d’hui, en par­ti­c­uli­er dans le secteur en forte crois­sance du ter­ti­aire : l’es­sor des NTIC et l’ef­fon­drement corol­laire des coûts d’in­ter­ac­tion entre les entre­pris­es per­me­t­tent virtuelle­ment à n’im­porte quelle entre­prise de s’in­té­gr­er à une chaîne de valeur en ten­tant de con­cen­tr­er sur elle-même l’essen­tiel de la valeur ajoutée ou de la dif­féren­ci­a­tion. C’est donc bien la qual­ité de l’in­ter­ac­tion avec son envi­ron­nement qui fait la force de l’en­tre­prise au moins autant que sa pure com­pé­tence sur son domaine d’ac­tiv­ité, à l’in­star de l’in­di­vidu dont l’in­tel­li­gence émo­tion­nelle devient une qual­ité au moins aus­si impor­tante que le quo­tient intel­lectuel. Seuls des mécan­ismes pro­tec­tion­nistes per­me­t­tent encore sou­vent de main­tenir des posi­tions dom­i­nantes mais les principes d’équité chers aux indi­vidus finis­sent ici aus­si par s’ap­pli­quer aux entre­pris­es sous la forme d’in­stances de régu­la­tion chaque jour plus cri­tiquées mais chaque jour plus incontournables.

Oui, la vie n’est plus linéaire : qui naît ici, ne vivra sans doute pas ici ni ne mour­ra ici ; on estime que 80 % des enfants qui nais­sent aujour­d’hui dans les pays occi­den­taux fer­ont un méti­er qui n’ex­iste pas aujour­d’hui ; ils n’é­taient que (déjà !) 50 % il y a trente ans et la courbe s’accélère…

Les limites de l’analyse stratégique ” classique ”

Elle est ” désintégrée “, ” désincarnée “.

  • Elle s’ap­puie mal sur les ressources de l’entreprise.
  • Elle ne préjuge pas de sa capac­ité à être mise en œuvre.


Elle est repro­ductible puisqu’elle s’ap­puie essen­tielle­ment sur des faits externes et sur des out­ils con­ceptuels aujour­d’hui très partagés.
Elle est ” dépendante “.

  • Elle con­sid­ère l’en­vi­ron­nement comme une don­née : or l’or­gan­i­sa­tion est actrice dans et de son environnement.
  • Elle est issue d’une vision ” mil­i­taire “, ” con­cur­ren­tielle ” en ter­ri­toire fini,où la part de marché prime sur la con­quête de nou­veaux territoires.


Elle est sta­tique.

  • C’est-à-dire asso­ciée à une logique ” d’é­tats “, de positions.
  • Elle s’ap­puie sur des leviers non dynamiques.

Les limites du management ” classique ” dans les pays développés

Il repose tou­jours sur une vision sci­en­tifique et mécan­iste de l’or­gan­i­sa­tion du travail.

  • Sépa­ra­tion et stan­dard­i­s­a­tion des tâches.
  • Prime à la déf­i­ni­tion d’une struc­ture envis­agée comme ” meilleure ” que les autres.


Il intè­gre mal des notions autres que pure­ment économiques.
Il intè­gre mal l’évo­lu­tion des individus.

  • L’in­di­vidu con­som­ma­teur à qui l’on vend le développe­ment per­son­nel est aus­si un indi­vidu ” employé “, il demande davan­tage de com­préhen­sion, d’au­tonomie et de respon­s­abil­ité mais aus­si d’équili­bre à titre per­son­nel et dans sa rela­tion à l’employeur.


Ces lim­ites s’ac­com­mod­ent mal de l’évo­lu­tion des métiers vers les ser­vices et l’im­matériel. La dif­fi­culté des con­di­tions économiques ne change finale­ment rien à la sit­u­a­tion : on aurait pu croire que, men­acé de per­dre son emploi, le salarié se serait con­tenté de bien accom­plir son tra­vail dans le but de le garder. Mais c’est pré­cisé­ment ce raison­nement qui ne tient plus car il a été mis en défaut des mil­liers de fois par des organ­i­sa­tions inca­pables, à juste titre, d’honor­er ce con­trat implicite. Ce sont donc les réflex­es de peur et de pro­tec­tion qui sont devenus pri­or­i­taires et ont con­tin­ué à aggraver la sit­u­a­tion. Il faut donc invers­er la ten­dance : trou­ver un nou­v­el équili­bre, trans­former les con­traintes en opportunité…


