Maurice Borgeaud (27) 1909 — 2006

Dossier : ExpressionsMagazine N°623 Mars 2007Par : Nathalie Borgeaud, sa petite-fille, Mines de Paris 82

A dix-sept ans Mau­rice Borgeaud est reçu à Nor­male Sup, trop jeune pour présen­ter l’X. Qu’à cela ne tienne, il attend une année en taupe au lycée Thiers à Mar­seille et com­mence son droit, en par­al­lèle. Il entre à l’X un an plus tard, major de sa pro­mo­tion, en 1927, puis au corps des Mines en 1929. De ses orig­ines mar­seil­lais­es, il garde la mer­veilleuse vivac­ité d’esprit des gens du Sud qui, alliée à son intel­li­gence hors du com­mun, fait étinceler son pro­pos et pétiller son regard bleu.

Pour­tant, c’est au nord de la France qu’il va doré­na­vant men­er sa vie et toute sa car­rière. Pre­mière affec­ta­tion : Lille comme ingénieur ordi­naire des Mines, respon­s­able du con­trôle des véhicules en 1934. Il y achève son doc­tor­at en droit. Puis ce sera Béthune en 1936, comme respon­s­able du con­trôle régle­men­taire des trois grandes mines du Nord. Fin 1938 il se décide à pan­tou­fler. Le prési­dent des Forges et Aciéries du Nord- Est, Alex­is Aron, lui pro­pose de rejoin­dre son entre­prise, il accepte.

Quelques mois plus tard la guerre éclate. Il est envoyé sur le front puis fait pris­on­nier et envoyé dans un Oflag à Stras­bourg. Sa cap­tiv­ité dure une année où, pour tuer le temps, les officiers pris­on­niers s’organisent pour se don­ner des cours les uns aux autres, cha­cun dans sa spé­cial­ité. Relâché en 1941, il est « mis en con­gé de cap­tiv­ité » pour repren­dre son poste aux Forges et Aciéries du Nord-Est. L’usine sert mal­heureuse­ment l’effort de guerre alle­mand. Péri­ode dif­fi­cile. Com­ment sabot­er cette pro­duc­tion dis­crète­ment ? Les pour­cent­ages de métaux spé­ci­aux d’alliage sont légère­ment mod­i­fiés de manière à en altér­er la qual­ité, dans la mesure de l’acceptable. L’usine est sous sa respon­s­abil­ité, Alex­is Aron s’est réfugié en Ital­ie et il fait de temps à autre le voy­age pour le con­sul­ter et lui remet­tre sa paie de l’entreprise.

Fin 1945, après la guerre, il faut redé­mar­rer les aciéries. Mau­rice Borgeaud négo­cie avec les « civ­il affairs » améri­cains l’autorisation d’acheminer à nou­veau de Lor­raine un pre­mier train de min­erai. Puis en 1946, c’est l’armée française qui dépêche à Berlin le jeune offici­er de réserve en lui don­nant un grade de com­man­dant à titre tem­po­raire (une semaine) pour négoci­er avec les Améri­cains et les Russ­es l’avenir de l’industrie sidérurgique alle­mande. En 1948 il con­stitue une fil­iale de taille con­séquente pour pou­voir béné­fici­er des crédits du plan Mar­shall : les Forges et Aciéries du Nord et de l’Est fusion­nent avec les Hauts-Fourneaux, Forges et Aciéries de Denain-Anzin, une nou­velle société est créée : Usi­nor. Grâce aux « dol­lars 1946 » un pre­mier train à ban­des con­tinu à chaud est instal­lé, dis­posi­tif alors incon­nu en Europe 1. L’opération donne l’avantage à Usi­nor, devant la sidérurgie lorraine.

C’est à cette époque que Jean Mon­net décide de fonder une pre­mière insti­tu­tion com­mune aux Européens. Voulant jeter les bases d’une union européenne fondée sur des réal­i­sa­tions solides, son choix se porte sur un organ­isme qui sera chargé de super­vis­er et de répar­tir la pro­duc­tion du char­bon et de l’acier, les deux piliers de l’économie d’aprèsguerre. Ce sera la CECA, annon­cée dans une déc­la­ra­tion dev­enue célèbre, le 9 mai 1950 2, par Robert Schuman.

