Marchés efficients ou marchés efficaces ?

Dossier : Après la crise : Les nouveaux défis de la théorie économiqueMagazine N°656 Juin/Juillet 2010
Par Alfred GALICHON (97)
Par Philippe TIBI (77)

REPÈRES

REPÈRES
Selon la théo­rie des mar­chés effi­cients, la meilleure pré­dic­tion qu’on puisse faire à pro­pos du prix futur d’un actif en est son prix de mar­ché pré­sent : il n’y a pas » d’op­por­tu­ni­tés d’ar­bi­trage « . Cette théo­rie est par­fois cari­ca­tu­rée par la para­bole sui­vante. Un billet de 500 dol­lars se trouve posé sur un trot­toir quand un pro­fes­seur de finance pas­sant par là avise le billet, et passe son che­min sans le ramas­ser. Un étu­diant der­rière lui s’en sai­sit et, curieux, court auprès du pro­fes­seur pour lui deman­der la rai­son pour laquelle il ne l’a pas ramas­sé. Le pro­fes­seur lui répond : » Ce mor­ceau de papier ne peut pas être un billet de 500 dol­lars. En effet, s’il l’é­tait, quel­qu’un l’au­rait déjà ramas­sé avant nous. »

Le para­digme des mar­chés effi­cients sou­lève une énigme qui demeure lar­ge­ment inex­pli­quée par la théo­rie éco­no­mique. Si les mar­chés sont effi­cients, la meilleure infor­ma­tion pos­sible sur l’ac­tion d’une entre­prise est reflé­tée par son cours de Bourse ; or si c’est le cas, pour­quoi s’informer ?

Ana­ly­ser les comptes de l’en­tre­prise ne peut être qu’un effort inutile – puisque l’in­for­ma­tion recueillie est de toute façon déjà dans les prix. Il suf­fit donc d’a­che­ter l’in­dice. Mais si tous font confiance à l’in­for­ma­tion de mar­ché, plus per­sonne ne s’in­forme, et le prix de mar­ché ne reflète plus rien. 

Le passager clandestin

C’est la situa­tion décrite en éco­no­mie sous le nom du pro­blème du pas­sa­ger clan­des­tin : cha­cun a inté­rêt à pro­fi­ter d’un bien public (ici, l’in­for­ma­tion don­née par les prix) mais de pré­fé­rence sans payer pour, ce qui fait que per­sonne ne finance le bien.

La crise défie la croyance conven­tion­nelle en une effi­cience per­ma­nente des marchés

Les seuls inves­tis­seurs qui pren­dront la peine de s’in­for­mer seront ceux qui ne croient pas à l’ef­fi­cience des mar­chés. La simple exis­tence de mul­tiples inves­tis­seurs pro­fes­sion­nels démontre qu’il n’existe pas de convic­tion uni­ver­selle sur l’ef­fi­cience per­ma­nente des mar­chés, puisque la théo­rie enseigne qu’il n’est pas pos­sible de » battre l’in­dice « . Pour autant cela ne jus­ti­fie pas la convic­tion, très par­ta­gée en France, de l’ir­ra­tio­na­li­té per­ma­nente des marchés. 

Une déconnexion entre valeur et prix

Quel lien y a‑t-il entre la ques­tion de l’ef­fi­cience des mar­chés et la crise récente ? Selon la théo­rie des mar­chés effi­cients, la valeur éco­no­mique des actifs (somme des cash-flows actua­li­sés) est par­fai­te­ment reflé­tée dans les prix ; dans le cas d’une bulle, cela signi­fie donc que la valeur éco­no­mique anti­ci­pée des actifs monte consi­dé­ra­ble­ment pour décroître brus­que­ment ensuite. Or il nous semble que rien ne jus­ti­fiait une telle varia­tion dans la valeur éco­no­mique des actifs : et si c’est le cas, c’est qu’il y a eu décon­nexion entre la valeur des actifs et leur prix : l’ef­fi­cience des mar­chés a failli.