Com­ment, dans ce con­texte d’in­cer­ti­tude, les entre­pris­es peu­vent-elles envis­ager de bâtir des posi­tions établies quand elles deman­dent à leurs employés de renou­vel­er chaque jour la démon­stra­tion de leur employ­a­bil­ité ? Certes le plan­ning stratégique à vingt ans a vécu, tout comme le plan de car­rière de l’in­di­vidu mais rien n’a vrai­ment changé : face à cette dif­fi­culté de ” prévoir ” l’avenir, les entre­pris­es refont plus sou­vent et à échéances plus cour­tes leurs analy­ses mais ce sont mal­gré tout les mêmes. Or la clé de la per­for­mance n’est pas tant la capac­ité à analyser le marché que celle à inter­a­gir avec lui (voir l’en­cadré Les lim­ites de l’analyse stratégique). Il ne faut donc certes pas aban­don­ner ces analy­ses con­cur­ren­tielles et stratégiques mais il faut les enrichir d’une approche nouvelle.

Cette analyse elle-même n’est d’ailleurs pas très nou­velle. L’ac­céléra­tion du change­ment, la réin­ven­tion des busi­ness mod­els, les besoins d’agilité des entre­pris­es sont des con­cepts presque anciens déjà. Néan­moins, l’amélio­ra­tion de la capac­ité des entre­pris­es à se con­fron­ter à cette sit­u­a­tion repose elle aus­si sur des mécan­ismes anciens (voir l’en­cadré Les lim­ites du man­age­ment classique).

Ain­si, face au con­texte d’in­cer­ti­tude, les effets des approches clas­siques de la stratégie et du man­age­ment con­duisent à des scé­nar­ios bien con­nus : on caté­gorise et on fige le ” ter­ri­toire d’ex­pres­sion ” de l’or­gan­i­sa­tion ; on analyse et on con­state l’im­pres­sion de restric­tion des moyens d’ex­pres­sion de l’or­gan­i­sa­tion sur ce ter­ri­toire ; en l’ab­sence de voie nou­velle, on opti­mise les moyens exis­tant à force de réduc­tion des coûts ; on accroît con­comi­ta­m­ment la pres­sion et le con­trôle interne ; on ne peut plus que con­stater l’é­clate­ment du lien employé-employeur dans un con­texte où les moyens d’ex­pres­sion sont encore réduits et où les voies nou­velles sem­blent plus éloignées encore : anorex­ie de l’or­gan­i­sa­tion, asphyx­ie des employés, impasse des dirigeants.

C’est pré­cisé­ment face à cette sit­u­a­tion que le par­al­lèle entre l’in­di­vidu et l’or­gan­i­sa­tion donne au man­age­ment des pistes nou­velles : face à la non-linéar­ité de la vie, face à l’au­tonomie crois­sante des indi­vidus, grâce à une prise de recul face aux approches clas­siques de réso­lu­tion de prob­lèmes, l’ac­com­pa­g­ne­ment des indi­vidus a con­nu dans les dernières années un essor sans précé­dent en met­tant au point et en affi­nant des méth­odes qui sont la par­tie immergée d’un ice­berg de travaux théoriques et pra­tiques plus anciens. Le coach­ing, en dépit de la nébuleuse de con­cepts que ce mot véhicule aujour­d’hui, trou­ve donc petit à petit son ter­ri­toire de légitim­ité. Et c’est alors qu’ils s’in­stal­lent tout juste au niveau des indi­vidus que ces con­cepts d’ac­com­pa­g­ne­ment ” débar­quent ” aujour­d’hui au niveau de l’organisation.

Le développe­ment des organ­i­sa­tions a en effet suivi un essor par­al­lèle mais décalé, si bien que les approches pra­tiques sont encore plus récentes. Nous pou­vons néan­moins en décrire cer­tains traits car­ac­téris­tiques qui explici­tent bien leur dif­férence avec les approches plus classiques..

