La théorie économique à l’épreuve de la crise financière

Dossier : Après la crise : Les nouveaux défis de la théorie économiqueMagazine N°656 Juin/Juillet 2010
Par Guillaume PLANTIN (92)

REPÈRES

REPÈRES
L’é­conomie ban­caire, ou plus générale­ment l’é­conomie de l’in­ter­mé­di­a­tion, est la branche de l’é­conomie qui étudie les insti­tu­tions néces­saires au bon fonc­tion­nement des marchés financiers. L’é­conomie moné­taire étudie l’in­flu­ence de la mon­naie sur l’é­conomie d’un pays ou d’un ensem­ble de pays. Quant à la finance de marché, elle est essen­tielle­ment l’ap­pli­ca­tion du cadre microé­conomique néo­clas­sique à la val­ori­sa­tion des act­ifs financiers.

Les chocs économiques et financiers engen­drent sou­vent — mais pas sys­té­ma­tique­ment — une remise en ques­tion pro­fonde des théories économiques dom­i­nantes. Les théories dom­i­nantes sont celles sur lesquelles les gou­verne­ments et les entre­pris­es fondent leurs analy­ses et déci­sions économiques. Ils sont sou­vent bien davan­tage influ­encés par la théorie économique qu’ils ne le réalisent ou ne l’admettent. 

L’épreuve des faits

Une sit­u­a­tion enviable
Cette mod­éra­tion des chercheurs est-elle jus­ti­fiée ? Reflète-t-elle au con­traire l’in­ca­pac­ité à se remet­tre en ques­tion d’une com­mu­nauté sci­en­tifique qui béné­fi­cie d’une sit­u­a­tion envi­able, grisée par son influ­ence sig­ni­fica­tive sur la con­duite des affaires, en par­ti­c­uli­er dans le monde anglo-saxon ?

Comme l’a écrit Keynes : “Les hommes d’ac­tion qui se croient par­faite­ment affran­chis des influ­ences doc­tri­nales sont d’or­di­naire les esclaves de quelque écon­o­miste passé. ” Au cours des années soix­ante-dix par exem­ple, plusieurs des grands principes en vigueur à l’époque n’ont pas résisté à l’épreuve des faits.

La matière pre­mière de la finance est l’information

Le mélange de stag­na­tion et d’in­fla­tion qui car­ac­téri­sait alors de nom­breuses économies occi­den­tales a con­duit à remet­tre en ques­tion le keynésian­isme. Plusieurs des cadres théoriques qui struc­turent aujour­d’hui forte­ment l’or­gan­i­sa­tion de nos économies se sont ain­si imposés durant cette période.

Une recherche fondamentale en économie

La récente crise mon­di­ale, ban­caire puis économique, a don­né lieu à une forte remise en ques­tion de ces cadres théoriques dans la presse général­iste. Pour la pre­mière fois depuis plusieurs décen­nies, des organes de presse tels que The Econ­o­mist ou The Finan­cial Times ont con­sacré de nom­breuses pages à des débats méthodologiques sur la recherche fon­da­men­tale en économie. Ces débats ont mis en lumière des points de vue rad­i­caux, allant jusqu’à invo­quer la néces­sité d’une refon­da­tion com­plète de la discipline.

La grande majorité de la com­mu­nauté sci­en­tifique ne prend pas au sérieux ces cri­tiques les plus rad­i­cales. Un grand nom­bre d’é­con­o­mistes recon­nais­sent toute­fois que la crise a mis en évi­dence la néces­sité de repouss­er rapi­de­ment les lim­ites des théories actuelle­ment en appli­ca­tion en matière de régu­la­tion finan­cière et de poli­tique monétaire.

Après une expéri­ence de régu­la­teur pru­den­tiel en France, j’ai mené des recherch­es sur la sta­bil­ité finan­cière dans les départe­ments de finance de l’u­ni­ver­sité Carnegie Mel­lon, berceau de la nou­velle macroé­conomie dans les années soix­ante-dix, puis à la Lon­don Busi­ness School où je suis arrivé lors de l’a­pogée de la City, qui attribuait alors sa supéri­or­ité sur Wall Street à son choix d’un mod­èle de régu­la­tion light touch.