En effet, cette crise doit être obser­vée en trois temps : d’a­bord l’é­cla­te­ment de la bulle des sub­primes et des ins­tru­ments finan­ciers déri­vés de ces contrats hypo­thé­caires (pour les­quels il n’exis­tait pas de réel mar­ché secon­daire, c’est-à-dire un lieu de confron­ta­tion d’a­che­teurs et de ven­deurs par­ta­geant une infor­ma­tion de qua­li­té sur ces titres), ensuite la dis­lo­ca­tion de l’en­semble des mar­chés de capi­taux sous l’emprise de ven­deurs ou d’emprunteurs for­cés (banques ou spe­cial pur­pose vehicles devant faire face à des obli­ga­tions de refi­nan­ce­ment) et d’a­gents ayant aug­men­té leur aver­sion au risque en rai­son de la sur­ve­nance pos­sible d’un choc systémique.

Enfin, les cours des actions ont été affec­tés par une baisse vio­lente due à une pers­pec­tive de réces­sion bru­tale, voire de dépres­sion, condui­sant natu­rel­le­ment à dépré­cier les ren­de­ments atten­dus, et donc la valeur de ces titres.

De ces trois phases les deux pre­mières au moins défient la théo­rie d’ef­fi­cience des mar­chés avec une décon­nexion entre la valeur et le prix, et en consé­quence un des fon­de­ments de la finance moderne paraît obli­té­ré par la crise. Que cela nous plaise ou non, la crise nous place donc face à une inef­fi­cience de mar­ché à grande échelle, un pro­blème majeur dans la coor­di­na­tion des agents économiques.

Compte tenu de la place pré­do­mi­nante du mar­ché dans nos socié­tés, cette crise repose donc la ques­tion des ver­tus du capi­ta­lisme » tout mar­ché » face à ses alter­na­tives, dans un débat qui est autant poli­tique qu’économique.

Le capi­ta­lisme continental
Dans un essai paru en 1991, Michel Albert oppo­sait « capi­ta­lisme contre capitalisme « .
D’un côté le capi­ta­lisme de type anglo-saxon, pour lequel l’ef­fi­cience du mar­ché, pivot du finan­ce­ment de l’é­co­no­mie, est primordiale.
De l’autre, le capi­ta­lisme « rhé­nan » ou « conti­nen­tal » mais qu’on retrouve aus­si au Japon, sys­tème fai­sant une plus large place aux négo­cia­tions caté­go­rielles dans le par­tage de la valeur, et dans lequel l’ef­fi­cience des mar­chés doit se mesu­rer à un cer­tain nombre d’autres consi­dé­ra­tions de redis­tri­bu­tion, de régu­la­tion, d’in­dé­pen­dance natio­nale, etc.
Cette dis­tinc­tion montre que le capi­ta­lisme se décline au plu­riel. Elle per­met de com­prendre les choix col­lec­tifs qui ont été faits. Aux États- Unis et au Royaume-Uni, les infra­struc­tures (lois, normes comp­tables, tech­no­lo­gies) per­mettent un mar­ché le plus effi­cient pos­sible, tout en lais­sant celui-ci équi­li­brer, par­fois bru­ta­le­ment, les trans­ferts dans un grand nombre de domaines (mar­ché du tra­vail, assu­rance chô­mage, san­té, retraites). Dans les pays de capi­ta­lisme rhé­nan, dont les infra­struc­tures prennent plus en compte la pon­dé­ra­tion des inté­rêts caté­go­riels et moins l’ef­fi­cience des mar­chés, des struc­tures de négo­cia­tion de par­tage de la valeur sont en place pour la plu­part de ces domaines et se sub­sti­tuent par­tiel­le­ment ou tota­le­ment au mar­ché. Il en va ain­si du sys­tème de coges­tion en Alle­magne, ou en France la ges­tion pari­taire, les négo­cia­tions de branche, etc.

Le retour du capitalisme continental

Au début des années 2000, il était ten­tant de conclure au triomphe total du capi­ta­lisme anglo-saxon, fon­dé sur l’ef­fi­cience du mar­ché. Depuis le milieu des années 1990, les mar­chés avaient pro­fi­té d’une période d’eu­pho­rie sans pré­cé­dent com­bi­nant crois­sance et basse vola­ti­li­té (à peine mise entre paren­thèses par la bulle Inter­net), période que les éco­no­mistes ont bap­ti­sée la » Grande Modération « .