  • L’ori­en­ta­tion vers la solu­tion : ” être ori­en­té solu­tion “, qui n’a pas enten­du cette exhor­ta­tion au sein de l’en­tre­prise. Fustigeant le mal­heureux employé qui remon­trait des prob­lèmes à sa hiérar­chie sans pro­pos­er de solu­tions, cette for­mule occulte néan­moins une réal­ité prég­nante : man­ag­er, c’est résoudre des prob­lèmes. Pas de bonne analyse qui ne se respecte sans une liste de prob­lèmes, pas de bonne mis­sion de con­seil qui ne se respecte sans une phase de diag­nos­tic… des prob­lèmes, pas d’employé intel­li­gent qui se respecte sans une capac­ité supérieure à voir tout ce qui ne va pas. L’ori­en­ta­tion vers la solu­tion, la ” vraie “, con­siste à chang­er l’ap­proche. Elle ban­nit la recherche des caus­es pour traiter unique­ment des effets recher­chés. Là où la réso­lu­tion de prob­lèmes se con­cen­tre sur les obsta­cles, l’ori­en­ta­tion solu­tion se con­cen­tre sur l’ob­jec­tif. Là où l’analyse des ” pourquoi ” occupe les équipes, l’ori­en­ta­tion solu­tion les incite à décrire les ” com­ment “. Com­bi­en d’équipes dans les organ­i­sa­tions s’at­tachent en effet à com­pren­dre pourquoi il fait beau quand l’ob­jec­tif est de savoir com­ment fab­ri­quer des parasols ?
     
  • L’ap­pui sur les tal­ents : autre phrase à la mode ” l’en­tre­prise doit fédér­er les tal­ents “. Quelle tran­scrip­tion cette phrase trou­ve-t-elle dans la réal­ité de l’en­tre­prise ? La réponse oscille générale­ment entre ges­tion des com­pé­tences et ges­tion des hauts poten­tiels. La pre­mière s’ac­com­mode dif­fi­cile­ment du change­ment inces­sant d’en­vi­ron­nement quand la sec­onde crée sou­vent autant de frus­tra­tion chez les­dits hauts poten­tiels que chez ceux qui ne le sont pas. S’ap­puy­er sur ses tal­ents, cela con­siste à val­oris­er ce que l’on fait de mieux, ce que l’on sait que l’on réus­sit et ce que l’on a plaisir à faire. Notons qu’il ne s’ag­it pas ici tant de recenser des (core) com­pé­tences que des apti­tudes col­lec­tives : les com­pé­tences sont pas­sagères et peu­vent vite souf­frir d’ob­so­les­cence ; les apti­tudes, elles, sont les moteurs sous-jacents qui per­me­t­tent de bâtir et de rebâtir des com­pé­tences. Ce sont au niveau col­lec­tif le pen­dant des ” qual­ités indi­vidu­elles ” que les recru­teurs dis­ent rechercher au-delà des sim­ples ” com­pé­tences tech­niques ” chez les can­di­dats à l’emploi. Pourquoi en irait-il autrement pour les ” can­di­dats au marché ” ou au cap­i­tal que sont les entre­pris­es ? Quelles sont ain­si les ” qual­ités ” que les action­naires recherchent au-delà des capac­ités tech­niques et de l’EBIT­DA de l’an­née ? Elles con­sis­tent par exem­ple à savoir appren­dre col­lec­tive­ment, à se ” con­necter au client “, à innover, à dévelop­per la con­gru­ence interne autour d’une stratégie, à main­tenir la lucid­ité face aux événe­ments, à bâtir des rela­tions gag­nant-gag­nant avec son entourage, etc. Nous pour­rions en dress­er une liste générique mais l’essen­tiel con­siste à les iden­ti­fi­er organ­i­sa­tion par organ­i­sa­tion. En effet, une organ­i­sa­tion ne peut, pas davan­tage qu’un indi­vidu, pos­séder tous les tal­ents, même si tous sont atti­rants : qui plus est, cela n’au­rait pas for­cé­ment d’in­térêt puisque l’essen­tiel con­siste ensuite à les val­oris­er au max­i­mum, ce qui sup­pose une con­cen­tra­tion sur quelques-uns d’en­tre eux. Les val­oris­er, cela con­sis­tera, à l’in­star de l’in­di­vidu qui réus­sit, à créer l’en­vi­ron­nement et détecter les sit­u­a­tions qui per­me­t­tront de les utilis­er au mieux.
     