À la lumière de cette expéri­ence, il me sem­ble prob­a­ble que la crise aura un impact pro­fond sur les théories ban­caire et moné­taire. Je crains cepen­dant que la finance de marché ne soit pas en mesure d’ef­fectuer un aggior­na­men­to pour­tant souhaitable.

Asymétrie de l’information
Prenons l’ex­em­ple de la titri­sa­tion. La banque à l’o­rig­ine des créances titrisées dis­pose d’in­for­ma­tions priv­ilégiées par rap­port aux autres par­ties prenantes à la trans­ac­tion. La banque est en effet la seule par­tie en con­tact direct avec les emprun­teurs. Elle est donc seule à même de con­trôler leur qual­ité moyenne ex ante et de gér­er effi­cace­ment les inci­dents de paiement ex post. Donc, si les ban­ques vendent pure­ment et sim­ple­ment la qua­si-inté­gral­ité de leurs prêts aux emprun­teurs à risque immé­di­ate­ment après les avoir accordés, on peut s’at­ten­dre à ce qu’elles per­dent toute inci­ta­tion à pro­duire des prêts de qual­ité acceptable.
Antic­i­pant cela, les investis­seurs deman­dent des primes de risque plus impor­tantes, ce qui con­duit les ban­ques à ne pas titris­er la meilleure par­tie de leurs porte­feuilles. Cela dégrade la qual­ité moyenne des créances titrisées, ce qui con­tribue à accroître encore les primes de risque. Ce cer­cle vicieux entre les croy­ances des acheteurs et les déci­sions des vendeurs con­duit à la “prophétie autoréal­isatrice” d’un effon­drement du marché de la titri­sa­tion.

Économie bancaire : quantifier pour convaincre

Des phénomènes prévisibles
Les phénomènes de fric­tion infor­ma­tion­nelle sont bien con­nus des écon­o­mistes de l’in­ter­mé­di­a­tion. Les meilleurs écon­o­mistes de la banque, tels Dou­glas Dia­mond à Chica­go ou Jean-Charles Rochet à Toulouse, d’or­di­naire peu dis­erts dans la presse général­iste, n’ont eu qu’à dérouler des analy­ses rel­a­tive­ment clas­siques dans le monde académique pour expli­quer les phénomènes observés en 2007- 2008 au grand pub­lic. Rien de nou­veau sous le soleil !

Dans les mod­èles économiques élé­men­taires, les agents échangent des promess­es de con­som­ma­tion future (des act­ifs financiers) con­tre des biens de con­som­ma­tion courants aus­si facile­ment que le boulanger et le saveti­er d’Adam Smith échangent leurs produits.

En réal­ité, les marchés financiers sophis­tiqués et liq­uides (la plu­part du temps!) des économies dévelop­pées reposent sur une infra­struc­ture lourde et com­plexe de normes juridiques et compt­a­bles, de con­trats et d’institutions.

En par­ti­c­uli­er, les insti­tu­tions finan­cières telles que les ban­ques ou les com­pag­nies d’as­sur­ances pren­nent des risques impor­tants compte tenu des dif­férences entre les promess­es qu’elles don­nent et celles qu’elles reçoivent. Par exem­ple, les ban­ques acceptent des promess­es illiq­uides (des rem­bourse­ments de prêts) mais émet­tent des promess­es liq­uides (des dépôts à vue). Pourquoi une infra­struc­ture finan­cière aus­si lourde et frag­ile est-elle néces­saire pour per­me­t­tre aux agents d’échang­er de la con­som­ma­tion future con­tre de la con­som­ma­tion courante ?

