BACH – Toccatas

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°696 Juin/Juillet 2014Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Cette rubrique traite en général de plusieurs enreg­istrements. Pour une fois, nous allons faire une excep­tion, pour un disque effec­tive­ment excep­tion­nel. Il s’agit des Toc­catas de Bach pour clavier, inter­prétées au piano par une jeune pianiste française incon­nue sur la scène médi­a­tique, Aman­dine Savary, et dont cet enreg­istrement con­stitue le pre­mier disque en soliste1.

À vingt ans, en 1705, Bach, on le sait, se rend à pied d’Arnstadt à Lübeck pour y ren­con­tr­er Bux­te­hude, grand maître du clavier en Alle­magne du Nord, et appren­dre de lui les styles de la musique baroque, et notam­ment le sty­lus phan­tas­ti­cus, importé d’Italie et dont Bux­te­hude est le dernier dépositaire.

C’est un style libre, sans for­mal­isme et même débridé, des­tiné à met­tre en valeur le génie de l’improvisateur, et où même les fugues peu­vent échap­per à la norme doctrinale.

On l’aura com­pris : ce style donne la pri­mauté au plaisir de com­pos­er et à la fan­taisie, sur la rigid­ité de la règle. C’est vraisem­blable­ment au retour de Lübeck que Bach com­pose la pre­mière de ses Toc­catas pour clavier. Il y en aura sept au total, toutes des œuvres de jeunesse, toutes explo­sives de fan­taisie créa­trice, où les fugues peu­vent être entre­coupées de silences et faire soudain place à un ada­gio au ton dra­ma­tique puis à un pas­sage d’une grande vir­tu­osité, où une tar­entelle fuguée peut faire brusque­ment irruption.

Bach était, dit-on, un grand impro­visa­teur ; c’est dans ces Toc­catas que ce tal­ent transparaît de manière écla­tante. Rien, dans sa musique de clavier, ne leur est com­pa­ra­ble, pas même les Suites et Par­ti­tas, très con­stru­ites, et qui respectent les canons des dans­es – courantes, alle­man­des, sara­ban­des – aux­quelles elles se réfèrent.

Mais aus­si, plus secrète­ment, Bach, à l’image austère, était vraisem­blable­ment en réal­ité un hédon­iste, aimant les plaisirs de la chair et le vin (il s’est fait un jour morigén­er par le Con­seil de Leipzig pour avoir passé trop de temps à la cave à goûter le vin de messe), ce qui n’est évidem­ment con­tra­dic­toire ni avec la foi ni avec la rigueur. Et ces Toc­catas ne sont pas l’œuvre d’un com­pos­i­teur coincé mais d’un homme épanoui.

Mais ce qui fait la valeur inespérée de ce disque, au-delà de la retrou­vaille avec ces pièces éton­nam­ment peu jouées ou de leur décou­verte, c’est l’interprète. Nous chéris­sons tous les inter­pré­ta­tions de Bach par Glenn Gould ou Dinu Lipat­ti et plus encore celles, sere­ines et célestes, de Mur­ray Per­ahia. Aman­dine Savary, elle, est tout bon­nement touchée par la grâce.

À la dif­férence des inter­prètes habituels, c’est au touch­er qu’elle a de toute évi­dence con­sacré tout son tra­vail – sans doute con­sid­érable –, comme s’il s’agissait de jouer du Debussy. Il n’y a pas une mesure, une note, qui n’aient été tra­vail­lées sous cet angle ; et le résul­tat, loin de ce Bach par­fois mécanique de cer­tains, est flu­ide, aérien, jail­lis­sant, du Rim­baud plutôt que du Hugo si l’on ose cette comparaison.

Moment véri­ta­ble­ment unique, dont on se prend à red­outer la fragilité : parvien­dra-t-elle jamais à jouer encore à ce niveau ?

Nous avons com­paré ce disque avec deux enreg­istrements anciens, très hon­or­ables, de Jean-Bernard Pom­mi­er au piano et de Blan­dine Ran­nou au clavecin, inter­pré­ta­tions clas­siques qui appa­rais­sent d’une totale plat­i­tude com­parées à celle d’Amandine Savary. Nous sommes ailleurs, au-dessus, dans un absolu nirvana.

Courez écouter et réé­couter ce disque, où vous trou­verez un Bach génial exal­tant la vie, plus proche que jamais à la fois de Dieu et des hommes.

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1. 1 CD Muso.

Commentaire

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19570280répondre
13 juillet 2014 à 17 h 16 min

Une décou­verte

Mer­ci de cet arti­cle qui m’a fait acheter le CD.

C’est en effet d’une grande orig­i­nal­ité, d’une jeunesse… superbe­ment adap­tée à celle de J S Bach lorsqu’il écrivait ces Toc­catas. J’ai pu com­par­er la BW 914 avec un enreg­istrement de 1984 (!) très bien réal­isé, de G Leon­hardt. Je dirais que Leon­hardt laisse Bach par­ler alors que A Savary par­le beau­coup d’elle-même. Dif­fi­cile de choisir…

Un tout petit bémol sur la qual­ité de l’en­reg­istrement où les micros sont au cœur du piano, presque au con­tact des cordes. Cela enlève de la pro­fondeur à l’im­age et nous grat­i­fie de bruits divers.

C’est une très belle réus­site et j’e­spère qu’elle aura une suite.

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