Aux États-Unis et au Royaume- Uni les infra­struc­tures (lois, normes comp­tables, tech­no­lo­gies) sont alors opti­mi­sées pour per­mettre un mar­ché le plus effi­cient pos­sible, tout en lais­sant celui-ci équi­li­brer, par­fois bru­ta­le­ment, les trans­ferts dans un grand nombre de domaines (mar­ché du tra­vail, assu­rance chô­mage, san­té, retraites…). Et avec l’ar­ri­vée au pou­voir d’une nou­velle gauche conver­tie au mar­ché repré­sen­tée par Tony Blair et Bill Clin­ton, ces pays semblent béné­fi­cier d’une cohé­sion sociale sans précédent.

À l’op­po­sé, le modèle d’Eu­rope conti­nen­tale paraît au même moment vaciller, et cher­cher à imi­ter le modèle anglo-saxon. En Alle­magne, beau­coup annoncent alors la fin du sys­tème de coges­tion. La Deutsche Bank, arché­type de la banque com­mer­ciale à l’al­le­mande, se mue en une véri­table banque d’in­ves­tis­se­ment anglo-saxonne depuis l’ac­qui­si­tion de Mor­gan Gren­fell en 1995. En France, la réorien­ta­tion vers les acti­vi­tés de mar­ché enga­gée par les plus grandes banques illustre éga­le­ment cette ten­dance. Mais, depuis la crise de 2007, l’Eu­rope conti­nen­tale semble retrou­ver des ver­tus oubliées à son modèle de capitalisme.

Le dis­cours poli­tique prône les sta­bi­li­sa­teurs auto­ma­tiques et les inter­ven­tions gouvernementales

Un ren­for­ce­ment des règles de capi­ta­li­sa­tion des banques est pré­vu par le dis­po­si­tif Bâle III, en vue notam­ment de » péna­li­ser » les acti­vi­tés de mar­ché. Après s’être enga­gées dans la course au Return on equi­ty, nombre de banques se recentrent vers leurs acti­vi­tés de banques com­mer­ciales, alors que la contri­bu­tion de l’ac­ti­vi­té de banques d’in­ves­tis­se­ment avait pu contri­buer jus­qu’à la moi­tié de leurs résul­tats. Le dis­cours poli­tique appré­cie de nou­veau le capi­ta­lisme conti­nen­tal, avec ses sta­bi­li­sa­teurs auto­ma­tiques et ses inter­ven­tions gou­ver­ne­men­tales, notam­ment dans le domaine de la poli­tique industrielle.

La confron­ta­tion des deux sys­tèmes reste donc posée, à l’heure où, non seule­ment la crise, mais un cer­tain nombre de muta­tions démo­gra­phiques et tech­niques vont contraindre nos socié­tés à des choix col­lec­tifs impor­tants. Nous pen­sons que les mar­chés ne sont certes pas effi­cients en toute occa­sion car ils n’é­vitent pas les bulles et les krachs, mais qu’en objec­ti­vant et en élar­gis­sant le pro­ces­sus de négo­cia­tions par­fois biai­sées car domi­nées par cer­taines par­ties pre­nantes, ils demeurent effi­caces

Financer l’économie

Recen­trons-nous donc sur une ques­tion pra­tique : durant la crise, les mar­chés ont-ils rem­pli leurs fonc­tions essen­tielles, c’est-à-dire finan­cer l’é­co­no­mie et assu­rer l’é­pargne des inves­tis­seurs finals, c’est-à-dire les ménages ?

La réponse à la pre­mière ques­tion est évi­dente : les mar­chés de finan­ce­ment des entre­prises ont fonc­tion­né cor­rec­te­ment pen­dant la crise. Ceux-ci ont en effet finan­cé les grandes entre­prises (avec un dou­ble­ment des émis­sions de titres en France en 2009 par rap­port à 2008) alors que le sys­tème ban­caire éprou­vait la dif­fi­cul­té de devoir simul­ta­né­ment hono­rer ses enga­ge­ments pas­sés à leur égard et régler ses pro­blèmes de fonds propres, par­fois au prix de natio­na­li­sa­tions partielles. 

Assurer l’épargne

La ques­tion de l’é­pargne est plus dif­fi­cile à ana­ly­ser. Afin de fixer les idées, nous nous appuie­rons sur l’exemple de la ques­tion des retraites. Les futurs retrai­tés des pays de capi­ta­lisme anglo-saxon ont par­ti­cu­liè­re­ment souf­fert de la crise finan­cière, per­dant à peu près un cin­quième de leur pou­voir d’achat.