La cupid­ité exces­sive et l’op­por­tunisme poli­tique ont indé­ni­able­ment joué un rôle

Les écon­o­mistes de l’in­ter­mé­di­a­tion s’ac­cor­dent sur l’hy­pothèse que cette infra­struc­ture per­met de remédi­er à des imper­fec­tions de marché qui seraient plus coû­teuses encore si elles n’é­taient pas traitées. La matière pre­mière de la finance est l’in­for­ma­tion. L’im­per­fec­tion qui pré­vaut prin­ci­pale­ment dans les marchés financiers est, selon cette théorie, la répar­ti­tion iné­gale de l’in­for­ma­tion entre les agents. Les fric­tions infor­ma­tion­nelles four­nissent un cadre d’analyse puis­sant de la plu­part des aspects de la crise, notam­ment des prob­lèmes de coor­di­na­tion tels que la course au guichet sur North­ern Rock, ou les spi­rales au cours desquelles la baisse des prix des act­ifs rend leur finance­ment plus dif­fi­cile, ce qui con­duit à des baiss­es ultérieures plus importantes.

Des modèles trop abstraits

Dévelop­per une néces­saire quantification
Les écon­o­mistes de l’in­ter­mé­di­a­tion com­pren­nent très bien ce qui peut se pass­er si le sys­tème financier ignore, comme il l’a fait avant la crise, les ques­tions d’in­for­ma­tion impar­faite et d’inci­ta­tion. Mais pour l’in­stant ils n’ont pas su dévelop­per des approches qui per­me­t­tent de quan­ti­fi­er la fréquence et la grav­ité de ces prob­lèmes poten­tiels : d’où le peu d’é­cho don­né à leurs travaux.

Comme les assureurs utilisent des sys­tèmes de fran­chise pour dis­ci­plin­er leurs assurés et les inciter à révéler leur infor­ma­tion, le sys­tème financier dans son ensem­ble doit met­tre en oeu­vre des mécan­ismes d’inci­ta­tion opti­maux pour réduire l’im­pact de l’in­for­ma­tion asymétrique. L’é­conomie de l’in­ter­mé­di­a­tion éla­bore de tels mécanismes.

Cette ges­tion asymétrique crée des inci­ta­tions per­vers­es pour le secteur financier

Dès lors, pourquoi cette théorie bien établie a‑t-elle eu aus­si peu d’im­pact avant la crise ? Pourquoi n’at- elle pas été util­isée comme cadre de référence par les régu­la­teurs et l’in­dus­trie pour lim­iter les excès sur le marché du crédit ? La cupid­ité exces­sive et l’op­por­tunisme poli­tique des uns ou des autres ont indé­ni­able­ment joué un rôle.

Je crois néan­moins qu’il y a égale­ment des raisons pro­fondes, liées à la nature même de la théorie, et aux­quelles les écon­o­mistes de l’in­ter­mé­di­a­tion peu­vent et doivent remédi­er à moyen terme. Parce qu’elle utilise des out­ils microé­conomiques rel­a­tive­ment com­plex­es de théorie des jeux et de théorie des con­trats, l’é­conomie ban­caire s’est dévelop­pée autour de mod­èles trop abstraits pour qu’il soit pos­si­ble de quan­ti­fi­er leurs pré­dic­tions. C’est la rai­son pour laque­lle la théorie de l’in­ter­mé­di­a­tion n’a qu’un impact en pra­tique lim­ité sur les choix en matière de régu­la­tion financière.

Con­ver­gences monétaires
La con­duite de la poli­tique moné­taire dif­fère encore large­ment d’une Banque cen­trale à l’autre, et le débat sur les poli­tiques opti­males reste ouvert et vif. Il est toute­fois large­ment admis que l’énon­cé d’ob­jec­tifs clairs en matière d’in­fla­tion par une Banque cen­trale indépen­dante a été un fac­teur de sta­bil­i­sa­tion macroé­conomique important.

En somme, l’é­conomie ban­caire per­met de faire des autop­sies intéres­santes, mais ne joue guère de rôle pro­phy­lac­tique sous sa forme actuelle trop qual­i­ta­tive. Dévelop­per des approches quan­ti­ta­tive­ment plus con­va­in­cantes en théorie de l’in­ter­mé­di­a­tion est un défi de théorie économique impor­tant et dif­fi­cile. Il paraît toute­fois réal­is­able à moyen terme, d’au­tant plus que la crise a sans doute con­va­in­cu davan­tage de prati­ciens du rôle cru­cial en finance des prob­lèmes d’inci­ta­tion et d’asymétrie d’information

Une avancée indé­ni­able de la macroé­conomie depuis les années soix­ante-dix, tant sur le plan de la recherche qu’en matière de poli­tique économique, est la mise en oeu­vre de poli­tiques moné­taires qui garan­tis­sent une plus grande sta­bil­ité macroé­conomique et per­me­t­tent un meilleur lis­sage du cycle économique.

