La musique, facteur d’insertion

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Jean-Claude CASADESUS

L’é­cole Miche­let de Rou­baix, elle, est jume­lée avec l’Or­chestre natio­nal de Lille depuis 1992. For­mi­dable aven­ture. Excep­tion­nelle ren­contre. Cette école, située, comme on dit, dans un quar­tier dif­fi­cile, au bord de la délin­quance, devait fer­mer pour cause d’ex­trême pré­ca­ri­té sco­laire. Rien n’a­vait pré­pa­ré ces enfants, ni leurs maîtres, au choc, à l’é­mer­veille­ment que, de leur propre aveu, ils éprou­vèrent d’emblée au contact de l’or­chestre, de la musique vécue en direct.

Le coup de cœur fut ins­tan­ta­né. Il dure tou­jours. Nos rela­tions se for­ti­fièrent très vite. Rare­ment j’ai res­sen­ti à ce point, chez des enfants de huit à douze ans, cultu­rel­le­ment si dif­fé­rents – petits Magh­ré­bins, Noirs ou blon­di­nets nor­distes -, une telle dis­po­ni­bi­li­té. Leur atten­tion don­nait au moindre de nos échanges une den­si­té par­ti­cu­lière, comme si, tout à coup, un breu­vage magique venait désal­té­rer l’é­ponge assoif­fée de leur sen­si­bi­li­té déshydratée.

Dès lors, leurs maîtres, avec une lumi­neuse clair­voyance, don­nèrent à leur ensei­gne­ment géné­ral une orien­ta­tion qui, en pas­sant par la musique clas­sique, per­mit de déga­ger de nou­velles syner­gies liées à la lit­té­ra­ture, l’his­toire, la géo­gra­phie, voire l’économie.

Outre que, plu­sieurs fois, j’a­vais été m’en­tre­te­nir avec les enfants de leur école, à leur tour, des musi­ciens de l’or­chestre acce­ptèrent, à ma demande, d’y aller régu­liè­re­ment expli­quer une sonate, une sym­pho­nie, un ora­to­rio ou une œuvre concer­tante, et, en même temps, par­ler de leur ins­tru­ment. Nous offrîmes des cas­settes à nos mélo­manes en herbe, puis je les accueillis dans notre salle où, après que j’eus convain­cu les membres de l’or­chestre de les accep­ter, assis à côté d’eux pen­dant notre tra­vail de répé­ti­tion, ils purent vivre la mise en place d’une œuvre symphonique.

Par la même occa­sion, ils pre­naient conscience que la « péda­go­gie de l’er­reur », à laquelle ils étaient confron­tés tous les jours, s’ap­pli­quait aus­si, en l’oc­cur­rence, à ces adultes qui, pour tendre à l’ex­cel­lence, cent fois sur le métier remet­taient leur ouvrage. Ils se choi­sirent, par­mi ceux-ci, des par­rains et, par la suite, un cer­tain nombre d’entre eux déci­dèrent d’ap­prendre l’ins­tru­ment de leur modèle.

Voi­là main­te­nant quelques années que cela dure. Beau­coup se sont ins­crits dans des écoles de musique. Et quand on voit la gen­tillesse et le bon­heur de ces gosses, la per­ti­nence des ques­tions qu’ils posent, leur désir d’al­ler plus loin, leur éton­nante apti­tude à res­sen­tir Wag­ner, Saint-Saëns, Pou­lenc, Mah­ler, Dutilleux, Bee­tho­ven et les autres, leur dis­cer­ne­ment sur telle ou telle inter­pré­ta­tion, on prend véri­ta­ble­ment conscience qu’il n’y a pas de fata­li­té dans ce domaine. Seul compte le regard qu’on leur porte et le désir qu’on éveille. Leurs réac­tions et leurs comptes ren­dus après, par exemple, l’au­di­tion de Pel­léas et Méli­sande m’ont lais­sé pantois.

La joie et le sérieux avec les­quels, après plu­sieurs mois de tra­vail, gui­dés dans leur approche musi­cale par une étu­diante CFMI – le Centre de for­ma­tion des musi­ciens inter­ve­nants -, ils ont chan­té Le Maître d’é­cole de Tele­mann et Le Maître de cha­pelle de Cima­ro­sa, sous la direc­tion de Gilles Ramade – un jeune bary­ton de grand talent -, m’ont trans­por­té. Les mamans avaient confec­tion­né leurs cos­tumes durant les semaines pré­cé­dant le spec­tacle. Les musi­ciens les accom­pa­gnèrent avec le même pro­fes­sion­na­lisme et le même enga­ge­ment que lors­qu’ils jouent au Musik Verein de Vienne. Mille cinq cents enfants, au cours d’un concert sco­laire excep­tion­nel, les applau­dirent, ravis.