En regard, les coti­sants dans les pays dotés d’un sys­tème de retraites par répar­ti­tion ont à pre­mière vue moins souf­fert de la crise finan­cière, notam­ment grâce à l’in­ter­ven­tion de l’É­tat. Leurs pen­sions futures ne sont pas mena­cées par une baisse auto­ma­tique de la valeur d’ac­tif de l’é­pargne qui aurait été leur sort dans un sys­tème par capi­ta­li­sa­tion. Le sys­tème hors mar­ché, avec ses sta­bi­li­sa­teurs auto­ma­tiques et ses méca­nismes de soli­da­ri­tés, semble avoir joué un rôle positif.

Pour­tant, à y regar­der de plus près, il n’est pas du tout évident que tous les coti­sants de ces pays aient lieu de se réjouir. En effet leur avoir réel a été impac­té par la crise finan­cière, par la baisse des recettes fis­cales et l’en­det­te­ment public accru.

Faut-il alors allouer les res­sources par la négo­cia­tion ou par le mar­ché ? En matière de retraites, la situa­tion démo­gra­phique en Europe impose la recherche de solu­tions opé­ra­tion­nelles pour révi­ser cer­taines règles du par­tage de la valeur entre actifs et retrai­tés, entre sec­teur public et sec­teur pri­vé, etc. Dans une socié­té où les inté­rêts caté­go­riels sont clai­re­ment défi­nis et repré­sen­tés, on peut arguer que le pro­ces­sus de négo­cia­tion crée en lui-même du consen­sus et qu’il ren­force l’ac­cep­ta­bi­li­té de la solu­tion retenue.

Mais lorsque les inté­rêts en pré­sence sont incom­plè­te­ment repré­sen­tés, de sur­croît par des agents rétifs à la culture du com­pro­mis, le pro­ces­sus de négo­cia­tion peut faire l’ob­jet de fric­tions coû­teuses. L’exemple de la Grèce montre que le suc­cès de la négo­cia­tion ne va pas de soi, dans un cadre euro­péen rigide et sous l’emprise de la réces­sion, car les adju­vants habi­tuels (crois­sance, infla­tion, déva­lua­tion et autres illu­sions chères à Robert Schil­ler) ne sont pas disponibles. 

Une réponse objective

À l’in­verse, le mar­ché donne une réponse objec­tive à ces ques­tions, évi­tant ain­si des fric­tions coû­teuses dans le pro­ces­sus de négo­cia­tion. Il est donc effi­cace au sens où il assure une règle de par­tage de la valeur accep­tée de tous, ou s’im­po­sant à tous.

Les muta­tions démo­gra­phiques vont nous contraindre à des choix col­lec­tifs importants

Il fait l’é­co­no­mie d’un pro­ces­sus de négo­cia­tion, même s’il n’est pas effi­cient au sens où il n’é­vite pas tou­jours les erre­ments spo­ra­diques des prix.

Le résul­tat obte­nu devra en tout état de cause être intel­li­gible et expli­cable. Faute de quoi il se heur­te­ra éga­le­ment au refus des popu­la­tions, d’au­tant plus que l’ar­gu­ment du mar­ché démo­cra­tique (car confron­tant de mul­tiples opi­nions, par oppo­si­tion au consen­sus éta­bli par une oli­gar­chie mieux » sachante ») devra jus­ti­fier l’in­ter­ven­tion de » forces étran­gères » (les inves­tis­seurs non rési­dents) dans la for­ma­tion de l’é­qui­libre final.

La qua­li­té de la solu­tion rete­nue en France, mar­ché ou concer­ta­tion entre par­te­naires sociaux sous l’é­gide de l’É­tat, dépen­dra donc des capa­ci­tés de notre pays à mettre en place un pro­ces­sus de négo­cia­tion sociale res­pon­sable. Faute de quoi le mar­ché, même sans être effi­cient, res­te­ra une alter­na­tive efficace.

Commentaire

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Ida­lee Idaleerépondre
28 avril 2011 à 10 h 23 min

Tou­ch­down ! That’s a ralel
Tou­ch­down ! That’s a rale­ly cool way of put­ting it !

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