Économie monétaire : la stabilité en question

Depuis la baisse soudaine des taux d’in­térêt en 1998 par Alan Greenspan (pour prévenir une crise de liq­uid­ité majeure suite aux dif­fi­cultés du hedge fund LTCM) jusqu’à la général­i­sa­tion actuelle de poli­tiques moné­taires dites non con­ven­tion­nelles, ce sat­is­fecit accordé à l’é­conomie moné­taire en ter­mes de sta­bil­i­sa­tion économique s’ac­com­pa­gne toute­fois de cri­tiques de plus en plus sévères quant à son rôle dans l’ac­croisse­ment de l’in­sta­bil­ité financière.

Une vision asymétrique

Éviter la con­trac­tion du crédit
Ben Bernanke, avant d’être prési­dent de la Réserve fédérale, a été l’un des meilleurs ana­lystes des phénomènes d’am­pli­fi­ca­tions des chocs économiques par le biais de la con­trac­tion du crédit. Ses travaux sur la crise de 1929 ont notam­ment con­clu que l’ab­sence d’as­sou­plisse­ment de la poli­tique moné­taire a joué un rôle majeur dans l’am­pleur et la durée de la crise. Vers la fin des années 1990, alors qu’il était encore écon­o­miste à Prince­ton, Bernanke a égale­ment cosigné plusieurs arti­cles académiques ten­tant d’établir l’ef­fet glob­ale­ment négatif d’une poli­tique moné­taire qui s’emploierait à con­tenir les bulles par des hauss­es de taux d’intérêt.

Alan Greenspan a dévelop­pé une vision très asymétrique de la stratégie opti­male d’une Banque cen­trale face à de larges fluc­tu­a­tions des prix d’ac­t­ifs. D’une part, il estime dan­gereux d’es­say­er de prévenir la for­ma­tion de bulles avec l’in­stru­ment du taux d’in­térêt, car même si c’é­tait souhaitable en théorie, il serait de toute façon trop dif­fi­cile d’i­den­ti­fi­er les bulles suff­isam­ment tôt en pratique.

D’autre part, lorsque les valeurs d’ac­t­ifs et la liq­uid­ité chutent bru­tale­ment, il y a lieu de baiss­er agres­sive­ment les taux d’in­térêt pour com­bat­tre l’im­pact réces­sif d’une con­trac­tion exces­sive du crédit.

De nom­breuses voix, ini­tiale­ment extérieures au monde de la recherche, et plus récem­ment égale­ment en son sein, soulig­nent main­tenant que cette ges­tion asymétrique de l’in­sta­bil­ité finan­cière par la Banque cen­trale crée des inci­ta­tions per­vers­es pour le secteur financier.

Elle incite effec­tive­ment les opéra­teurs à se coor­don­ner pour pren­dre des posi­tions très risquées et forte­ment cor­rélées. Celles-ci appor­tent de larges prof­its lorsqu’elles ont des résul­tats posi­tifs. Elles offrent des con­di­tions de refi­nance­ment arti­fi­cielle­ment avan­tageuses lorsqu’elles génèrent des pertes. 

Une modélisation difficile, raisonnable et consensuelle

Le développe­ment d’un cadre théorique per­me­t­tant de traiter cette ques­tion me paraît être une évo­lu­tion néces­saire de l’é­conomie moné­taire mise en lumière par la crise.

