Le témoignage d’un chef d’entreprise

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Pierre VAREILLE

L’expérience

Elle con­cerne l’in­té­gra­tion dans une usine d’une per­son­ne en grande dif­fi­culté. Cette per­son­ne, appelons-le Alain, appar­tient à ce qu’il est con­venu d’ap­pel­er “les gens du voy­age”. Il avait alors 30 ans et vivait dans une roulotte instal­lée sur un ter­rain qui ne lui apparte­nait pas. En sit­u­a­tion dif­fi­cile, vivant d’ex­pé­di­ents dans la fer­raille, il avait tra­vail­lé de façon tout à fait épisodique et cela s’é­tait avéré cat­a­strophique, car il avait été licen­cié par son employeur avant même d’avoir été payé.

Totale­ment illet­tré au point de ne se déplac­er que très dif­fi­cile­ment dans les trans­ports en com­mun, il éprou­vait un cer­tain sen­ti­ment de révolte, et en même temps un curieux mélange de com­plex­es et de fierté, la fierté “des gens du voyage”.

De mon côté je dirigeais, à l’époque, une société dont une des divi­sions, en région parisi­enne, com­pre­nait 50 per­son­nes. C’é­tait une usine de métal­lurgie tout à fait clas­sique, dans un envi­ron­nement qui, sans être du XXIe siè­cle, n’é­tait pas non plus du Zola. Après dif­férentes expéri­ences de for­ma­tion de per­son­nes en dif­fi­culté, j’ai voulu essay­er de faire entr­er l’une d’elles, de façon défini­tive, dans ma société.

Nous avons donc accueil­li Alain à la fin de l’an­née 1994. Nous sommes main­tenant à la fin de 1997, et il est tou­jours chez nous, ce qui nous fait penser qu’au­jour­d’hui il est inté­gré. Il a acquis le ter­rain de sa roulotte, ce qui, pour lui, présen­tait une grande impor­tance. Et il ne se dis­tingue plus beau­coup, du moins au pre­mier abord, des autres ouvri­ers de la société. L’in­té­gra­tion s’est faite avec le con­cours d’ATD Quart Monde : c’est une per­son­ne de l’As­so­ci­a­tion qui l’a amené le pre­mier jour, et cette aide s’est pour­suiv­ie tout au long de son parcours.

L’expérience semble avoir réussi, pourquoi ?

D’abord parce que toute une société, et en par­ti­c­uli­er l’en­cadrement, se sont engagés. Si le directeur de l’u­sine, le directeur du per­son­nel, le directeur de la fab­ri­ca­tion n’avaient pas fait le choix d’ac­cueil­lir cet homme, cela ne se serait pas aus­si bien passé. D’ailleurs c’est la pre­mière fois de ma vie de chef d’en­tre­prise que j’ai fait appel au vote de mes col­lab­o­ra­teurs, après leur avoir expliqué mon pro­jet. J’ai eu immé­di­ate­ment un vote posi­tif. Nous avons choisi un tuteur, en l’oc­cur­rence un con­tremaître qui était intéressé par le pro­jet. Pen­dant qua­tre mois, celui-ci a eu pour seule tâche de s’oc­cu­per à plein temps d’Alain.

Ensuite nous avons pris le par­ti de ne pas lui don­ner le tra­vail qu’on était ten­té, à pre­mière vue, de lui don­ner, faire le ménage de l’u­sine, trans­porter les col­is et autres besognes du même niveau. Nous avons délibéré­ment choisi de le met­tre sur une machine longue de 30 mètres, avec des bou­tons partout, ce qui l’a beau­coup impressionné.

Nous lui avons fait part de notre con­vic­tion qu’il serait capa­ble de con­duire cette machine. Il se trou­ve que le directeur de l’u­sine est un homme éton­nant, assez bour­ru, mais qui, chaque fois qu’Alain était un peu dépité, a su le per­suad­er de ne pas dés­espér­er, par­fois de façon assez rude.

Enfin nous avons fait le choix de le pass­er directe­ment en con­trat à durée indéter­minée, alors que la tra­di­tion, c’é­tait trois mois d’in­térim en con­trat à durée déter­minée, puis un pas­sage éventuel en CDI. C’é­tait un pari, mais nous tenions à lui mon­tr­er notre con­fi­ance en lui.