Et com­ment oublier la grande fête que nous avions orga­ni­sée pour le ving­tième anni­ver­saire de l’or­chestre ? Concert sans fron­tières, concert pas­se­relle, concert pas­sion. Bee­tho­ven fra­ter­ni­sait avec Piaz­zol­la, Ravel, Lokua Kan­za, Didier Lock­wood, Pro­ko­fiev, Yous­sou N’Dour et Bizet… Ma fille Caro­line, qui avait, pour l’oc­ca­sion, renon­cé à d’autres enga­ge­ments, chan­tait pour la pre­mière fois sous ma direction.

Et, bou­quet final pour les enfants de l’é­cole Miche­let, tous assis par terre bien sage­ment, sur la scène du Zénith, leur par­ti­ci­pa­tion en arabe à la der­nière chan­son de leur copain Kha­led apprise les semaines pré­cé­dentes. Le tout cou­ron­né par une tel­lu­rique Guerre des étoiles de John Williams, dont le der­nier accord annon­çait la venue d’un gigan­tesque gâteau de trois mètres de haut, por­té par tous les artistes, et dégus­té par des cen­taines d’invités !

Depuis son jume­lage avec l’or­chestre, Vanes­sa, Jen­ni­fer, Nas­ser, Samuel, Ares­ki et leurs amis vivent chaque jour en musique. Grâce à leurs ins­ti­tu­teurs et aux artistes de l’or­chestre, ils ont entrou­vert les portes d’un art, les portes du Beau, les portes d’eux-mêmes, tout sim­ple­ment. Dans ce quar­tier popu­laire de Rou­baix, en pleine « zone d’é­du­ca­tion prio­ri­taire », l’é­ta­blis­se­ment compte cent soixante élèves et six classes, du CP au CM2. Avant 1992, cette école était pra­ti­que­ment en per­di­tion : les rem­pla­çants refu­saient de venir, les retards sem­blaient insurmontables.

Une magni­fique ren­contre, beau­coup de volon­té, le dévoue­ment d’en­sei­gnants hors pair ont per­mis de leur redon­ner confiance, et de leur rendre le goût de l’é­cole. Nous leur par­lons des com­po­si­teurs qui nous sont chers. Ils assistent aux répé­ti­tions, ils manient les ins­tru­ments, voient com­ment tra­vaillent les musi­ciens. Ils posent des ques­tions ; ils touchent le son, entrent en osmose avec la musique. Et là, pas de cha­hut : le recueille­ment, l’é­mer­veille­ment – l’é­mo­tion. Et quand on lit cette émo­tion sur leurs visages, quand on res­sent la cha­leur des rela­tions qui se nouent entre tous, on se dit que oui, vrai­ment, la musique tisse un véri­table lien humain, un véri­table lien social, creuse une brèche dans le mur de l’exclusion.

J’ai ren­con­tré des parents qui ont décou­vert la musique grâce à leurs enfants. Tous ne par­ti­cipent pas, mais tous acceptent en confiance que leur pro­gé­ni­ture assiste aux concerts, même s’ils rentrent plus tard ces jours-là. Quant aux petits mélo­manes, cet appren­tis­sage les rend plus calmes, moins agres­sifs, plus épa­nouis. Mais, encore une fois, cette entre­prise n’au­rait jamais por­té de tels fruits sans l’en­ga­ge­ment de leurs maîtres – et tout spé­cia­le­ment de leur direc­teur, Domi­nique Los­feld, et son épouse.

L’a­ven­ture conti­nue et se déve­loppe. Nous orga­ni­sons, dans d’autres écoles de Lille, des cycles d’in­ter­ven­tion, on pour­rait par­ler de classes de musique (comme on dit des classes de neige) avec même des « délo­ca­li­sa­tions » de quelques jours dans notre Palais de la musique, où se mêlent classes tra­di­tion­nelles et pré­sence aux répé­ti­tions, diri­gées par des pro­fes­seurs par­mi les­quels figurent plu­sieurs solistes et membres de l’Or­chestre natio­nal de Lille.

Cette poli­tique d’ou­ver­ture et de sen­si­bi­li­sa­tion en milieu sco­laire per­met ain­si à près de vingt mille enfants, chaque année, de béné­fi­cier des ver­tus, ose­rais-je dire, pro­phy­lac­tiques de la musique. Et, ran­çon mira­cu­leuse, l’é­veil d’une pas­sion musi­cale culti­vée per­met de se rendre à une évi­dence : on ne constate aucune délin­quance dans les écoles de musique. C’est un fait avéré.

Avis aux res­pon­sables de notre Nation !

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