Neuf mois dans un commissariat de quartier sensible

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Martin JACHIMOWICZ (96)

J’ai pas­sé neuf mois au sein de la police natio­nale, dans une cir­cons­crip­tion, Juvi­sy-sur-Orge, consi­dé­rée comme « chaude » car incluant de nom­breuses cités comme la Grande Borne et Gri­gny II, qui font sou­vent par­ler d’elles. Je ne sais pas si cela me qua­li­fie pour par­ler de l’ex­clu­sion en géné­ral, mais j’ai bien l’im­pres­sion d’en avoir ren­con­tré cer­taines formes.

Ce n’é­tait pas une pre­mière ren­contre, j’a­vais déjà eu l’oc­ca­sion d’al­ler dans des cités, pour voir des amis par exemple. Mais un bref pas­sage ne peut se com­pa­rer à un long séjour, par­ti­cu­liè­re­ment si ce séjour a lieu dans la police. Il m’a appor­té un concen­tré des phé­no­mènes les plus sombres de la vie de cette ban­lieue : délin­quance, vio­lence, agressivité.

J’ai ren­con­tré un pre­mier aspect de l’ex­clu­sion que j’ap­pel­le­rai l’ex­clu­sion légale. Mon tra­vail au com­mis­sa­riat me met­tait au contact d’une popu­la­tion qui, dès son plus jeune âge, avait été mise à l’é­cart du rang des « hon­nêtes citoyens ». Je peux encore citer de mémoire les noms d’une demi-dou­zaine de jeunes de douze à quinze ans qui avaient, cha­cun à leur actif, plus de dix pro­cé­dures pénales enre­gis­trées, pour des motifs aus­si divers que le vol de scoo­ters, le racket, le vol à l’é­ta­lage, des vio­lences volontaires…

A JuvizyJe ne suis pas res­té assez long­temps pour le voir, mais mes col­lègues me disaient que cette même popu­la­tion four­ni­rait plus tard « les caïds » de la cité, ceux pour qui pas­ser la moi­tié de leur vie en pri­son était consi­dé­ré comme nor­mal, comme il est nor­mal de dormir.

La cité de la Grande Borne a été rela­ti­ve­ment calme pen­dant la plus grande par­tie de mon séjour, parce qu’une par­tie de ses « caïds » était en pri­son à la suite d’un règle­ment de compte avec une cité voi­sine, qui s’é­tait ter­mi­né par un meurtre. Au com­mis­sa­riat, comme par­mi les « vic­times », l’o­pi­nion géné­ra­le­ment admise était qu’une qua­ran­taine de durs à cuire suf­fi­sait pour mener les autres et rendre la Grande Borne invi­vable. Le poste de police avait été atta­qué au cock­tail Molo­tov deux mois avant mon arrivée…

Si je parle d’ex­clu­sion légale, c’est parce que j’ai ren­con­tré une popu­la­tion pour qui le terme de « loi » est très pré­ci­sé­ment syno­nyme de « pro­blème », et sans aucun rap­port avec les idées de « sécu­ri­té » et de « liber­té ». Une telle mise à l’é­cart, qui s’a­li­mente d’elle-même, m’ap­pa­raît d’une immense gra­vi­té, mena­çante pour notre société.

J’ai ren­con­tré aus­si un deuxième aspect, plus sub­til et peut-être aus­si plus pro­fond. Il s’a­git du confi­ne­ment à l’in­té­rieur de la cité : cer­tains jeunes m’ont don­né l’im­pres­sion que, pour eux, l’ho­ri­zon s’ar­rê­tait aux limites de la cité et qu’ils avaient à peine conscience de l’au-delà de ces limites. J’ai été sen­sible à cette exclu­sion-là qui m’ap­pa­raît signi­fier la consti­tu­tion de ghet­tos, des ghet­tos sociaux et non eth­niques, qui enferment les indi­vi­dus dans un sys­tème de rela­tions dont ils ne savent plus sortir.

Cette exclu­sion géo­gra­phique n’est pas une alter­na­tive à l’ex­clu­sion sociale, elle en est sim­ple­ment une autre face. Il y a aus­si le chô­mage, l’illet­trisme, la drogue, l’al­coo­lisme… J’ai ren­con­tré tout cela durant ce séjour à la Police natio­nale, au com­mis­sa­riat de Juvisy.

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