Mais le suc­cès est aus­si dû aux moti­va­tions d’Alain qui, voulant acheter le ter­rain sur lequel était sa roulotte, avait besoin d’ar­gent. Il voulait aus­si prou­ver à un cer­tain nom­bre de gens qu’il était aus­si, voire plus intel­li­gent qu’eux. Qu’est-ce que cela lui a rap­porté ? Il a expliqué qu’au début il avait fal­lu qu’on le force à venir parce qu’il avait peur de pren­dre le RER, il avait peur de se perdre.

Craig­nant de ne pas se réveiller le matin, il met­tait le réveil à 2 heures pour se lever à 7 heures. Il avait peur que les autres se moquent de lui et pen­dant trois mois, il n’a par­lé à per­son­ne. Il avait peur de ne pas réus­sir, et quand ce qu’il avait pro­duit était défectueux, il le cachait. Quand cela allait trop mal, il “cas­sait” la machine pour prou­ver que ce n’é­tait pas de sa faute. Et surtout il était han­té de la peur que l’on attente à sa dig­nité, qu’on ne le con­sid­ère pas comme un homme.

Je pour­rais racon­ter des tas d’anec­dotes. Par exem­ple, les trois pre­miers mois, il était dans un coin, ne par­lant jamais. Or il se trou­ve que la société était d’am­biance assez fes­tive : il est fréquent de boire des pots. La pre­mière fois, il n’est pas venu et on s’en est aperçu au milieu du pot. Je l’ai envoyé chercher : il s’é­tait caché. La deux­ième fois, il est venu parce que le con­tremaître l’a amené, mais il n’a pas bu : il s’est mis dans un coin et n’a pas pris de verre. J’ai pour­tant voulu le servir, mais il a refusé. La troisième fois, il est venu spon­tané­ment avec les autres et il a bu. Comme quoi on peut pro­gress­er en com­mençant à boire !

Ensuite il a acquis une cer­taine sécu­rité. Je pense que ce qui mine ces gens-là, c’est l’in­sécu­rité per­ma­nente, ne pas savoir ce qui va se pass­er demain. Ils se réfugient dans des com­porte­ments qui visent à effac­er l’avenir, puisque, pour eux, celui-ci est bouché. Nous avons essayé de lui apporter une cer­taine sécu­rité en le pas­sant tout de suite en CDI, voulant le per­suad­er que nous ne le lais­se­ri­ons pas tomber s’il pas­sait par des moments difficiles.

Tout n’est pas gag­né, car Alain est tou­jours d’une extrême fragilité. Plus il se nor­malise et plus il se trou­ve soumis à l’am­biance de l’en­tre­prise : il subit des remar­ques ou des rebuf­fades, tout à fait anodines et perçues comme telles par les autres, mais que lui prend mal. Il n’est pas facile de plaisan­ter avec Alain !

Cette expérience a été bénéfique pour la société

Elle a apporté à ceux qui y ont par­ticipé une cer­taine fierté. Le directeur de l’u­sine a eu peur au début, mais il est main­tenant très con­tent d’avoir réus­si quelque chose qui n’é­tait pas don­né d’a­vance. Le cli­mat social a été mod­i­fié : une fois l’ef­fet de sur­prise passé, on a con­staté une nette amélio­ra­tion des rela­tions sociales. Il y a eu aus­si un effet d’en­traîne­ment dans le per­son­nel ouvri­er : le fait de voir qu’une per­son­ne, en sit­u­a­tion défa­vorisée, pou­vait réus­sir, cela en a inter­pel­lé d’autres : “Moi qui suis depuis vingt-cinq ans sur ma machine, je peux aus­si pro­gress­er”. Effec­tive­ment on a fait pro­gress­er des ouvri­ers qui, jusqu’alors, avaient peur de quit­ter leur machine.

Pourquoi ai-je agi ainsi ?

Quand on a le pou­voir et les moyens d’ac­com­plir ce qui paraît souhaitable, il faut le faire car, sinon, qui le fera ? Peut-être aus­si, van­ité de ma part, est-il agréable, pour un dirigeant qui, par la force des choses, est mal con­nu de ses sub­or­don­nés, d’ac­quérir ain­si une cer­taine recon­nais­sance du per­son­nel. C’est un mes­sage que j’adresse aux plus jeunes : “Vous avez les moyens, vous aurez le pou­voir, n’ou­bliez jamais vos responsabilités”.

Commentaire

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rouault jeanrépondre
22 avril 2016 à 16 h 08 min

emo­tion de vous retrou­ver
emo­tion de vous retrouver.mais je vous retrou­ve bien dans cette expe­ri­ence genereuse et auda­cieuse pour notre monde actuel .bra­vo pour votre carriere

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