  • L’ap­proche maïeu­tique : exprimer ses pro­pres tal­ents, se con­cen­tr­er sur ses pro­pres objec­tifs, nous voilà bien loin du bench­mark­ing et de l’analyse con­cur­ren­tielle. Encore une fois, il ne s’ag­it pas de renier ces approches mais de les com­pléter par d’autres qui don­nent davan­tage de place et de respon­s­abil­ité à l’or­gan­i­sa­tion elle-même dans la con­struc­tion de son devenir. Elle procède, comme pour le coach­ing de l’in­di­vidu, d’une démarche où ce qui prime est la capac­ité à ques­tion­ner plutôt qu’à con­seiller, la capac­ité à refor­muler plutôt qu’à inter­préter, la capac­ité à valid­er l’ap­pro­pri­a­tion plutôt qu’à martel­er des con­vic­tions. Mis­es en œuvre de manière col­lec­tive, ces capac­ités per­me­t­tent de renouer le dia­logue entre les dif­férents niveaux hiérar­chiques d’une organ­i­sa­tion par la con­cen­tra­tion sur des ques­tions partagées et l’ac­cep­ta­tion ” hon­nête ” des répons­es, loin d’un dia­logue social qui tourne sou­vent au dia­logue de sourds. Elle procède d’une démarche interne et organique plutôt qu’ex­terne et mécan­iste. Elle repose sur l’as­sur­ance que c’est l’or­gan­i­sa­tion elle-même qui détient avant tout les clés de sa performance.
     
  • L’ap­proche holis­tique : cette assur­ance dont nous par­lons est une assur­ance ” col­lec­tive ” ; elle est issue de l’in­ter­dépen­dance qui car­ac­térise plus que toute autre notion l’évo­lu­tion récente. Ni dépen­dance, ni indépen­dance. Ce qui vaut au niveau des organ­i­sa­tions entre elles (qui tra­vail­lent en réseau) vaut au niveau d’une organ­i­sa­tion vis-à-vis de ses con­sti­tu­ants. Dans le pas­sage de la garantie de l’emploi à l’employabilité, il y a l’ap­pren­tis­sage de l’indépen­dance de la part du salarié qui doit désor­mais réfléchir à sa com­péti­tiv­ité sur le marché au moins autant que dans l’or­gan­i­sa­tion ; dans le développe­ment durable, il y a sans doute un peu de perte d’indépen­dance de la part de l’ac­tion­naire qui doit réfléchir à la sig­ni­fi­ca­tion de ses investisse­ments. Ces appren­tis­sages sont indis­pens­ables à l’ex­is­tence d’un nou­veau ” con­trat de per­for­mance ” de l’or­gan­i­sa­tion. La rela­tion indi­vidu-organ­i­sa­tion tourne bien sou­vent aujour­d’hui au bien con­nu ” dilemme du pris­on­nier “. S’ils ne se par­lent pas et ne se font pas con­fi­ance, cha­cun gag­n­era moins qu’il n’au­rait pu.
     

Qu’on ne nous taxe pas d’angélisme. Les faits sont là. L’en­vi­ron­nement économique est dif­fi­cile et, en France notam­ment, des change­ments lourds sont encore à venir. Notre pro­pos n’est pas de dire qu’il existe des moyens mag­iques pour lut­ter, par exem­ple, con­tre les dis­par­ités actuelles des coûts des fac­teurs de pro­duc­tion dans le monde et éviter les délo­cal­i­sa­tions. Bien au con­traire, ces change­ments économiques sont nor­maux et doivent être accep­tés comme tels. Il en va de notre respon­s­abil­ité — ici aus­si col­lec­tive et indi­vidu­elle — de les assumer mais surtout de les dépasser.

On estime qu’en 2050 les indus­tries tra­di­tion­nelles n’oc­cu­per­ont pas plus de 5 % de la pop­u­la­tion adulte. Il s’ag­it donc avant tout de lim­iter les effets des change­ments actuels sur le rap­port au tra­vail et la per­for­mance des organ­i­sa­tions dans les secteurs ou fonc­tions qui con­stitueront demain l’essen­tiel de l’ac­tiv­ité. Ce futur est finale­ment moins dif­fi­cile à imag­in­er qu’à accepter. Ce monde du ser­vice et de l’im­matériel deman­dera d’autres out­ils de réflex­ion stratégique et de man­age­ment. Les met­tre en place exige le courage de la remise en cause, le courage de la con­fi­ance, le courage du changement.

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maciarépondre
16 novembre 2016 à 13 h 28 min

Arti­cle plus que per­ti­nent !
Arti­cle plus que pertinent !

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