La finance de marché se trou­ve dans une impasse conceptuelle

Il y a lieu de pro­pos­er des objec­tifs de sta­bil­ité finan­cière et de les coor­don­ner avec les objec­tifs macroé­conomiques. Il y a égale­ment lieu de définir les modal­ités de leur mise en oeu­vre. C’est une tâche théorique dif­fi­cile car les mod­èles de macroé­conomie moné­taire les plus large­ment appliqués utilisent une représen­ta­tion très idéal­isée des marchés financiers. Nous sommes donc assez loin d’être en mesure d’in­tro­duire une mod­éli­sa­tion raisonnable et con­sen­suelle de l’in­sta­bil­ité des marchés financiers dans les mod­èles moné­taires. Il me paraît mal­heureuse­ment illu­soire d’e­spér­er la for­mu­la­tion prochaine d’un tel mod­èle par les spé­cial­istes de la finance de marché.

Finance de marché : une poussée d’aversion au risque

Val­ori­sa­tion des act­ifs financiers
La finance de marché est essen­tielle­ment l’ap­pli­ca­tion du cadre microé­conomique néo­clas­sique à la val­ori­sa­tion des act­ifs financiers, c’est-à-dire à la déter­mi­na­tion du prix en ter­mes de con­som­ma­tion courante de promess­es incer­taines de con­som­ma­tion future. L’hy­pothèse fon­da­men­tale de cette approche est que pour chaque act­if il existe un prix de marché qui reflète toute l’in­for­ma­tion publique per­ti­nente, et auquel il est pos­si­ble d’échang­er sans fric­tions des quan­tités arbi­traire­ment larges.

La finance de marché se trou­ve dans une sit­u­a­tion exacte­ment symétrique de celle de l’é­conomie de l’in­ter­mé­di­a­tion. Son influ­ence sur la marche des affaires a été plus impor­tante que celle de toute autre branche de l’é­conomie au cours des vingt dernières années. Les con­cepts qu’elle a dévelop­pés sont aujour­d’hui la lin­gua fran­ca dans laque­lle les ges­tion­naires d’ac­t­ifs expri­ment leurs straté­gies d’investissement.

Toute­fois, la crise a révélé, si besoin était, que la finance de marché se trou­ve aujour­d’hui dans une impasse con­ceptuelle dans laque­lle je crains qu’elle ne reste longtemps. La finance de marché repose sur l’hy­pothèse dite d’ef­fi­cience des marchés : le prix de marché tient compte de l’in­for­ma­tion publique.

Dans ce cadre, ce sont seule­ment les préférences des investis­seurs, c’est-à-dire leur atti­tude générale vis-à-vis du risque et de l’in­cer­ti­tude, qui déter­mi­nent les ren­de­ments des act­ifs. Par hypothèse, il ne peut y avoir d’in­sta­bil­ité finan­cière. Si le prix d’un act­if fluctue large­ment alors qu’il n’y a aucune infor­ma­tion nou­velle sur les cash-flows futurs aux­quels il donne droit, c’est sim­ple­ment parce que les préférences des agents et leur appétit pour le risque fluctuent large­ment au cours du temps. L’in­sta­bil­ité finan­cière reflète sim­ple­ment le fait que nous con­fions notre épargne à de grands cyclothymiques. 

Marché efficient et marché réel

Mais, sans doute vic­time de son suc­cès, la finance néo­clas­sique a joué à mon avis un rôle néfaste dans le développe­ment de la crise, dû à une inter­pré­ta­tion abu­sive de la notion de marché efficient.

Il est tou­jours ten­tant de pré­ten­dre que ce que l’on com­prend mal n’ex­iste pas

La notion de marché effi­cient est, à l’o­rig­ine, un sim­ple choix de mod­éli­sa­tion. Il s’ag­it d’une approx­i­ma­tion qui per­met de sim­pli­fi­er grande­ment les ques­tions de val­ori­sa­tion d’ac­t­ifs et de dévelop­per des mod­èles que les prati­ciens peu­vent met­tre en oeu­vre aisé­ment. Un glisse­ment spec­tac­u­laire s’est opéré, qui con­fère à la notion de marché effi­cient non plus le statut d’hy­pothèse de tra­vail, mais celui de loi fon­da­men­tale et uni­verselle de la finance aux yeux de nom­breux prati­ciens et pro­fesseurs de busi­ness schools.