Mau­rice Borgeaud par­ticipe à l’élaboration du traité, favor­able à ces principes d’un ordre nou­veau. On lui pro­posera même un poste au sein de cette toute jeune insti­tu­tion européenne, qu’il refusera pour rester dans l’industrie. Le traité favorise l’augmentation de la pro­duc­tion des pays mem­bres, dans le cadre d’une répar­ti­tion rationnelle des hommes et des usines ; il garan­tit un accès égal aux marchés extérieurs et la lib­erté des prix (qui ne sera guère respec­tée par les autorités français­es). Les insti­tu­tions de la CECA, la Haute Autorité présidée les pre­mières années par Jean Mon­net, l’Assemblée de la Com­mu­nauté, le Con­seil des min­istres, et la Cour de jus­tice, seront fusion­nées dans la CEE en 1965.

Mau­rice Borgeaud devient rapi­de­ment directeur général adjoint d’Usinor (1952), puis directeur général (1956). Toutes ces années, Usi­nor con­naît une belle crois­sance. En 1957, le groupe décide l’implantation d’une usine de pro­duc­tion d’acier à Dunkerque, sur le lit­toral pour dimin­uer les coûts de trans­port. Après son démar­rage (1963), la ville elle-même se fait le témoin de ce dynamisme en pas­sant très vite de 70 000 à 200 000 habi­tants. Dunkerque, Denain et Long­wy sont alors des usines inté­grées com­plètes, équipées de hauts-fourneaux, aciéries et laminoirs. Les fusions-absorp­tions se suc­cè­dent. Absorp­tion en 1960 de la Société Dunkerquoise de Sidérurgie, en 1966 fusion avec Lor­raine-Escaut et Nord- Lor­raine. Les négo­ci­a­tions sont tou­jours con­duites avec diplo­matie et un grand égard pour les dirigeants des sociétés absorbées. Le prési­dent de Lor­raine-Escaut lui léguera d’ailleurs à sa mort une stat­uette pour le remerci­er de la manière dont cette fusion avait été menée. Autres temps, autres mœurs. Des notions telles que l’intégrité, la pro­bité, ou l’intérêt général ont toutes leurs couleurs et n’ont pas encore fané.

En 1966, il est nom­mé prési­dent directeur général d’Usinor. Il le restera jusqu’en 1973, date prévue longtemps à l’avance de son départ en retraite. Prag­ma­tique, effi­cace, c’est un homme de devoir qui se réalise dans l’action et la prise de déci­sion. La crois­sance est tou­jours au ren­dez-vous (les Trente Glo­rieuses!), Usi­nor investit dans l’outil de pro­duc­tion pour sat­is­faire la demande, agrandit Dunkerque. La pro­duc­tion attein­dra en 1974, avec 40 000 employés, son niveau record, mul­ti­pliée qua­si­ment par trois en dix ans. Il bataille avec le gou­verne­ment sur le pro­jet épineux du com­plexe de Fos mais sous la pres­sion est con­traint de céder et d’autoriser l’investissement d’Usinor aux côtés de Sacilor. Austère aus­si : il garde une direc­tion générale ultra­légère, on l’entendait dire « les frais généraux ne ser­vent à rien. » René Damien, son prédécesseur à la tête d’Usinor, lui remet la Légion d’honneur (cheva­lier en 1954, offici­er en 1956) en louant ses qual­ités : « Fac­ulté d’intuition, sûreté du raison­nement, intel­li­gence, lucid­ité, vivac­ité d’esprit, calme, égal­ité d’humeur, la con­tra­dic­tion aimable, puis­sance de tra­vail, fer­meté… toutes les qual­ités d’un chef. » Il frappe par sa clarté d’esprit et pour ceux qui le con­nais­sent bien par son pro­fond opti­misme et human­isme. Mais pour cet homme qui a dirigé Usi­nor avec rigueur et exi­gence, ce qu’il con­sid­ère comme son plus bel hom­mage vien­dra non pas de ses pairs mais de la part d’un gréviste sidérur­giste qui lui fera le plus beau com­pli­ment en lui dis­ant un jour : « On va faire la révo­lu­tion, et après on vous pren­dra comme dirigeant. »

Mau­rice Borgeaud est décédé cet été 2006, entouré de sa famille atten­tive et de Janine Borgeaud, son épouse depuis presque soix­ante-quinze ans, dans la mai­son famil­iale de Bretagne.

Nathalie Borgeaud,
sa petite-fille, Mines de Paris 82

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