Noa Noa, le rêve de Gauguin par lui-même

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°699 Novembre 2014Rédacteur : Jonathan CHICHE (05)

« Messieurs, pour aller au plus pressé, buvons au retour de Paul Gau­guin ; mais non sans admir­er cette con­science superbe qui, en l’éclat de son tal­ent, l’exile, pour se retrem­per, vers les loin­tains et vers soi-même. » Ain­si Stéphane Mal­lar­mé porte-t-il un toast, le 23 mars 1891, lors d’un ban­quet qu’il pré­side en l’honneur de Gau­guin. Ancien employé de banque, le pein­tre a depuis plusieurs années décidé de tout sac­ri­fi­er à ses ambi­tions d’artiste. Quelques jours plus tard, « fier de [s]on nom », il embar­que à Mar­seille pour s’établir à Tahi­ti, désireux de longue date « d’un coin de [lui]-même encore inconnu ».

De retour en France en 1893, il expose en novem­bre ses œuvres tahi­ti­ennes à la galerie Durand-Ruel. Le pub­lic reste per­plexe et « [l]es pein­tres pensent cet art exo­tique trop pigé aux Canaques. Il n’y a que Degas qui admire, Mon­et et Renoir trou­vent cela tout bon­nement mau­vais », note Pissarro.

Con­scient de la dif­fi­culté de faire appréci­er son art, Gau­guin entre­prend depuis quelques semaines la rédac­tion « d’un livre sur Tahi­ti et qui sera très utile pour faire com­pren­dre [s]a peinture ».

Ce réc­it, en grande par­tie auto­bi­ographique mais au statut d’œuvre d’art affir­mé, Noa Noa – « par­fumé » en tahi­tien –, ne se trou­ve pas encore dans une forme des­tinée à la pub­li­ca­tion lorsque son auteur demande à Charles Morice de le tra­vailler et d’ajouter des poèmes. Il est pos­si­ble que Gau­guin ne se soit pas cru capa­ble de pub­li­er un livre sans le con­cours d’un homme de let­tres déjà reconnu.

Il devait regret­ter sa déci­sion : aucune ver­sion con­sid­érée comme défini­tive par le pein­tre et l’écrivain ne ver­rait jamais le jour.

On a beau­coup insulté Morice en oubliant que l’histoire a frap­pé d’illisibilité de nom­breuses œuvres sym­bol­istes que cela ne prive pas de valeur ; quant aux retards répétés dans la livrai­son de son texte, ils résul­tent en par­tie de dif­fi­cultés finan­cières – Gau­guin les avait fuies, lais­sant à son épouse la charge de leurs cinq enfants.

Morice pre­nait cer­taine­ment ce tra­vail à cœur et cette col­lab­o­ra­tion fut surtout celle de deux artistes qui n’auraient jamais dû se croire com­plé­men­taires. Les textes de Gau­guin n’ont nul besoin d’être améliorés par un autre. Les derniers mois de sa vie témoigneront encore d’une activ­ité d’écriture remar­quable que l’on men­tionne trop rarement.

Repar­ti de France en 1895, Gau­guin s’établit aux îles Mar­quis­es en 1901 ; il y reçoit la nou­velle de la pub­li­ca­tion, qu’il juge « hors de sai­son », d’une ver­sion de Noa Noa qu’il n’a pas approu­vée. Le 8 mai 1903, il meurt isolé, mis­érable, malade et per­sé­cuté par les imbéciles.

Vic­tor Segalen, alors jeune médecin de marine, décou­vre sa copie man­u­scrite d’un état inter­mé­di­aire du texte revu par Morice. Dés­espérant du pro­jet, Gau­guin avait comblé des dizaines de pages, à l’origine des­tinées à recevoir des poèmes, d’œuvres per­son­nelles et doc­u­ments divers.

On a dit de ce man­u­scrit qu’il s’y « résume un des plus grands rêves artis­tiques de la fin du XIXe siè­cle et une des vies les plus extra­or­di­naires de ce temps » (Robert Rey) ; on croy­ait à l’époque ce texte entière­ment de Gauguin.

C’est Jean Loize qui, en 1951, retrou­vera le man­u­scrit du texte ini­tial du pein­tre, dont il don­nera la meilleure édi­tion. Morice, en 1908, l’avait ven­du pour éponger des dettes. Le man­u­scrit qu’avait lu Segalen, lui, con­naî­tra bien des péripéties, pour finir au Lou­vre grâce à Georges-Daniel de Monfreid.

En 1926 en a été pub­lié un lux­ueux fac-sim­ilé dont les quelque trois cents exem­plaires sont désor­mais fort recherchés.

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