Il est vrai qu’une large lit­téra­ture empirique a établi qu’un investis­seur qui ne dis­pose que de l’in­for­ma­tion acces­si­ble au pub­lic n’a guère de chances de trou­ver des straté­gies d’in­vestisse­ment lui per­me­t­tant de ” bat­tre le marché”.

Out­re le lob­by­ing d’une par­tie de l’in­dus­trie finan­cière, deux fac­teurs liés à l’é­tat de la sci­ence favorisent à mon avis cette dérive de la notion de marché effi­cient. D’abord, nous ne dis­posons pas d’un mod­èle théorique sim­ple et con­sen­suel de dynamiques spécu­la­tives au cours desquelles des péri­odes de juste prix suc­cè­dent à des phénomènes de bulles et krachs.

Il est tou­jours ten­tant de pré­ten­dre que ce que l’on com­prend mal n’ex­iste pas. Ensuite, il n’est pas pos­si­ble de tester l’ex­is­tence de bulles puisque le résul­tat d’un tel test a tou­jours deux inter­pré­ta­tions : soit il y a une bulle, soit le mod­èle ” sans bulles ” sous-jacent est incorrect.

Des mod­èles sim­ples et très utilisés
L’in­flu­ence pro­fonde de la finance de marché sur l’in­dus­trie finan­cière provient de sa capac­ité admirable à fournir des mod­èles rel­a­tive­ment sim­ples qui ont de bonnes per­for­mances quan­ti­ta­tives en moyenne. Des manuels de finance de MBA aux straté­gies des hedge funds, l’in­dus­trie entière est irriguée par la finance néo­clas­sique. Les apports de cette théorie à la finance et à la société ont été tout à fait con­sid­érables. La crise récente ne doit pas con­duire ni à les min­imiser ni à les renier.
Exclure les écarts
Les écarts de prix entre deux act­ifs sim­i­laires sont en général faibles dans des marchés financiers com­péti­tifs, et ne per­me­t­tent pas d’en­granger de prof­its impor­tants sans un endet­te­ment et donc une prise de risque impor­tants. Une large par­tie de la com­mu­nauté finan­cière a une inter­pré­ta­tion abu­sive de ces résul­tats d’ab­sence d’ar­bi­trage. Elle sem­ble exclure la pos­si­bil­ité que la valeur absolue de class­es entières d’ac­t­ifs puisse s’é­carter sig­ni­fica­tive­ment de toute valeur fondamentale.

Des préférences qui ne sont pas observables

En d’autres ter­mes, il est tou­jours pos­si­ble de faire des hypothès­es sur les préférences des investis­seurs qui jus­ti­fient n’im­porte quel niveau de val­ori­sa­tion puisque ces préférences ne sont pas observ­ables : les hypothès­es sur les préférences sont dif­fi­cile­ment testables.

J’ai mal­heureuse­ment le sen­ti­ment que la majorité des lead­ers sci­en­tifiques de la finance de marché vont s’arc-bouter sur cette ver­sion extrémiste et stérile de la notion de marché effi­cient pen­dant encore longtemps. 

Descendre de sa tour d’ivoire

La crise a mis en lumière les lim­ites actuelles de deux branch­es de l’é­conomie, la finance de marché et la macroé­conomie moné­taire, qui ont con­nu des avancées et une influ­ence sans com­mune mesure lors des trente dernières années.

La crise mon­tre surtout que l’é­conomie de l’in­for­ma­tion appliquée à la finance doit descen­dre de sa tour d’ivoire et exercer une influ­ence gran­dis­sante, tant théorique que pra­tique, sur l’é­conomie moné­taire et financière.

La Toulouse School of Eco­nom­ics, leader mon­di­al en économie de l’in­for­ma­tion, jouera, je l’e­spère, un rôle déter­mi­nant dans ces évolutions !

BIBLIOGRAPHIE
Emmanuel Farhi (Har­vard) et Jean Tirole (Toulouse) offrent un mod­èle sim­ple et clair des inci­ta­tions à la prise de risque exces­sive dans Col­lec­tive Moral Haz­ard, Matu­ri­ty Mis­match, and Sys­temic Bailouts.

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